Les ailes du futur : le développement des capacités aériennes du Japon

  Publiées au mois de décembre 2022, les nouvelles Stratégies de sécurité nationale et de défense nationale du Japon décrivent un environnement global et régional très dégradéNational Security Strategy, décembre 2022 ; National Defense Strategy, 16 décembre 2022.. Au niveau global, la guerre en Ukraine menace l’ordre international hérité de la seconde guerre mondiale et l’agression de la Russie, même si elle succède à près de 10 ans de conflit gelé, rend encore plus urgente la menace de la guerre. Au niveau régional, la radicalisation du régime chinois, la confirmation du pouvoir de Xi Jinping, Secrétaire général du parti communiste et président de la République depuis 2013, inquiètent. La posture agressive de la Chine en mer de Chine orientale et méridionale ainsi que face à Taiwan influe directement sur la perception des menaces à Tokyo. Reprise régulièrement par le premier ministre Kishida, l’expression « Aujourd’hui l’Ukraine, demain Taiwan », trouve un écho dans la population, même si celle-ci, à plus de 80%, demeure réticente à toute augmentation d’impôts pour financer l’effort de défense« 80 % in Japan oppose tax hike to finance defense spending poll says », Japan Times, 7 mai 2023.. Dans l’hypothèse d’un conflit dans le détroit de Taiwan, le Japon, où sont stationnés les effectifs les plus importants des troupes américaines en Asie, serait directement impliqué. Et comme pour rappeler à Tokyo cette implication dans tout conflit frappant la région, lors des exercices militaires du mois d’août 2022 dans le détroit de Taiwan, la République populaire de Chine (RPC) a tiré cinq missiles dans la zone économique exclusive de l’archipel, au large de l’archipel des Ryukyu (Okinawa), dont l’île de Yonaguni se situe à une centaine de kilomètres des côtes taiwanaises.

Dans le même temps, la Corée du Nord poursuit le développement de ses capacités nucléaires et balistiques, accroissant un peu plus les menaces immédiates que l’archipel doit prendre en compte.

Face à ces défis, Tokyo a élaboré de nouvelles priorités qui passent notamment par la consolidation de l’alliance avec les États-Unis, le développement des capacités et l’ouverture à de nouveaux partenariats, dans l’espoir de renforcer le « filet de sécurité » sur lequel les autorités espèrent pouvoir compter. Le développement des capacités aériennes de l’archipel et les projets de coopération mis en place sont déterminés par cette triple exigence, à la recherche d’un équilibre difficile entre autonomie, prise en compte de l’opinion publique et préservation de l’alliance principale avec Washington.

Un rôle plus ambitieux en matière de défense

Pour répondre à ces nouveaux défis, l’objectif du gouvernement japonais, depuis le retour au pouvoir du premier ministre Shinzo Abe en 2012, a été de progressivement desserrer les contraintes qui pèsent sur les moyens d’action militaire du Japon. Avec une série de réformes adoptées en 2015, le gouvernement Abe a levé plusieurs tabous, dont celui de la défense collective, qui permet en théorie aux forces d’auto-défense de défendre leurs alliés en cas d’opération conjointe, y compris dans le cadre des opérations de maintien de la paix de l’ONU. L’interdiction totale d’exportation de matériels militaires a également été levée en 2014. Les textes adoptés au mois de décembre 2022 élargissent – toujours en théorie – un peu plus le périmètre d’action des FAD (forces d’autodéfense) en autorisant notamment une capacité de frappe à distance, contre des bases de missiles en territoire ennemi, si le Japon a été la cible d’une première frappeNational Security Strategy, op.cit..

Le deuxième élément de cette évolution est l’augmentation du budget de la défense. Longtemps limité à 1% du PIB du pays, n’ayant quasiment pas connu d’augmentation jusqu’à la fin des années 2010, la nouvelle stratégie de sécurité du Japon prévoit une augmentation sur cinq ans, qui devrait porter en 2027 le budget des forces d’autodéfense à 2% du PIB de 2023. Cette décision correspond autant à la volonté de donner un signal fort d’engagement à l’allié américain - qui attend de l’ensemble de ses alliés un effort de défense plus conséquent - qu’à la volonté d’accroitre massivement le budget de la défense. Et ce chiffre de 2 % devrait être atteint en intégrant dans le budget du ministère de la Défense celui des garde-côtes, qui dépendent du ministère des Transports, ainsi que la construction d’infrastructures civiles qui peuvent indirectement servir aux besoins de la défense.

Toutefois, avec un montant prévu de 80 milliards de dollars en 2027, soit une augmentation de 50% par rapport au budget actuel, le Japon a également pour ambition d’augmenter ses capacités de défense. Parmi les priorités définies dans le Livre blanc 2022 de la Défense, l’une des priorités est de développer les capacités d’observation sur terre et dans les airs dans l’environnement immédiat de l’archipel. Il s’agit notamment de répondre aux incursions constantes de la République populaire de Chine à proximité de l’archipel des Senkaku, intégré à l’Empire japonais en 1895 mais revendiqué par Pékin depuis les années 1970. Ces capacités doivent également permettre de renforcer la défense des îles isolées ou éloignées, qui est une priorité des forces d’autodéfense (FAD) mais aussi des garde-côtesDefense of Japan 2022, Ministry of Defense, 2022.. Plus spécifiquement, en ce qui concerne les forces aériennes, le dernier Livre blanc de la défense mentionne aussi les capacités de décollage court ou vertical, afin de consolider les opérations dans le Pacifique et de tirer parti de la reconversion des porte-hélicoptères Izumo et Kaga en porte-aéronefs multiroles, décidée en 2018 sous le gouvernement Abe.

Enfin, Tokyo ambitionne de soutenir sa base industrielle et technologique et de retrouver une industrie de défense dynamique et performante, capable de répondre d’une manière plus autonome aux besoins de la guerre moderneNational Defense Strategy, op.cit.. A ceci s’ajoute une dimension de fierté nationale longtemps réprimée mais qui n’a pas disparu.

Le renforcement de la coopération internationale doit servir ces ambitions, Tokyo aspirant à occuper une place de leader pour les projets conjoints éventuellement mis en oeuvre, ces projets étant destinés à apporter au Japon le moyen de renforcer ses propres capacités industriellesIbid.. La multiplication des accords ACSA (Acquisition and servicing agreement) et RAA (Reciprocal access agreement) ont pour objectif de consolider les liens de défense et de sécurité avec des pays qui partagent les mêmes visions, et en partie les mêmes intérêts, et de facilité la signature d’accords de défense conjoints portant sur le transfert d’équipements et de technologies.

En dépit de ces ambitions proclamées, l’industrie de défense japonaise souffre de nombreuses lacunes. Interdite d’exportation jusqu’en 2014, et largement soumise aux liens de dépendance aux États-Unis pour des raisons stratégiques, elle n’a pas eu l’opportunité, après la seconde guerre mondiale, de retrouver un niveau d’excellence global au niveau technologique. Selon Heigo Sato, spécialiste des questions de défense, l’industrie de défense japonaise n’est pas compétitive, ni en termes de coût, ni technologiquement et pâtit d’un manque de cohérence dans la commande publique« Despite defense buildup, Japan’s arm industry struggles », The Associated Press, 29 décembre 2021.. Créée en 2015, dans la foulée des premières réformes Abe concernant le secteur de la défense, l’Acquisition Technology and Logistics Agency (ATLA), destinée à promouvoir les projets de recherche conjoints dans le secteur de la défense et à donner plus de visibilité à long terme aux entreprises japonaises de défense en matière de programme d’acquisition, n’a pas encore pleinement rempli son rôle, soumise à des priorités contradictoiresIbid..

En dépit de critiques récurrentes concernant les dépassements de coût et les délais, l’essentiel des équipements majeurs, notamment dans l’aéronautique, vient des États-Unis et

le mouvement s’est encore accéléré sous la présidence Trump (2017-2021), par souci d’apaiser un allié difficile en multipliant les achats. Le montant des acquisitions sur étagère aux États-Unis a été multiplié par trois de 2014 à 2019, pour atteindre 6,2 milliards de dollars sur un budget total de 17,7 milliards de dollars. L’essentiel du budget a été consacré à la mise à niveau des F-15, à l’acquisition de F-35 A et B ainsi que de ravitailleurs en vol KC-46A, d’un AWACS E2D et d’un V-22 Osprey pour les forces terrestres d’autodéfense, répondant ainsi aux attentes de Washington et d’un président qui voulait mettre « l’Amérique d’abord »Defense of Japan 2022, op.cit. De 2016 à 2020, les États-Unis ont fourni 97 % du matériel importé par le Japon, in Jon Harper, « US, Japan set to enhance cooperation on military RD », National defense magazine, 18 août 2021..

Privés de contrats et de visibilité, les grands groupes japonais, en dépit d’une tradition encore fièrement exposée au musée de la Marine à Kure, se défont de leurs branches consacrées à la défense. Globalement, cette dimension ne représente que 4% de leurs activités et peut peser sur leur image auprès du publicLe musée des forces maritimes d’autodéfense, ou musée du Yamato, du nom du cuirassé Yamato, le plus important de sa classe construit dans les chantiers naval de Kure, à quelques kilomètres de Hiroshima, présente de nombreuses réalisations des grandes entreprises de défense japonaises (Nakajima devenu Subaru pour les moteurs, Mitsubishi heavy industries pour l’aviation et les torpilles suicide etc.).. C’est ainsi que Komatsu, Mitsui Shipbuilding, Daicel ou encore Sumitomo Heavy Industry ont cédé leurs activités militaires.

Les accords de coopération ont donc pour objectif à la fois de consolider les liens de défense vitaux avec les États-Unis et d’autres partenaires mais aussi de contribuer à la construction d’une base industrielle et technologique de défense plus performante et plus autonome. En dehors des États-Unis, gérés par des accords spécifiques liés au traité de défense et de sécurité, le Japon a signé des ACSA avec l’Australie en 2013, le Royaume-Uni en 2017, la France en 2018 et l’Italie en 2019. Des RAA ont également été signés avec l’Australie en 2022 et le Royaume-Uni en 2023. Les négociations avec la France ont été ouvertes en 2020 mais n’ont pas encore aboutiLa poursuite de ces négociations a été mentionnée lors du 7ème dialogue 2 plus 2, qui s’est tenu à distance entre Paris et Tokyo le 7 mai 2023..

En ce qui concerne les forces aériennes d’autodéfense, les priorités concernent l’acquisition d’une capacité de contrôle et de surveillance renforcée sur terre et dans les airs afin de mener des missions plus nombreuses et prolongées en période de tensions, y compris au moyen de drones. A terme, les drones pourraient remplacer une partie des avions d’observations des forces maritimes d’autodéfense et des garde-côtes. Ces dernières sont d’ores et déjà équipées de deux drones américains Sea Vanguard dont elles partagent les informations avec les forces d’autodéfenseHidekazu Imai, « Japan’s coast guard to expand fleet of reconnaissance drones », Nikkei Asia, 16 janvier 2023.. Le Japon souhaite également renforcer ses escadrons de transport et de ravitaillement en vol. Enfin, la flotte de chasse doit être modernisée pour conserver une avance technologique dissuasive face à la puissance chinoise.

C’est dans ce cadre que le projet d’avion de chasse du futur FX, et les projets de coopération avec le Royaume-Uni et l’Italie ont été mis en place.

Le projet FX de développement conjoint : l’avenir de la chasse japonaise ?

Les premières études de développement du nouvel avion de chasse japonais, destiné à remplacer le F-2, ont été lancées à la fin des années 2000. Le projet doit aujourd’hui répondre aux trois obligations de développement des capacités militaires du Japon, de consolidation de la base industrielle et technologique de défense dans l’aéronautique, et d’ouverture à d’autres partenaires, notamment européens pour élargir la base de soutien de l’archipel face à des menaces croissantes. Déployé dans les années 2000, le F-2 sera progressivement remplacé par le F-X (ou F-3) à partir de 2035.

Dans une vision particulièrement ambitieuse, il s’agirait pour le Japon de prendre la tête des fabricants d’avions de sixième génération en Asie, la supériorité démontrée de la technologie japonaise ayant une fonction dissuasive face à la ChineInterview de Iwasaki Shigeru, « Japan’s Air Defense : prospects for the FX Fighter », Nippon.com, 23.06.2022.. L’objectif est de renforcer les capacités de combat aérien et de frappe air-sol et de contribuer à la création d’une base industrielle capable de produire un nombre important d’appareilsIbid. . En 2020, le ministère de la Défense a sélectionné Mitsubishi Heavy Industry (MHI) comme industriel leader du projet. Dans ses projets de coopération, Tokyo ne souhaite pas mettre en place une joint-venture, solution imposée par les États-Unis pour le F-2, afin de conserver la direction et la maîtrise du projet. Mais au-delà des capacités « classiques », le F-X doit également intégrer la dimension de connectivité avec l’espace (constellations de satellites) et les drones qui améliorent la capacité de détection, les fonctions ELINT et ROEM d’analyse et de transmission des données en temps réel, et assurer potentiellement les fonctions de commandement aéroportéIbid. . Enfin, le projet F-X doit prendre en compte la dimension éventuelle de décollage court ou vertical (VTOSL) pour tirer au mieux parti des plateformes porte-aéronefs multirôles Izumo et KagaAkira Takeishi, « 最新情報 : どうなる次期戦闘機 ?日英伊共同開発担当者に直撃 » (quid du prochain avion de chasse ? Un coup pour les développeurs japonais, britanniques et italiens), NHK, 25 avril 2023.. Avec le F-X, le Japon ambitionne de revenir pleinement dans la production aéronautique militaire et de disposer de la capacité d’étendre sans contrainte la durée de vie de sa nouvelle plateforme en procédant à des mises à niveau incrémentales au fil des avancées technologiquesDefense of Japan 2022, op.cit..

Le problème avec les États-Unis

Cette ambition et cette volonté d’autonomie sont ce qui a posé problème avec les États-Unis pour la production du F-2 japonais. Le F-X doit toutefois garantir une interopérabilité parfaite avec les forces de l’allié américain, qui assure la défense de l’archipel, et initialement le ministère japonais de la Défense avait sélectionné Lockheed Martin comme partenaire du projet. Au-delà des questions récurrentes de dépassement de budget, de délais trop prolongés et de manque de transparence dans la fixation des prix dans le cadre du système FMS (Foreign military sales) américain, l’enjeu principal pour le Japon est celui de la maîtrise technologiqueAkira Takeishi, op.cit.. Dans une interview accordée au site Seijimagajin de la NHK, Takamasa Iba, en charge du projet F-X au sein de l’ATLA, se montre particulièrement sévère. Il rappelle les difficultés ren-contrées dans la volonté japonaise de développer le F-2 dans les années 1990 et le refus des États-Unis de lever leur contrôle des technologies les plus sensibles et du code source. A nouveau, en 2020, les États-Unis et Lockeed Martin ont refusé de partager les informations du code source, interdisant au Japon de procéder librement à d’éventuelles mises à niveau de l’appareilGabriel Dominguez, « Japan, UK, Italy to jointly develop next generation fighter aircraft by 2035 », Japan Times, 9 décembre 2022.. Ce sont pour ces raisons, jointes aux difficultés rencontrées par les chaînes de production aux États-Unis à la suite de la guerre en Ukraine, que les choix de coopération du Japon se sont portées sur le Royaume-Uni associé à l’Italie.

Un partenariat triangulaire ambitieux et complexe

Au mois de décembre 2022, dans un communiqué commun, le Japon, le Royaume-Uni et l’Italie ont annoncé leur partena-riat pour un « Global combat air program » (CGAP) qui unit les projets de développement du F-X japonais et du futur avion de combat britannique TempestIbid. (rejoint par l’Italie en septembre 2019). La période d’élaboration du projet et des plans de production doit s’étendre jusqu’en 2027. A ce stade, les industriels potentiellement impliqués seraient, pour le Royaume-Uni, BAE systems, Leonardo UK, MBDA UK et Rolls-Royce, pour le Japon, MHI, Mitsubishi Electric et IHI corp., et pour l’Italie, Avio Aero (GE), Elettronica, Leonardo et MBDA Italia. Selon les trois États partenaires, le projet doit permettre d’approfondir la coopération en matière de défense, de science et de technologie, d’intégrer les chaînes d’approvisionnement et de renforcer leur base industrielle et technologique de défenseIbid..

Pour le Japon, le Royaume-Uni est un partenaire privilégié. Selon les déclarations de responsables du ministère japonais des Affaires étrangères, Tokyo considère le Royaume-Uni, allié des États-Unis, comme un « quasi allié »« Broad agreement on defense pact shows deepening of japan-UK ties », Yomiuri Shimbun, 6 mai 2023.. Contraint par la nécessité de demeurer au plus près des États-Unis, y compris dans les projets de coopération « européens », et dominé par un tropisme « anglo-saxon », Tokyo ne peut accorder ce rôle à la France pour le matériel militaireLa France est présente dans la fourniture de matériels non militaires aux garde-côtes, équipés de 13 hélicoptères Puma et Super Puma H-225 et de 2 Falcon 900.. Un accord RAA a été signé avec Londres au mois de janvier 2023, qualifié de « most significant defense pact between London and Tokyo in more than a century ». C’est le premier qui ait été signé avec une puissance européenne« Broad agreement on defense pact shows deepening of Japan-UK ties », op.cit. La première alliance sino-britannique, dirigée contre l’Empire russe puis l’URSS en Asie centrale et dans le Pacifique a duré de 1902 à 1922.. Tentant, après le Brexit, de mieux s’ancrer en Asie en tant que Global Britain, le Royaume-Uni a également posé sa candidature à l’accord commercial CPTPP (Comprehensive and progressive agreement for trans pacific partnership) défendu par le Japon depuis 2018, après que les États-Unis de Donald Trump aient abandonné le projet précédent de TPP (Trans Pacific Partnership).

Mais la coopération du Japon avec la Grande Bretagne dans le domaine des technologies militaires précède les annonces concernant le projet F-X. Depuis 2014, date d’autorisation des projets conjoints, le Royaume-Uni est de très loin en Europe le premier partenaire du Japon avec des projets de recherche dans le domaine des biotech, des missiles et des moteurs d’avion. Dans le même temps, il n’y a eu avec la France qu’un projet de détection de mines et aucun avec l’Allemagne ou l’Italie.

Des questions en suspens

Toutefois, en dépit de cette volonté affirmée de coopération, un certain nombre de points ont été soulevés par la partie japonaise. Ces éléments concernent la répartition des compétences et les transferts de technologie entre entreprises japonaises et britanniques, le coût et les délais, et enfin la question des exportations.

Selon Takamasa Iba, en charge du projet au sein de l’ATLA, au-delà des problèmes de langues qui rendent les discussions plus difficiles, un certain nombre de sujets, qui donneraient lieu à une « lutte acharnée » (熾烈な綱引きsic), relèvent de divergences d’intérêts plus profondes. Le Japon veut retrouver une base industrielle et technologique de défense plus autonome, notamment dans l’aéronautique, et souhaite tout particulièrement utiliser un moteur japonais pour son futur avion, ce qui n’était pas le cas avec le F-2. Depuis 2018, l’ATLA soutient le projet IHI de moteur XF9 qui pourrait équiper le F-X en lui donnant, selon Tokyo, une silhouette plus fine et moins détectableAkira Takeishi, op.cit.. Un projet de recherche conjoint est également en cours avec le Royaume-Uni, qui pourrait concurrencer le projet IHI. Selon Takamasa Iba, le Japon est bien positionné traditionnellement sur les matériaux, le fuselage et les ailes ainsi que sur les radars. La question demeure de savoir dans ces conditions comment s’effectuera le partage avec les partenaires étatiques de Tokyo, tout aussi soucieux de soutenir leur propre base industrielle.

La question de la maîtrise des coûts a également été soulevée. Le Japon a investi près de 4 milliards de dollars dans le projet FX avant la signature de l’accord de coopération et – très contraint budgétairement – veut éviter tout dérapage budgétaire, se sentant également plus libre d’imposer ses conditions au partenaire britannique plutôt qu’à l’allié américainIbid.. En Grand Bretagne, certains analystes considèrent en revanche que Tokyo manque d’expérience et devra accepter à la fois des augmentations inévitables et d’éventuels allongements des délaisEntretien, Tokyo, mai 2023..

Mais la question des exportations, directement liée à celle des coûts, est sans doute celle qui potentiellement peut poser le plus de problème pour la viabilité du projet de coopération à terme. Tokyo affirme que le transfert de matériels de défense et de technologies est un instrument majeur pour renforcer la paix et la stabilité et pour créer un environnement de sécurité plus favorable aux intérêts du Japon en aidant des pays agressés ou menacés en violation du droit international. Avant 2014, toute exportation d’armes était interdite. Depuis, le Japon a vendu des radars aux Philippines (un pays qui partage ses inquiétudes face à la Chine), amorcé une négociation qui n’a pas abouti pour la fourniture d’avions à l’Inde et offert des équipements non létaux à l’Ukraine.

L’interdiction totale a été remplacée par « Les trois principes sur le transfert du matériel et des technologies de défense ». Le premier principe porte sur l’interdiction de tout transfert non conforme aux traités internationaux auxquels le Japon a adhéré et aux résolutions de l’ONU ou vers des États en conflit. Le second principe impose que les transferts soient limités aux cas qui servent activement la paix, contribuent à la sécurité du Japon et ne posent aucun problème pour la sécurité du Japon. Le troisième principe exige un contrôle strict des transferts à une autre partie, imposant systématiquement l’autorisation du gouvernement japonaisDefense of Japan 2022, op.cit. . Le parti gouvernemental PLD (parti libéral démocrate) a proposé une révision de ces trois principes facilitant les exportations et la mise en oeuvre de coopérations internationales, en accord avec les préconisations du ministère de la Défense. Il n’existe toutefois pas d’unanimité politique sur ce sujet, ni entre le PLD et son allié Komeito qui y est hostile, ni même au sein du PLD entre factions divergentesUne première série d’entretiens sur le sujet entre les deux partis a eu lieu le 23 avril 2023. « Japan Ruling Parties hold first talks on easing weapons export rules », Japan Times, 26 avril 2023.. Selon un sondage récent, seuls 20 % de la population soutient une remise en cause des trois principes d’exportation, et 54 % de ceux qui sont favorables aux exportations d’arme le sont uniquement si elles sont non létales« 80 % in Japan oppose tax hike plan to cover defense spending polls find », The Japan Times, 7 mai 2023.. Dans le cas des avions de chasse plus particulièrement, l’obstacle de la létalité est mis en avant, y compris par des entreprises dont la première mission n’est pas la défense et qui refusent d’être associées à des pertes en vie humaineAkira Takeishi, op.cit.. De plus, ces entreprises craignent le coût d’une mise à niveau de leur sécurité, y compris de leur cybersécurité, pour satisfaire d’éventuels partenaires étrangersDefense of Japan 2022..

Dans ces conditions, Tokyo déplore que le Royaume-Uni et l’Italie soient « obsédés par les exportations », et la divergence de perception et d’intérêts ne pourra éternellement être repoussée entre le Japon, qui place en priorité la reconstruction de son industrie de défense aussi pour des raisons de prestige et de fierté nationale, et le Royaume-Uni qui, selon Tokyo, privilégie les gains potentiels dans ce partenariat en raison des difficultés de l’économie britanniqueAkira Takeishi, op.cit. .

Enfin, comme l’Aukus, le projet tripartite de développement d’un avion du futur est à très long terme. Toute évolution stratégique dans la région, allant dans le sens d’un bouleversement des équilibres, une réduction ou au contraire une accélération de la menace pourrait mettre en danger ce projet qui répond d’abord aux exigences d’aujourd’hui.

 

 

 

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