Résumé
Les travaux menés ces dernières décennies sur l’interopérabilité ont abouti à l’empilement de nombreuses définitions n’étant pas toujours cohérentes. La présente note propose donc tout d’abord un cadre terminologique unifié, englobant les trois domaines de l’interopérabilité : interarmées, international et « interagences » (ou d’approche globale). Entre les forces, unités ou systèmes impliqués, l’interopérabilité relève de plusieurs niveaux : la « déconfliction », la coordination, l’intégration opérationnelle (que l’on peut nommer aussi coopération ou fédération) enfin, l’« intégration des systèmes » (ou symbiose tactique). Elle peut être bâtie « par conception » ou rester de circonstance (pour une opération). Elle se concrétise dans quatre champs : stratégique (qui conditionne les règles d’engagement ou encore le partage de l’information), culturel, normatif opérationnel et technique, auxquels contribuent les opérations elles-mêmes et les multiples procédés capacitaires : doctrines et TTP, exercices, formation, etc.
Le bilan de l’interopérabilité de nos armées reste assez mitigé. Sur le plan international, elle reste avant tout de circonstance même si elle peut se traduire par des niveaux poussés d’intégration opérationnelle dans les opérations aériennes et navales, notamment avec les alliés anglo-saxons. Il convient dans ce contexte de marquer la différence entre les Américains et les autres alliés de l’OTAN. C’est avec les premiers que le champ stratégique est le plus problématique. Sur le plan interarmées, elle est plus pérenne mais reste perfectible, sa principale limitation résidant probablement dans le champ culturel entre armées. Plusieurs initiatives en cours la renforcent : le Federated Mission Networking de l’OTAN, la coopération structurée permanente de l’UE, le Mission Partner Environment américain, les initiatives d’intégration ciblée comme CAMO, les démarches équivalentes de nos partenaires, notamment l’Allemagne, mais aussi le développement de « systèmes de systèmes » comme le SCAF. De nombreux facteurs vont contribuer à en faire évoluer les conditions et les niveaux : l’incertitude quant à nos partenariats stratégiques, qu’aggrave la crise actuelle ; l’évolution des systèmes d’information et de communication (diffusion des radios logicielles, mise en place de « clouds tactiques » qui devraient faciliter la coordination mais compliquer l’atteinte de niveaux d’intégration plus poussés), l’émergence du combat collaboratif et des opérations multidomaines ; enfin, l’accélération des stratégies de modernisation, notamment outre-Atlantique.
Dans cet environnement, si l’interopérabilité avec nos alliés – en premier lieu américains et britanniques, en second lieu nos autres partenaires européens – doit être approfondie, elle continuera d’être limitée, notamment dans les champs stratégique et technique. Surtout, étant donné les incertitudes sur l’avenir de ces partenariats, la priorité absolue pour la France doit être accordée à l’amélioration de l’interopérabilité interarmées, tant pour garantir l’efficacité de forces aux formats contraints que pour permettre à la France d’assurer le rôle de matrice d’intégration interarmées d’une coalition limitée à quelques partenaires. Il s’agit en particulier d’étendre le champ des opérations multidomaines au sein des forces françaises. Une progression passant par l’extension progressive de l’intégration opérationnelle actuelle puis par la recherche d’effets de symbiose sélectifs entre les futurs « systèmes de systèmes » d’armée (Scorpion, SCAF, etc.) pourrait être une approche intéressante.
Introduction
La question de l’interopérabilité est aussi ancienne que les opérations militaires elles-mêmes dans la mesure où ces dernières ont toujours relevé de la combinaison d’armes disparates au sein d’une même force ou de celle de plusieurs entités stratégiques distinctes, qu’il convient de faire combattre ensemble pour assurer le succès de l’entreprise. La célèbre phrase de Foch, « J'ai beaucoup moins d'admiration pour Napoléon depuis que j'ai commandé une coalition » en souligne tout le défi. L’action interarmes ou interarmées, condition indépassable de l’efficacité opérationnelle, repose sur cette interopérabilité.
Dans l’immédiat après-Guerre froide, la problématique de l’interopérabilité occupe le devant de la scène en raison de plusieurs enjeux nouveaux : la multiplication des opérations extérieures multinationales, l’émergence concomitante des doctrines et institutions interarmées, la généralisation des systèmes d’information et de communication, enfin la redécouverte des exigences « d’approche globale » pour mener à bien les campagnes de stabilisation et de contre-insurrection.
Trois raisons amènent aujourd’hui à réexaminer la problématique de l’interopérabilité. En premier lieu, les travaux de ces trois dernières décennies et la diversité des cadres d’interopérabilité qui se sont succédé ont amené un empilement de définitions et de typologies n’étant pas toujours cohérentes. Il importe dans un premier temps de s’attarder sur ce cadre théorique en vue de le clarifier. En second lieu, le paysage stratégique évolue et avec lui la nature des partenariats opérationnels motivant l’interopérabilité. En troisième lieu, la révolution des technologies de l’information, marquée par exemple par l’émergence des technologies du « cloud », renouvelle la question de l’interopérabilité technique entre armées. Elle ouvre la voie à de nouvelles capacités opérationnelles, comme le combat collaboratif, qui à leur tour changent la donne en matière d’interopérabilité. Ces réflexions sont l’objet de la seconde partie.
Ce cadre et ces réflexions permettent de développer des implications et recommandations pour les armées françaises, qui feront l’objet d’une troisième partie. Contrairement aux autres travaux, dans la mesure où nous traitons précisément de l’interopérabilité entre nos armées, nous avons pris le parti de ne pas découper ces recommandations par armées, ce qui aurait constitué des développements redondants.