La marche indienne vers l’indigénisation

  Le maître-mot pour la base industrielle et technologique de défense (BITD) en Inde est la quête de l’autosuffisance, ou pour reprendre l’expression consacrée depuis 2020 « Atmanirbhar Bharat Abhiyan » (« La campagne pour une Inde autosuffisante », en hindi). L’objectif est de réduire les importations au bénéfice de la production nationale appelée à devenir plus performante, voire exportatrice, en impliquant les industriels, publics et privés, les startups, les organismes de R&D et les utilisateurs. Le gouvernement a récemment évalué le succès de sa démarche par le fait que la production nationale dans le secteur de la défense a dépassé en 2022-23 les 1000 milliards de roupies (quelques 12 milliards d’euros), résultat attribué, outre à une politique d’achat devant la favoriser, aux réformes entreprises. Il y eut la « corporatisation » en 2021 des 41 arsenaux transformés en sept nouvelles entreprises de défense du secteur public (DPSU selon l’acronyme en anglais), à côté des neuf déjà inexistantes, et le développement du secteur privé de l’armement à travers l’augmentation du nombre de licences industrielles accordées. Mais si les importations indiennes d’armement ont, selon les données du SIPRI, baissé de 11% entre 2013-17 et 2018-22, la dépendance envers l’étranger pour les équipements militaires est encore suffisamment présente pour ne pas affecter les capacités opérationnelles en cas de crise internationale.

Une politique de substitution aux importations

Si, au fil des ans, l'Inde a maîtrisé la production sous licence de modèles étrangers, l’étape suivante pour être autonome doit être la capacité à concevoir des plateformes et des systèmes modernes et d'en détenir les droits de propriété intellectuelle. Lors de la présentation du budget de la défense en début d’année 2023, il fut annoncé que 75% des dépenses consacrées à l’achat d’armement seront réservées à la production nationale. Ainsi, en mars 2023, le ministère de la Défense, afin de donner corps au « Make in India »L'initiative du « Make in India », qui concerne tout le secteur industriel, est lancée en septembre 2014 par Narendra Modi, peu après son accession au poste de Premier ministre., signa des contrats incluant l’acquisition d’avions d'entraînement, de bâtiments de surface, de différents types de missiles, d’un satellite pour l'armée afin d’améliorer ses capacités de guerre réseau-centrée, de radars, de systèmes de défense aérienne, etc. Le même mois, le Defence Acquisition Council (DAC), le principal organe en charge de l’acquisition d’équipements de

défense, délivra un « accord de nécessité » (Acceptance of Necessity), première étape vers la passation de marchés, pour 225 missiles BrahMos, des systèmes de guerre électronique Shakti, 60 hélicoptères utilitaires à destination de la Marine, environ 300 systèmes avancés de canons d'artillerie tractés (ATAGS) pour l'armée de Terre, des missiles à longue portée pour les chasseurs Sukhoi-30 de l'armée de l'Air indienne et neuf hélicoptères légers avancés destinés aux garde-côtes. L’autorisation accordée entre dans le cadre de la catégorie d’acquisition prioritaire ou « Buy (Indian-Indigenously Designed Developed and Manufactured) », instituée en 2016 et prévoyant l'achat auprès d'un fournisseur indien, avec un minimum de 50% de contenu local sur la base du coût de la valeur totale du contrat.

L’indigénisation a aussi pris la forme de plusieurs « listes positives » énumérant des équipements interdits à l’importation dans un délai prescrit. Cette politique de substitution aux importations comporte deux catégories. La première concerne, depuis août 2020, les plateformes et les systèmes d’armes. C’est ainsi que 411 équipements doivent laisser place, d’ici la fin de la décennie, à une production nationale. On y retrouve, entre autres, des chars légers, des pièces d'artillerie, des destroyers, différents types de missiles, des avions de combat et de transport, des hélicoptères, des systèmes d'alerte et de contrôle aéroportés, ou encore des lance-roquettes multiples. Ainsi, l’armée a besoin d’environ 200 hélicoptères utilitaires et des hélicoptères de combats légers qui seront réalisés par HAL et auxquels, pour ces derniers, doit être intégré le missile guidé antichar (ATGM) Helina, développé localement. Il fut annoncé que l'Organisation pour la recherche et le développement de la défense (DRDO) et l'entreprise privée Larsen & Toubro (L&T) fabriqueront le prototype d'un char léger conçu et développé en Inde, baptisé « projet Zorawar ». La seconde catégorie porte sur les sous-systèmes, les pièces détachées et les composants nécessaires à différents types d’armes. A ce titre, une quatrième liste est parue en mai 2023 avec 928 articles, intégrant des pièces pour les avions de combat Sukhoi-30 et Jaguar, les systèmes de lutte contre les incendies à bord des navires de guerre, les générateurs pour turbines à gaz, etc. Sur les 4 666 articles répertoriés au total dans cette seconde catégorie, plus de 2 700 figurant sur les trois listes précédentes ont été « indigénisés », selon le ministère de la Défense« 2,736 defence items on domestic shopping list », The Hindustan Times, 17 mai 2023.. Derrière ces chiffres impressionnants se cache une réalité parfois plus modeste car englobant des compresseurs, des systèmes de refroidissement et de lubrification, des soupapes de sécurité et aussi des écrous, rivets, des joints d'étanchéité, etc.

L’indigénisation passe aussi par un appel aux fabricants d’équipement d’origine (OEM), appelés à investir en Inde dans le cadre de coentreprises ou, selon le modèle du partenariat stratégique, associant une entreprise indienne et un OEM autour d’un projet (production de sous-marins, d’hélicoptères de nouvelle génération, d’avions de chasse et de chars de combat du futur) incorporant des transferts de technologie permettant à l’avenir de se passer d’une coopération extérieure. Ce dernier modèle a du mal à décoller – aucun projet lancé à ce jour - notamment face à des demandes jugées, technologiquement et en termes de responsabilité en matière de contrôle, irréalistes, à l’image du programme P-75I relatif à la construction locale de six sous-marins conventionnels (à propulsion diesel-électrique) et pour laquelle plusieurs entreprises étrangères ont préféré se retirer de l’appel d’offre. Cela n’est pas sans rappeler l'abandon en 2015 du contrat portant sur 126 avions de combat Rafale, dont 108 appareils censés être fabriqués par HAL dans le cadre d'un transfert de technologie de l'entreprise Dassault Aviation, et qui finalement a vu l'achat en urgence de 36 Rafale sur étagère. Pourtant, la pénurie persistante de sous-marins empêche la Marine de réaliser son objectif stratégique de contrôle et de déni de la mer dans la région de l'océan Indien, afin de rivaliser avec la montée en puissance rapide de la flotte chinoise de sous-marins.

Les autorités indiennes peuvent toujours se féliciter de l’accord associant Airbus Defence & Space et Tata Advanced Systems Limited pour la construction en Inde de 40 avions cargo C-295 (mais avec un premier lot de 16 exemplaires produits en Espagne), en vue de remplacer la flotte vieillissante d’Avro-748 entrés en service au début des années 1960. Ce développement est considéré comme important car, pour la première fois, un avion militaire sera produit en Inde par un consortium privé et pour lequel une chaîne d’assemblage a été inaugurée au Gujarat à l’automne 2022. Témoignage toutefois de la lenteur du processus, dix années se sont écoulées depuis l’accord de nécessité donné par le DAC. Toujours dans le secteur aéronautique, outre le perfectionnement de l’avion de combat léger, avec ses variantes Mk1A et Mk2, on compte les projets AMCA (Advanced Medium Combat Aircraft), un chasseur bimoteur de cinquième génération pour l’IAF et la Marine, et le TEDBFEn attendant la réalisation du TEDBF, les Indiens ont mis en concurrence le Rafale M de Dassault Aviation et le F/A-18 Super Hornet de Boeing pour l’acquisition de 26 exemplaires.(Twin Engine Deck Based Fighter) pour le porte-avions INS Vikrant en service depuis septembre 2022, deux projets qui attendent encore le feu vert du Cabinet Committee on Security relatif à la fabrication d’un prototype.

Afin de renforcer ses capacités offensives, l'armée a commencé à recevoir son premier système de drones en essaim destiné à être utilisé sur le champ de bataille. Ce système, capable d'atteindre des cibles situées à au moins 50 km en territoire ennemi, a été fourni par une startup indienne, New Space Research & Technologies, créée en 2017 et basée à Bengaluru. Il s’agit là d’un exemple parmi d’autres de l'effort

« Atmanirbhar » du gouvernement centré sur le développement de technologies militaires disruptives.

Les entreprises indiennes du secteur de la défense, notamment les nouveaux entrants du secteur privé, en particulier, micro, petites et moyennes entreprises, continuent à réclamer des procédures bureaucratiques moins rigides et moins complexes, et surtout des volumes de commandes suffisants et récurrents susceptibles de permettre des économies d’échelle et donc de justifier des dépenses d’investissement. L’indigénisation pourrait ne pas être nécessairement moins coûteuse que des importations.

S’il est un domaine dans lequel l’Inde a pu développer une autosuffisance, c’est celui des missiles balistiques. Elle est aussi devenue autonome dans le développement de systèmes de missiles antibalistiques. Après la démonstration réussie d'un système de défense antimissile terrestre, la DRDO et la Marine ont mené avec succès, en avril 2023, le premier essai en vol d'un missile intercepteur endoatmosphérique basé en mer, ce qui a permis au pays d'entrer dans le club fermé des nations disposant d'une capacité de défense antimissile balistique navale. L’Inde s’est aussi lancée dans la mise au point d’un superstatoréacteur, réalisant en janvier 2023 un 3ème essai de son véhicule de démonstration technologique hypersonique.

La dépendance aux importations demeure

Si l’accent est mis sur la production nationale, l’Inde n’en demeure pas moins le premier pays importateur au monde pour la période 2018-2022, reflet des lacunes du complexe militaro-industriel. Si la Russie continue d’être le premier fournisseur d’équipements de défense du pays, sa part dans les importations indiennes a décru mais trop lentement pour que New Delhi en fasse abstraction dans son positionnement sur le conflit en Ukraine. Outre la priorité accordée par l’industrie russe de défense à la constitution de stocks pour poursuivre la guerre au risque de peser sur les capacités opérationnelles indiennes, les sanctions américaines envers la Russie compliquent les fournitures d’armement. Plus de 2 milliards de dollars dus par l’Inde sont ainsi bloqués faute d’un mécanisme de paiements permettant de contourner les sanctions. La Russie a suspendu un crédit pour la concrétisation de ventes d’environ 10 milliards de dollars portant sur la livraison de pièces détachées et de deux batteries de défense antiaérienne et antimissile mobile S-400 (trois ont déjà été livrées). New Delhi refuse de payer ses achats en dollars en raison de la crainte de sanctions secondaires. De son côté, la Russie n’est pas favorable à un paiement en roupies considérant les réserves déjà importantes de monnaie indienne en sa possession. Rappelons que les forces armées utilisent plus de 250 Sukhoi SU-30 MKI, des MiG-29, des hélicoptères, sept sous-marins de classe Kilo et plus de 1200 chars T-90, opérationnels pour au moins encore une décennie et pour lesquels des pièces détachées« Russian arms sales to India stall due to fears over US sanctions », The Economic Times, 21 avril 2023 sont nécessaires. D’autres contrats sont en cours comme la construction dans le chantier naval russe de Yantar (Kaliningrad) de deux frégates dans le cadre du « Projet 11356 », la modernisation de la flotte des Sukhoi-30 MKI et la mise à niveau des MIG-29. Un représentant de l’IAF a indiqué au Parlement que la Russie ne pourrait honorer toutes les commandes du fait de la guerre en UkraineStanding Committee on Defence (2022-23), 17th Lok Sabha, Ministry of Defence, Demands for Grants (2023-24), 36th Report, Lok Sabha Secretariat, mars 2023, p. 20.. Si le Groupe d’action financière (FATF) devait décider de renforcer les sanctions à l’encontre de la Russie, cela compliquerait encore un peu plus la coopération de défense avec l’Inde.

Les dépenses d’acquisitions d’armement à l’étranger ont diminué, passant de 46% en 2018-19 à 36,7% des achats globaux fin 2022. Pour autant, l’Inde, dans un environnement régional qui n’invite pas à baisser la garde avec les frontières contestées avec la Chine et le Pakistan et l’expansion de la Marine chinoise dans l’océan Indien, va encore rester pendant de nombreuses années dépendante d’importations. Pour enrayer la baisse du nombre des escadrons de l’IAF, l’acquisition de 114 avions de combat a fait l’objet d’un appel d’offres en avril 2019 auprès des avionneurs mondiauxSur les 31 escadrons actuels, les trois escadrons de Mig-21 seront retirés du service d'ici 2025. Il en sera de même progressivement pour les Jaguar, les Mirage-2000 et les Mig-29 d'ici la fin de la décennie. Et, au début des années 2040, lors-que la plupart de ces appareils auront été retirés du service, le tour viendra des Sukhoi SU-30.. Le projet, qui implique que l’OEM retenu installe une usine en Inde, devrait bientôt recevoir l’accord de nécessité. Les trois armées doivent acquérir, parmi d’autres achats, des drones MQ-9B Reaper/Sea Guardian de General Atomics-Aeronautics Systems Incorporated (GAASI), dont le maintien en condition opérationnelle sera confié à HAL. Parmi les contrats en cours, il y a l’acquisition par la Marine de 24 hélicoptères multirôle MH 60R de Lockheed Martin/Sikorsky.

Une indigénisation partielle

Des plateformes présentées comme indigènes restent encore significativement dépendantes d’apports étrangers. Les moteurs des systèmes terrestres, comme les chars de combat Arjun, les véhicules de combat d’infanterie BMP-2/2K, les obusiers automoteurs chenillés K-9 Vajra-T de 155 mm/52 mm, ont été importés. Il en va de même pour les systèmes de transmission et d’autres équipements connexes, dont certains ont été construits localement sous licence mais avec une collaboration étrangère suivie. L’essentiel de la force aérienne indienne est composée aujourd’hui d’aéronefs d’origine étrangère (avions de combat Rafale et MiG-29 Fulcrum, chasseurs Su-30MKI et Jaguar, hélicoptères d'attaque AH-64 Apache, hélicoptères de transport lourd CH-47 Chinook, avions de transport stratégique lourd C-17 Globemaster III ou

encore avions de transport C-130J-30 Super Hercules). Le système de détection et de commandement aéroporté Netra repose sur l’appareil ERJ-145 du brésilien Embraer, modernisé localement. L’hélicoptère moyen polyvalent (ALH) Dhruv, mis en service en 2002, et le premier hélicoptère de combat léger (LCH), le Prachand, formellement mis en service dans l’IAF à l’automne 2022, incorporent tous une proportion élevée de systèmes importés (moteurs, avionique, armements) représentant environ la moitié du coût de l’appareil. C’est un moteur importé, le GE-414 de l’américain General Electric, qui équipe le Tejas dans ses variantes actuelles et futures, tout comme l’AMCA en projet. A ce sujet, les Indiens escomptent que l’Initiative on Critical and Emerging Technologies, lancée en début d’année avec les Américains, facilitera le transfert de technologie permettant la fabrication de ce moteur sur le sol indien, en collaboration avec le DRDO et un partenaire privé indien restant à identifier.

Par ailleurs, l’INS Vikrant, premier porte-avions conçu par la Direction de la conception navale de la Marine indienne et construit par Cochin Shipyard Limited, est officiellement à 76% « indigène ». Toutefois, il a recours à une propulsion d’origine étrangère, tout comme le groupe aérien embarquéC’est également le cas du système utilisé pour le décollage et l'atterrissage d'appareils (STOBAR), ainsi que des équipements de manutention d'aéronefs en provenance de Russie. En outre, les deux ascenseurs pour les avions du navire ont également été importés du Royaume-Uni, et les portes des hangars de Suède.. Bien que largement présenté comme « indigène », le char léger du projet Zorawar, destiné notamment à être déployé pour faire face à la menace chinoise sur la frontière himalayenne, disposerait d’un moteur et d’une transmission importés et verrait sa coque équipée d'une tourelle de 105 mm fabriquée par la société belge John Cockerill.

Importations indiennes d’armement

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Source : SIPRI 2023

Conclusion

L’indigénisation aura d’autant plus de chance d’aboutir à des résultats que le budget du ministère de la Défense (environ 2% du PIB ces dernières années, en-deçà des 3% parfois jugés nécessaires pour mener une guerre sur deux fronts) permettra de soutenir activement la recherche et le développement, que ce soit à travers le financement du DRDO ou d’autres programmes comme l’initiative iDEXL'iDEX s'inscrit dans la recherche de l'autosuffisance en encourageant l'innovation et le développement technologique grâce à la contribution des industriels, y compris ceux venant des PME, des startups, des instituts de R&D et des universités. (Innovations For Defence Excellence). Ensuite, le maintien d’une croissance économique forte – autour de 6% dans les années à venir d’après les projections – est le premier outil pour générer les ressources alimentant le renforcement de l’écosystème de défense à travers des commandes s’inscrivant dans la durée et susceptibles également d’attirer les investissements des acteurs privés. La conception et la développement de plateformes et de systèmes est un processus long et complexe qui concorde difficilement avec la permanence de la menace, une situation sécuritaire propice aux achats sur étagère pour répondre aux besoins nationaux. La quête de l’autosuffisance, notion qui reste relative, promet d’être longue.

 

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