Notes de la FRS

L’évolution des feux dans la profondeur à l’horizon 2035

Publication générique pour un programme/observatoire n°00/2021
Stéphane Delory
Philippe Gros
26 mai 2021 Version PDf

Résumé

Les capacités de frappe dans la profondeur connaissent plusieurs évolutions notables sous l’effet des avancées technologiques et des tensions géostratégiques actuelles entre grandes puissances.

Dans le domaine de la frappe à portée stratégique ou régionale (quelques milliers de kilomètres), les États-Unis disposent des capacités les plus complètes, qu’ils renforcent dans le contexte de la compétition stratégique avec la Russie et la Chine. Elles se caractérisent par une prédominance du C4ISR aérospatial, des effecteurs aériens que viendront à terme compléter des missiles hypersoniques destinés à garantir la liberté de manœuvre de l’Airpower contre des défenses toujours plus robustes. Les Chinois étoffent leurs capacités ISR et leurs effecteurs suivant le cheminement inverse des Américains, consistant en premier lieu en une puissance balistique d’interdiction que viennent compléter progressivement la puissance aérienne et, là encore, des missiles hypersoniques. Les Russes ont le dispositif le plus faible tant en capacités ISR qu’en effecteurs. Ces derniers se composent essentiellement d’un arsenal de missiles de croisière, certes performants, mais au volume très compté. Cette donnée limite leur emploi à des actions à effets stratégiques, relevant de la démonstration, de la diplomatie coercitive ou de la posture de dissuasion.

La frappe dans la profondeur tactique à opérative (quelques centaines de kilomètres) connaît un bouleversement plus profond encore, marqué par l’extension générale des portées, le développement de la précision, non seulement des roquettes mais aussi des obus et une diversification des charges. Les Russes ne sont pas à la pointe de cette évolution : ils disposent de capacités écrasantes dans la profondeur tactique mais guère au-delà et restent relativement en retard dans la modernisation des munitions et des capacités ISR aéroportées. A l’inverse, la Chine fait des progrès considérables dans l’allongement de la portée de ses roquettes et développe ses premières munitions guidées. Une modernisation des systèmes d’artillerie est aussi à prévoir. L’US Army, qui a longtemps négligé la modernisation de ses tubes d’artillerie, est dans une logique de rattrapage et de dépassement des capacités adverses avec des préoccupations évidentes en termes d’atténuation des vulnérabilités. Ce train de modernisation démultiplie les effets réalisables, au point d’offrir des capacités inédites d’interdiction de la manœuvre, de contre-batterie et de SEAD tactiques. Pour se prémunir de tels développements, les défenses antiaériennes restent à adapter. Insuffisantes pour offrir une capacité d’interception significative face à des feux concentrés, elles permettent en l’état surtout d’interdire les capacités ISR aéroportées permettant un ciblage dynamique. En cela, les Russes sont nettement avantagés. La numérisation des architectures C4ISR de ces défenses, à l’image de celles entreprises par les Américains, ainsi que celle des effecteurs diversifiés et plus performants (propulsion par statoréacteur) devraient, à terme, rééquilibrer la balance dans un sens plus favorable à la défense. La sécurité des dispositifs de force appelle aussi à une réflexion sur la doctrine, les moyens de la manœuvre et les défenses passives.

La dissémination de ces moyens de frappes dans la profondeur tactique à opérative parmi les acteurs de second rang répond désormais à une demande militaire et non à un souci de prestige ou de positionnement international. Les outils de non-prolifération sont actuellement mal adaptés à ce phénomène. La dissémination, très largement dérégulée, des moyens de frappe de plus courte portée et des architectures attenantes est tout aussi préoccupante. Elle génère des vulnérabilités potentielles très élevées, notamment dans le cadre d’opération où des dispositifs de force coexistent avec des moyens de feu mal identifiés et qui ne peuvent être engagés de façon préemptive. Du fait des limites du C‑RAM face à ce type de menace, des défenses passives et des moyens de contre-batterie doivent être considérés comme constitutifs de tout déploiement. Enfin, si les systèmes de frappe dans la profondeur opérative exercent une menace substantielle sur les centres logistiques et points nodaux dans la profondeur du théâtre, des défenses actives performantes permettraient sans doute de modérer le risque. L’élimination de ces systèmes offensifs reposera néanmoins essentiellement sur des moyens air-sol, éventuellement complétés par des moyens surface-surface. Ainsi, la confrontation potentielle avec un acteur de second rang implique l’engagement de moyens de défense active et de frappe de longue portée qui, il y a quelques années encore, étaient considérés comme relevant du conflit majeur.

Face à ces menaces, les feux de notre composante terrestre apparaissent surclassés tant en termes de puissance de feu (« outgunned ») que s’agissant de la portée de tir (« outranged »). La doctrine de manœuvre interarmes ne semble pas davantage adaptée à ces transformations et nécessite probablement d’importantes révisions. Ce contexte plaide pour une meilleure prise en compte de ces capacités par nos forces, non seulement en contre-déni d’accès en coalition limitée mais aussi en l’appui dans les opérations de contre-insurrection. Notre artillerie serait ainsi avantageusement dotée de l’aptitude à exercer des effets de contre-batterie, de contribution à la SEAD aux grandes profondeurs tactiques voire opératives basses, avec par exemple, des systèmes de roquettes planantes ou de SRBM quasi-balistiques et des capacités ISR très étoffées. Pour la composante aérienne, la densification des capacités de frappe de portée opérative peut venir d’un « high-low mix » combinant plates-formes sophistiquées, drones et/ou munitions maraudeuses et munitions propulsées plus simples, mais aussi de missiles à statoréacteur, comme l’envisage l’Air Force. La composante navale est pour sa part probablement condamnée à suivre le mouvement de l’extension de la portée (plus de 500 km) et de la vélocité des missiles antinavires. L’impact de la frappe dans la profondeur est aussi critique dans le domaine des opérations amphibies : elle plaide pour le développement des capacités d’assaut à grande distance des côtes, appuyées par une capacité de frappe navale dans la profondeur, le cas échéant par l’adaptation de LRM terrestres. Au-delà de ces spécificités, plusieurs exigences ont trait à l’ensemble de nos composantes de force telles que l’interopérabilité, l’exploitation de la révolution des capacités commerciales ROIM, la protection de nos infrastructures de débarquement (APOD/SPOD) ou encore l’amélioration de la mobilité intra-théâtre.

 

Introduction

La frappe dans la profondeur recouvre tous types de feux indirects produits par des moyens terrestres, aériens et navals visant un objectif situé au-delà de la zone d’engagement rapproché. Cette frappe sert à générer des effets directs sur l’objectif et par ce biais des effets indirects aux niveaux tactique, opératif voire stratégique (dans ce cas non seulement militaires, mais aussi économiques ou politiques) sur le système dans lequel s’intègre cet objectif. Les processus de ciblage qui synchronisent buts, cibles, effets, actions et moyens, à la fois en planification mais désormais aussi en conduite (avec le ciblage d’opportunité sous toutes ses formes) représentent son moteur essentiel. Cette frappe dans la profondeur est réalisée soit seule, soit en combinaison avec la manœuvre physique, la recherche d’effets d’influence, d’effets dans le domaine cyber ou encore d’actions diplomatiques, dans ce dernier cas selon une logique de diplomatie coercitive dans laquelle les effets directs sur l’objectif sont déterminés par les effets diplomatiques recherchés.

Cette frappe est systématiquement réalisée par un système de force combinant des moyens d’Intelligence, Surveillance & Reconnaissance (ISR) et de désignation d’objectif, des effecteurs (canons, missiles surface-surface – terrestres et navals –, plates-formes aériennes et munitions – missiles, bombes – et des moyens de C2, les PC et systèmes d’information et de communication.

Ces systèmes de force connaissent plusieurs évolutions notables actuellement sous l’effet des avancées technologiques (haute vélocité, précision, miniaturisation, etc.) et des configurations géostratégiques : une première dynamique est générée par la compétition entre les États-Unis, la Russie et la Chine ; la seconde apparaît comme le résultat direct de l’antagonisme qui oppose « l’axe de résistance » chiite piloté par Téhéran d’une part, les Occidentaux et les pays du Golfe d’autre part. Les ambitions prioritaires manifestées par l’U.S. Army avec ses programmes de Long-Range Precision Fires (LRPF), la course à l’arme hypersonique, mais aussi les réalisations démontrées par l’Iran avec les frappes sur les raffineries d’Aramco ou les bases américaines d’Irak témoignent ainsi d’une accélération des évolutions de ce type de frappe.

La présente note poursuit un double objectif. Sa première partie analyse les grandes évolutions de ces systèmes de force. Elle combine une approche par puissance et une approche par modèle de système de frappe distinguant profondeur stratégique / régionale (plusieurs centaines à milliers de kilomètres) et profondeur tactique et opérative basse (quelques dizaines à centaines de kilomètres) qui répondent à des logiques spécifiques. La seconde partie en tire les implications pour chacune de nos composantes de force, tant sur le plan offensif, c’est-à-dire de nos propres capacités de frappe, que défensif, c’est-à-dire sur le plan de nos mesures de protection et de défense face aux évolutions de cette menace aux lourdes conséquences.