Isabelle Facon
Vincent Tourret
Philippe Gros
30 juillet 2020 Version PDf
La présence permanente qu’entretient la Russie en Méditerranée orientale répond à plusieurs objectifs : interdire toute base régionale à des forces hostiles pouvant menacer son territoire et protéger le flanc sud du pays face aux Etats-Unis et à l’OTAN, suivant, selon certains, une logique émergente de « bastion stratégique méridional ». Elle relève également du marqueur de puissance, sur un théâtre pertinent pour la compétition avec les Etats-Unis : elle permet de faire pression sur les puissances occidentales dans leurs zones d’intérêt stratégique. La Russie pourrait à terme chercher à remettre en cause la suprématie de l’OTAN en Méditerranée centrale également, par un éventuel positionnement en Libye. Enfin, aux yeux des Russes, la présence permanente en Méditerranée offre un accès à « l’océan mondial ».
Pour servir ces desseins, la Russie a renforcé ses capacités opérationnelles en MEDOR, y déployant ce que certains estiment être une véritable bulle A2/AD. En premier lieu, le groupe de forces permanent en Méditerranée, formellement rattaché à la flotte de la mer Noire, peut compter en théorie jusqu’à une quinzaine de bâtiments de combat et de soutien. A l’avenir, il ne croîtra probablement qu’à la marge et plus particulièrement dans le domaine sous-marin. La Russie compense cette faiblesse numérique par la « Kalibrisation » de ses plateformes, la généralisation de leur dotation en missiles de croisière Kalibr, au cœur de la mission de dissuasion conventionnelle comme nucléaire non-stratégique. En second lieu, Moscou a enraciné le statut de la Syrie comme le principal point d’accès de sa stratégie moyen-orientale : son dispositif y restera structuré autour du « double centre de gravité » constitué par le port de Tartous, transformé en véritable base de soutien et la base aérienne de Hmeimim, PC de théâtre, cœur de la puissance aérienne et du système intégré de défense antiaérienne russe dans la région. Enfin, la Russie accompagne son effort diplomatique de coopérations à caractère commercial permettant le cas échéant de donner une dimension stratégique à plusieurs relations bilatérales, avec la Turquie et l’Egypte en particulier.
Ces capacités impliquent que ce dispositif apparaît effectivement bien taillé pour contribuer à la stratégie d’influence, dissuader les actions adverses en opérant comme un « tripwire », voire interdire les entreprises de certains acteurs de la zone. Il semble en outre suffisamment robuste pour interdire les approches littorales du Levant voire le bassin Levantin à une coalition limitée à laquelle ne participerait pas les Américains, cas de figure le plus contraignant pour nos armées. En revanche, ses capacités (conventionnelles) semblent nettement moins convaincantes dans le cas de la confrontation plus large avec l’OTAN : on peut douter que leur volume suffise à obtenir une diversion de capacités significatives, un étalement horizontal des forces de l’OTAN ou soit en mesure de résister à des modes d’action saturants…sauf à obtenir des renforts importants, une perspective pour une large part tributaire du degré de permissivité d’Ankara quant aux passages des détroits. Cette présence russe peut avoir enfin pour implication de complexifier considérablement nos environnements opérationnels, par exemple en hybridant les capacités d’un adversaire que Moscou serait amené à soutenir. Cette présence incite d’une part à des ajustements de déploiement ou d’entraînement, en coopération, sur le court terme, et souligne d’autre part l’intérêt à lancer ou poursuivre de multiples développements capacitaires de plus long terme.