Propulsion nucléaire et souveraineté nationale : la question du porte-avions
Préface (par Bruno Tertrais)
La propulsion nucléaire est le seul grand domaine d’application de la science et de la technologie atomiques qui n’ait jamais été véritablement contesté. Il est vrai qu’elle est plus discrète, et perçue comme moins dangereuse, que ne le sont les réacteurs électronucléaires et les armes.
Son utilité dans le domaine naval ne fait guère de doute : il s’agit de la voie adoptée par la très grande majorité des États concernés pour leurs sous-marins lanceurs d’engins, leurs sous-marins d’attaque, leurs porte-avions, et parfois certains navires de surface (brise-glace russes). L’importance des espaces maritimes pour la sécurité, le commerce, les ressources ne faisant que croître, on peut lui prédire un bel avenir. Aucune alternative crédible n’offre le même bilan coût-avantages.
Ce n’est pas par hasard qu’il existe une très forte corrélation entre le statut d’État disposant d’armes nucléaires et le recours à la propulsion nucléaire : il existe une cohérence scientifique, technologique et humaine dans l’investissement qui est ainsi fait. C’est ce qui explique les choix de la Chine, des États-Unis, de la France, du Royaume-Uni, de la Russie, de l’Inde désormais. Certains États non nucléaires s’y intéressent également désormais : c’est le cas du Brésil qui, dans le cadre de son programme ProSub, entend se doter de manière autonome de sous-marins à propulsion nucléaire SN-BR. C’est également, semble-t-il, le cas de la Corée du sud.
Le choix fait par la France comporte une autre dimension : elle est la seule, avec la Chine, à ne pas avoir recours, pour le combustible de ses réacteurs de propulsion, à l’uranium hautement enrichi. L’utilisation d’un combustible à base d’uranium faiblement enrichi a ses contraintes (recharge tous les dix ans environs) mais aussi de nombreux avantages, dont celui de ne poser aucun problème du point de vue de la non-prolifération nucléaire. L’emploi de l’UHE pour la propulsion, adopté notamment par les États-Unis et la Russie, est en effet de plus en plus stigmatisé par les États et les organisations non-gouvernementales qui se préoccupent – non sans raison – de combler les failles du régime de non-prolifération, y compris dans la perspective éventuelle du lancement d’une négociation sur un traité d’interdiction de la production de matières fissiles (l’UHE pouvant être utilisé pour la fabrication d’armes).
La France est actuellement engagée dans la construction d’une nouvelle génération de sous-marins nucléaires d’attaque (classe Barracuda), et dans la conception de la prochaine génération de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. Elle s’apprête à aborder la question cruciale de la succession du porte-avions Charles-de-Gaulle.
Le texte de l’amiral Edouard Guillaud, qui vise à éclairer les choix qui seront faits par nos autorités politiques dans les prochaines années, présente les enjeux de cette question en la replaçant dans le contexte de l’avenir de la Marine française. Nul n’était mieux placé que lui pour faire ce travail : il a en effet eu à connaître très directement, et sous tous leurs angles – techniques, opérationnels, politiques – de ces questions notamment en tant que commandant du Charles-de-Gaulle, chef d’état-major particulier du Président de la République, et chef d’état-major des armées.
Ses conclusions sont claires : la voie la plus souhaitable pour la France consiste à lancer la conception et la réalisation d’un nouveau porte-avions à propulsion nucléaire.
Le porte-avions nucléaire est, avec le sous-marin nucléaire lanceur d’engins, l’incarnation de la souveraineté française. Souveraineté politique, avec la mise à disposition du Chef de l’État d’un outil visible et puissant, qui plus est non dépendant, pour l’emploi de l’arme aérienne, de la mise en place de bases terrestres sur le théâtre. Souveraineté industrielle, avec le recours pour sa propulsion à un savoir-faire indépendant, et au demeurant qui s’inscrit parfaitement dans la stratégie française de limitation du recours aux combustibles fossiles.
C’est donc, semble-t-il, la voie la plus raisonnable à poursuivre.
Introduction
A l’heure où la marche du monde semble toujours folle et où une nouvelle Loi de Programmation Militaire arrive en discussion au Parlement, il est naturel de s’interroger sur la palette d’outils militaires dont la France dispose et devra disposer, en particulier pour sa Marine.
Cette question est d’autant plus prégnante que non seulement la France est membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU avec droit de véto (le fameux P5) mais elle possède aussi le deuxième domaine maritime mondial, de plus de onze millions de km² de Zone Economique Exclusive (ZEE), derrière les États-Unis. Elle pourrait même avoir la première ZEE si toutes ses revendications EXTRAPLAC sont acceptées par l’ONU.
Parmi ces outils, certains, par leur taille, leur image ou leur coût unitaire, sont plus emblématiques que d’autres et deviennent l’objet de fantasmes pour leurs détracteurs et d’une adoration aveugle pour leurs partisans : c’est le cas du porte-avions, présent sans discontinuer dans l’ordre de bataille naval français depuis soixante-dix ans. Est-il obsolète comme certains le laissent entendre, trop vulnérable face aux armes nouvelles ou conserve-t-il une place – et laquelle – dans l’arsenal français ? C’est aussi le cas des sous-marins tant d’attaque (les SNA) que stratégiques lanceurs d’engins (les SNLE) qui sont malgré tout mieux inscrits dans le paysage et donc moins soumis à polémiques.
Pour remettre en perspective le phénomène maritime en ce début de XXIème siècle et comprendre les enjeux stratégiques induits, il est nécessaire de conserver à l’esprit quelques données chiffrées de géographie humaine qui rendent compte d’une partie des défis auxquels l’Humanité est confrontée
Actuellement, les deux tiers de la population mondiale vivent à moins de 100 km des côtes et l’UNESCO estime qu’en 2025, 75% des hommes vivront à moins de 60 km du littoral.
Cette concentration humaine est source de pression côtière dans tous les domaines, de l’économique à l’environnemental, puisqu’elle jouxte les 71% de la surface de la Terre constitués d’eau de mer ; c’est cette même eau de mer dans laquelle se trouve la majorité des espèces vivantes (50 à 80 % selon les estimations) et qui génère plus de 60 % des écosystèmes qui nous permettent de vivre, à commencer par la production de la majeure partie de l’oxygène que nous respirons.
Par ailleurs le commerce mondial passe par la voie des mers à 80% en volume et 70% en valeur. La connaissance et le contrôle des lignes de communication maritime (les SLOCS anglo-saxonnes) revêtent un intérêt économique et géostratégique majeur.
Enfin il est vraisemblable que, pour nourrir les dix milliards d’êtres humains prévus en 2050, il faudra compléter la production agricole terrestre par des ressources issues de la mer.
Ainsi, alors que les hommes sont de plus en plus dépendants et reliés quotidiennement à la mer, le contrôle des océans s’avérera de plus en plus stratégique. C’est ce que certains ont baptisé la « maritimisation » du monde. Mers et océans sont déjà le lieu de crises comme en mer de Chine méridionale et potentiellement celui d’affrontements armés.
Pour une puissance comme la France qui souhaite manifestement continuer à « jouer en première division » sur la scène mondiale, il est indispensable de posséder une Marine Nationale dotée des outils ad hoc, de la surveillance simple de sa ZEE à la mise en œuvre de navires de combat puissants et endurants. Se pose ainsi une première question : pourquoi un porte-avions ? Suivie des interrogations subsidiaires en cas de réponse affirmative : propulsion nucléaire ou conventionnelle, avec catapultes ou tremplin (ski-jump) ?
La deuxième question porte sur les sous-marins : lesquels et combien ? Avec la même interrogation : quelle propulsion ?
Le porte-avions, nécessité et mythes
Une brève histoire des porte-avions
Si l’on n’occupe pas la mer comme on occupe la terre, de tous temps les Hommes ont navigué pour le commerce et la pêche et en ont fait un espace d’affirmation de souveraineté (souvenons nous des combats du XVIIème siècle pour des questions de salut au pavillon) et de projection de force (débarquement) ou de puissance (bombardement) vers la terre. L’évolution des navires militaires a découlé de cet état de fait.
Dès le début du XXème siècle, Clément Ader imagine l’emploi de l’avion dans la guerre navale ; il publie en 1909 L’aviation militaire qui intéresse au plus haut point… la Marine américaine. Il invente et prévoit tout ou presque, depuis le mot « appontage » jusqu’au hangar placé sous le pont qui doit être plat, en passant par les ascenseurs !
Les premiers essais de décollage ont lieu en 1910 aux États-Unis depuis un croiseur. Il faudra attendre 1920 pour que la Marine nationale fasse décoller un avion depuis l’aviso BAPAUME ; elle ne poussera pas dans cette voie, se concentrant d’abord sur les hydravions éventuellement embarqués et sur les dirigeables dans leur mission de reconnaissance (on dirait aujourd’hui de connaissance et d’anticipation).
Les premiers « ponts-plats » apparaîtront en 1922 et seront développés rapidement par le Japon, le Royaume-Uni et les États-Unis. Avec le BEARN de 1927, la France est déjà en retard et ne se réveillera qu’en 1938 en décidant la construction de deux porte-avions de la classe JOFFRE. Notre défaite de 1940 scellera le sort de ce programme en début de construction.
C’est la Seconde Guerre mondiale qui fera du porte-avions la pièce maîtresse des marines du monde, le « capital ship » qu’il est encore aujourd’hui. Il est devenu l’archétype du navire capable de projection de puissance. Plus de cent quarante sont en service dans le monde entre 1939 et 1945. En comparaison des autres navires de combat, les porte-avions apportent une allonge de frappe considérable, bien au-delà de l’horizon et de la portée des canons, le suivi en continu de l’action lointaine en cours et la maîtrise de la dimension aérienne.
Ils se déclinent à l’époque en trois variantes de taille et d’emploi différents mais complémentaires.
Les porte-avions d’escorte sont construits aux normes civiles et destinés à apporter une couverture aérienne aux convois ainsi qu’aux opérations amphibies. Ils peuvent mettre en œuvre des avions de reconnaissance, des bombardiers en piqué et des avions torpilleurs. La Marine française a pris conscience de l’importance des porte-avions dès 1942/43. En 1946, le DIXMUDE, ex-BITER, est acquis auprès des États-Unis.
Les porte-avions légers sont construits aux normes militaires de résistance aux avaries de combat. Ils sont plus rapides mais possèdent le même groupe aérien que les porte-avions d’escorte, d’une trentaine d’appareils. Après la Seconde Guerre Mondiale, la Marine mettra en œuvre les LAFAYETTE et BOIS BELLEAU en particulier en Indochine. L’ARROMANCHES, ex-COLOSSUS britannique est également un porte-avions léger. Il sera engagé en Indochine, dans l’opération de Suez et lors des « événements » d’Algérie et de Tunisie.
Enfin les porte-avions d’assaut ou de combat sont des navires de guerre de premier rang pouvant embarquer plus de quatre-vingt appareils pour les plus gros.
Les évolutions après 1945 sont nombreuses et pour la plupart d’origine britannique : une piste oblique pour permettre décollages et appontages simultanément, la catapulte à vapeur pour augmenter la masse au décollage, le frein d’appontage hydraulique, le miroir d’appontage pour assister le pilote dans la phase finale, etc.
Les CLEMENCEAU en 1961 et FOCH en 1963 seront les premiers porte-avions modernes construits en France de la catégorie reine, celle des porte-avions de combat. Ils sont d’une taille modeste (32 500 tonnes) comparée aux réalisations américaines de l’époque : plus de 75 000 tonnes dans les années 1960. L’apparition de la propulsion nucléaire date également de ces années : c’est l’ENTERPRISE, dont le nombre de réacteurs, huit, tient compte des préoccupations de l’époque en matière de fiabilité puisque six réacteurs garantissaient à eux seuls la puissance nécessaire. Tous les porte-avions à propulsion nucléaire suivants se contenteront de deux réacteurs, à la puissance unitaire évidemment plus élevée. Le fait nucléaire améliore la mobilité et diminue partiellement les besoins logistiques des flottes (le train d’escadre), ne rendant les déploiements dépendants que de la résistance physique des équipages. Le pouvoir politique américain n’a cessé depuis d’utiliser ses porte-avions ad libitum.
A partir de 2001 entrera en service le CHARLES DE GAULLE, déplaçant 42 000 tonnes et équipé de deux chaufferies nucléaires K15, version plus puissante que celle utilisée sur nos SNLE de la classe LE TRIOMPHANT. Son groupe aérien peut comporter jusqu’à 40 avions et hélicoptères et il est capable de générer cent sorties par jour en haute intensité. Il sera déployé dès sa première année de service en océan Indien pour frapper l’Afghanistan : il n’y a pas encore d’avions de chasse français stationnés dans la zone, il faudra attendre 2002. D’autres déploiements suivront car les zones de combat de l’époque étaient principalement dans le sud afghan, plus proche de l’océan Indien que la base de Manas au Kirghizistan où seront initialement stationnés nos Mirage 2000.
En quinze années de disponibilité (il y a déjà eu un premier arrêt technique majeur pour changement des cœurs nucléaires en 2007-2008), le CHARLES DE GAULLE a effectué onze missions opérationnelles réelles, plus de 41 000 catapultages et parcouru 650 000 milles nautiques (environ 1 200 000 km). Son retrait du service actif est aujourd’hui prévu à l’horizon 2040.
Un outil pour aujourd’hui, parfois remis en cause
Dans la manœuvre diplomatique et la gestion d’une crise, ce que recherche le décideur politique est la possibilité de graduer l’action militaire qu’il ordonne. Il veut pouvoir l’adapter rapidement à un contexte toujours instable, et conserver la possibilité de retenir sa main à tous les instants et ce jusqu’au dernier moment.
Souvent présenté comme « 42 000 tonnes de diplomatie » dans le cas français et « 4,5 acres of american sovereign territory anywhere in the world » pour les Etats-Unis, le porte-avions représente comme tout navire de combat un instrument à la double vocation guerrière et diplomatique, passant sans solution de continuité d’un rôle à l’autre : de la sécurisation de la République de Djibouti lors de son indépendance (années 1970) à la présence puis l’action devant le Liban (années 1980 et 90), de la dissuasion devant la Libye (années 1980) à la prévention puis l’action en Adriatique au moment des crises en ex-Yougoslavie (années 1990), sans oublier les déploiements avec projection de puissance de Libye (2011) puis sur la crise syrienne (années 2010). Plus qu’un « capital ship » au sens de grand bâtiment, il est aussi un navire de souveraineté, pour peu que le groupe aérien qu’il embarque soit suffisamment important et polyvalent ; la taille minimale de ce groupe embarqué est déterminée par l’effet militaire recherché et accessible ; on peut raisonnablement estimer qu’elle est actuellement d’une vingtaine d’appareils avec les avions omni rôles tels le Rafale.
Le porte-avions n’est pas un outil de l’ombre, il est visible, ce qui peut être un atout en cas de contrôle de l’escalade : depuis sa mise en alerte puis son appareillage jusqu’à son retour, chaque phase de son activité est un signal adressé à la communauté internationale. Il s’agit de marquer la volonté et la ligne politique du pays. Son positionnement exact peut être choisi et piloté au plus haut niveau, de même que son activité aérienne : ainsi une patrouille de deux avions qui longe régulièrement l’espace aérien d’un pays riverain est un message clair.
Le porte-avions est endurant, encore plus s’il est à propulsion nucléaire. Il peut dans ce cas passer plusieurs mois déployé sans nécessiter une logistique spécifique, qui serait différente de celle nécessaire à une force navale de surface.
Il est flexible et adaptable, pouvant moduler la composition de son groupe aérien, le déployer à terre et même se transformer en porte-hélicoptères d’assaut ce que l’opération Harmattan en Libye a montré.
Il est très mobile et rapide, sa propulsion nucléaire le libérant des contraintes anciennes du ravitaillement à la mer tous les deux à trois jours. Celles-ci imposaient à chaque fois à ses prédécesseurs conventionnels une interruption de l’activité aérienne pendant plusieurs heures ainsi qu’une route de ravitaillement déterminée par les conditions météo du moment, ce qui était un renseignement de choix pour un adversaire potentiel.
La composition du groupe aéronaval (GAN) qui l’accompagne en est allégée : on estime que ce sont deux pétroliers ravitailleurs économisés par déploiement opérationnel, c’est-à-dire deux navires d’environ 20 000 tonnes et au total quelques centaines de marins. Il ne faut pas oublier que le type CLEMENCEAU consommait 800 tonnes de carburant par jour lorsqu’il était déployé !
Ce groupe aéronaval est à géométrie variable : sa puissance militaire pure est adaptée à la menace comme à la mission, sa composition revêt également un aspect diplomatique. Inclure dans son escorte un navire de combat étranger est un signal politique fort, plusieurs fois utilisé ces dernières années. Différents pays de l’Union Européenne ont déjà participé aux déploiements opérationnels du CHARLES DE GAULLE.
Ce rôle multiforme ne peut pas être entièrement tenu par les navires de surface traditionnels, croiseurs ou frégates, même en groupe de combat constitué. En effet il leur manque un nombre conséquent de moyens aériens, limités qu’ils sont par la taille de leurs plateformes pour hélicoptères et bientôt pour des drones.
Il n’est que partiellement rempli par les porte-hélicoptères et porte-aéronefs pour avions à décollage court et atterrissage vertical STOVL (Short Take-Off and Vertical Landing) qui sont plus des moyens de projection de force et de soutien aux opérations amphibie que des moyens de projection de puissance. Ceci est dû aux limitations inhérentes au type d’aéronef qu’ils mettent en œuvre : tout comme l’hélicoptère, l’avion STOVL a une masse limitée et un rayon d’action faible (il consomme une partie de son carburant pour sa sustentation en début et en fin de mission). Le célèbre Harrier est ainsi inopérant en Méditerranée orientale pendant les deux mois d’été à cause de la température de l’air : il doit choisir entre emporter du carburant mais pas d’armement ou l’inverse… Le nouveau chasseur-bombardier américain F35B ne devrait apporter qu’une amélioration relative à cette limitation du couple emport/rayon d’action hors ravitaillement en vol.
Aujourd’hui, le porte-avions s’inscrit parfaitement dans le découpage en cinq fonctions stratégiques à l’honneur en France : Dissuasion, Protection, Connaissance et Anticipation, Intervention et Prévention. Ces fonctions sont utilisées pour décrire la mise en œuvre de la stratégie de défense et de sécurité de la France et structurer le modèle d’armée nécessaire à son ambition ; cette analyse sert ensuite à l’élaboration de nos Lois de Programmation Militaire qui, lorsqu’elles sont exécutées, donnent à notre pays la crédibilité militaire qui accompagne sa diplomatie.
La Connaissance et l’Anticipation ne sont pas stricto sensu des fonctions stratégiques mais constituent le substrat indispensable à toute élaboration d’une stratégie. Dans ce domaine, le porte-avions et son groupe aéronaval d’accompagnement sont un outil particulièrement puissant car alliant toutes les techniques de recueil de renseignement grâce à la diversité des moyens embarqués conjuguée à l’emploi des aéronefs, pilotés aujourd’hui et drones demain.
Si la Dissuasion nucléaire n’est pas sa mission permanente, le fait de pouvoir emporter et mettre en œuvre le missile nucléaire ASMPA (Air Sol Moyenne Portée Amélioré) le rend apte à participer à la dialectique de notre dissuasion, selon les besoins de notre politique étrangère et de souveraineté. Le monde continuant à se nucléariser, le porte-avions est plus que jamais un outil intéressant puisqu’il peut se déployer partout.
La Prévention, l’Intervention et la Protection constituent pour tous les navires de combat une gradation de leur mission dès qu’ils sont à la mer. S’agissant du porte-avions, sa taille et ses capacités de commandement comme de projection de force et de projection de puissance en font un outil particulièrement performant en temps de crise.
Pourtant, l’existence même du porte-avions est régulièrement remise en cause : il serait un symbole inutile et coûteux, « capital ship » déjà condamné comme l’ont été les cuirassés. Un rapide examen des trois principaux arguments de ses détracteurs est nécessaire.
Si sa vulnérabilité est mise en avant face aux armes nouvelles telles que les missiles balistiques modernes (le missile de portée intermédiaire DF21D chinois par exemple), elle doit être regardée à l’aune du Groupe aéronaval (GAN) au centre duquel il navigue et dont l’une des missions est aussi de le protéger. Les missiles de croisière hypersoniques constitueraient une autre menace majeure. En réalité, tout ceci est strictement du même ordre que la menace à laquelle sont soumis tous les navires de surface dans le monde, ce qui fait que le porte-avions doit être évalué à la même aune. Les bases terrestres sont elles aussi vulnérables à ces mêmes menaces, d’autant plus qu’elles sont immobiles. Le vrai paradoxe est que les pays qui mettent le plus en avant ce type d’armement, la Russie et la Chine, sont aussi ceux qui font le plus d’efforts et montrent les plus grandes ambitions en matière de construction de porte-avions, à propulsion nucléaire qui plus est. Leur évaluation de la vulnérabilité n’est donc pas à leurs yeux si épouvantable.
La menace sous-marine existe et perdure depuis la Première Guerre mondiale. Bien que réelle elle ne doit pas être surestimée : sur les trente-huit porte-avions coulés pendant la Seconde Guerre mondiale, seuls un tiers l’ont été par sous-marins. Cette menace continue à être traitée par les unités spécialisées au sein de l’écran de protection que constitue le GAN, et n’a pas connu de rupture technologique majeure qui la rendrait désormais insurmontable.
Le coût du porte-avions est également montré du doigt. Il est certain que le coût unitaire du porte-avions paraît élevé en lui-même, et encore plus en cas de propulsion nucléaire. Toutefois il faut garder présent à l’esprit le service rendu dans la très longue durée qui est sans équivalent, mais aussi le moindre besoin en pétroliers ravitailleurs et équipages associés dans le cas nucléaire.
En réalité, c’est donc plutôt le coût global tout au long de sa vie qui doit être pris en compte, incluant son entretien (le Maintien en Condition Opérationnelle ou MCO), et ses mises à niveau techniques et technologiques. En cinquante ans de vie, un porte-avions connaît trois générations successives d’avions et plusieurs générations d’électronique et de systèmes cyber.
Calculé à la tonne, on estime qu’une frégate coûte deux fois plus cher et un sous-marin quatre fois plus : qui remet en question leur existence ?
Des bases à terre à l’étranger le remplaceraient avantageusement, il serait donc inutilement redondant. Cet argument est régulièrement contredit par l’actualité diplomatique avec deux raisons principales.
La première est qu’il faut obtenir l’accord de pays souverains qui, même lorsqu’ils sont de proches alliés, peuvent avoir une vision différente de la nôtre en matière d’implication dans une crise ou un conflit. Les difficultés de stationnement de nos avions dans un pays voisin et ami pendant le conflit en ex-Yougoslavie dans les années 90 en sont un exemple emblématique. Les négociations avec nos alliés peuvent être longues et assorties de droits de regard ou de veto que nous n’accepterions pas forcément. La mer reste Res Nullius en dehors des eaux territoriales ; s’y déploie qui le veut et surtout qui le peut.
La deuxième raison est que le porte-avions et son GAN sont disponibles « sur étagère » et que sa vitesse de déploiement (jusqu’à 1 000 km par jour rendus possibles par la propulsion nucléaire) le fait arriver sur zone partout dans le monde très rapidement, beaucoup plus rapidement que l’installation en urgence d’une base avancée ayant les mêmes capacités.
Bien sûr, le groupe aérien n’est pas extensible contrairement à une installation terrestre et celle-ci apporte dans la durée beaucoup d’avantages, mais l’urgence prime pour éviter l’extension d’une crise ou d’un conflit. Le porte-avions est donc l’outil du « premier arrivé » pour parer au plus pressé comme il peut être le « dernier parti » pour permettre un désengagement à terre en sécurité.
Comme on le voit, ces trois arguments de vulnérabilité, de coût et de redondance sont insuffisants pour condamner le porte-avions à court et moyen terme. Aujourd’hui encore, il reste un outil majeur à la disposition du Chef des armées. Son seul vrai défaut : il est pour l’instant unique et, partant, son emploi dans la durée est limité par la résistance de son équipage. Ce dernier ne peut être relevé au bout de quelques mois par manque de ressource humaine qualifiée et entraînée. Pour cela, il faudrait un deuxième porte-avions…
Quel outil pour le futur ?
Puisqu’il apparaît que la France veut continuer à peser sur les affaires du monde et donc développer une stratégie de puissance à sa mesure, il est légitime de s’interroger sur la succession de notre unique porte-avions nucléaire. Une évolution des menaces se produira sans doute, accompagnée comme à chaque fois par une évolution simultanée des moyens de protection : c’est la lutte ancestrale entre l’épée et la cuirasse, lutte qui a connu au cours de l’Histoire peu de ruptures technologiques la faisant changer de paradigme. L’invention de la poudre et l’apparition de la troisième dimension tant aérienne que sous-marine en sont des exemples.
Les ruptures technologiques majeures sont par essence difficilement prévisibles et ne font sentir pleinement leurs effets qu’au bout d’un certain temps, qui se compte en quelques dizaines d’années. Tel est donc l’horizon de la réflexion, qui correspond quasiment à deux générations humaines.
La durée de vie d’un porte-avions à propulsion nucléaire est principalement déterminée par celle des éléments constitutifs de ses réacteurs. Dans le cas du CHARLES DE GAULLE le retrait du service actif est annoncé pour 2040, à quelques mois près ; il aura alors 41 ans. L’examen de sûreté qui sera conduit dans les prochaines années pourrait cependant conduire à prolonger d’un cycle (10 ans) la vie du navire. À titre de comparaison, les porte-avions américains en service et en construction ont une durée de vie active programmée de cinquante ans.
La durée de conception puis de construction, au total d’une quinzaine d’années voire davantage, font qu’il faut réfléchir dès maintenant à la succession si l’option choisie par le pouvoir politique est de remplacer nombre pour nombre, sans interruption des capacités opérationnelles. Il est utile de se remémorer qu’un navire d’une telle taille et complexité demande au moins deux années d’essais à la mer tant techniques que militaires, avant de pouvoir être déclaré « admis au service actif ».
Le nouveau porte-avions connaîtra donc la fin de vie du RAFALE actuel, la mise en service de son successeur piloté et probablement le début de la génération suivante. Il connaîtra également l’arrivée d’une première et sans doute d’une deuxième génération de drones qui se spécialiseront pour remplir des missions de combat, de surveillance ou de soutien. Ces drones seront vraisemblablement de plus en plus gros, de même taille au moins que les avions pilotés.
Ce groupe aérien par son volume et sa nature déterminera la taille du pont d’envol, celle du hangar et la nécessité ou non de catapultes. Sans prendre beaucoup de risques, on peut considérer que les 16 000m2 de pont d’envol du tout récent britannique QUEEN ELISABETH constitueront un minimum. Il faudra absolument augmenter de manière significative la taille du hangar, aujourd’hui étriqué avec un peu plus de 4 500 m² tant sur le CHARLES DE GAULLE que sur les QUEEN ELISABETH.
La possibilité de catapultages et appontages simultanés sera recherchée car c’est un élément important de souplesse de gestion des opérations aériennes. Même si le tonnage n’est que faiblement lié à la superficie du pont d’envol, il faudra envisager un déplacement supérieur à 60 000 tonnes.
La mise en œuvre de ce groupe aérien continuera à se faire de façon privilégiée à l’aide de catapultes – ce qui a malheureusement été abandonné par nos amis britanniques. En effet, les progrès annoncés de la configuration STOVL restent insuffisants comparés aux capacités des avions embarqués traditionnels. Ces catapultes, qu’elles soient à vapeur ou électromagnétiques (tel le système américain EMALS dont la mise au point se poursuit), sont grandes consommatrices d’énergie : il s’agit de faire voler des avions de la classe des trente tonnes.
Se posera alors la question du mode de production d’énergie incluant la propulsion. Cette question est d’autant plus importante que, comme à chaque fois, les besoins du bord ne cesseront d’augmenter tout au long des quarante à cinquante années de service actif du bâtiment. L’énergie nucléaire est à ce niveau de taille, de puissance et de durée de vie un atout considérable, comme l’a bien compris la Chine qui vient d’annoncer son intention de se doter de porte-avions nucléaires.
En effet, non seulement la réserve de puissance est énorme et facilement accessible, mais en outre le besoin si contraignant en ravitaillements à la mer fréquents – un tous les deux à trois jours pour une propulsion conventionnelle – se réduit à un par semaine, moins pénalisant de surcroît. Il s’agit alors de renouveler ce qui a été consommé par le groupe aérien pendant une séquence standard d’activité de cinq à six jours, suivie d’une journée sans vol (no fly day) éloignée de la zone d’opérations. Cette journée indispensable est destinée à régénérer les pilotes, l’équipage et les équipements. Pendant trois à quatre heures on transfère alors des milliers de mètres cubes de carburant aviation, des munitions, des vivres, des pièces de rechange et des matériels. La tenue de ce rythme de ravitaillement est rendue possible par la propulsion nucléaire qui libère l’utilisation des soutes au profit du carburéacteur et des munitions.
La Revue stratégique rendue publique début 2018 a reconnu que la Marine nationale possède actuellement un nombre insuffisant de pétroliers ravitailleurs. En cas de choix d’une propulsion classique, ce déficit serait creusé de deux unités supplémentaires. Il est illusoire de penser que nous pourrions systématiquement nous appuyer sur les trop rares pétroliers de nos alliés : la faiblesse du train d’escadre est malheureusement une caractéristique des puissances maritimes européennes, qui ont préféré concentrer leurs faibles investissements sur les seuls bâtiments de combat, au risque de ne pouvoir les déployer. Face au double inconvénient de la vulnérabilité d’une noria de ravitaillement et d’une exposition aux coûts non maîtrisables de la ressource pétrolière, la propulsion nucléaire présente l’avantage d’une prévisibilté avérée.
Là encore, la propulsion nucléaire apporte un soulagement des contraintes, dont nos alliés bénéficient également. Elle diminue d’autant le surcoût de la propulsion nucléaire, puisque sont « économisés » deux ravitailleurs et leurs équipages, et ce tant en coût d’acquisition qu’en coût de possession.
Un porte-avions est une puissante base aérienne mobile et flottante, il est donc tributaire de l’aérologie pour la mise en œuvre de ses avions. C’est ainsi que les premiers porte-avions n’avaient pas d’îlot de commandement, pour maximiser la surface utile du pont d’envol et ne pas créer de sillage aérodynamique perturbateur dans l’axe de la piste d’appontage ; cela posait néanmoins des problèmes de conduite. Cet îlot est d’autant plus indispensable qu’il porte les antennes des capteurs électromagnétiques, dont la hauteur d’installation conditionne partiellement la portée (par la rotondité de la Terre). Mais il doit être le plus petit et le mieux placé possible. La propulsion nucléaire permet la plus grande liberté de positionnement de l’îlot puisqu’elle ne nécessite pas de cheminée pour assurer un tirage et une combustion de carburant fossile. Ce n’est évidemment pas le cas d’une propulsion conventionnelle : c’est la raison pour laquelle les QUEEN ELISABETH ont deux îlots, qui gênent peu en cas d’appontage vertical mais dont le sillage aérodynamique pourrait plus perturber la finale d’appontage d’un avion se posant dans des brins d’arrêt.
A l’heure où le transport maritime est montré du doigt pour ses émissions des produits de combustion, l’énergie nucléaire apporte là encore une réponse satisfaisante.
Un dernier élément plaide en faveur de la propulsion nucléaire : la maîtrise et la mise en œuvre de l’atome est, vis-à-vis de la plupart des pays, la double preuve d’un savoir-faire technologique couvrant l’ensemble des domaines scientifiques et d’une volonté sans faille et de longue haleine qui y a conduit. Vu de l’étranger, cette volonté s’applique donc aussi aux affaires diplomatiques et militaires. Montrer un porte-avions nucléaire au monde c’est aussi, indirectement, montrer la robustesse technologique de la composante océanique de sa dissuasion.
La crédibilité du porte-avions y gagne ; en 2000, pendant les essais du CHARLES DE GAULLE, la Marine américaine a envoyé un message d’accueil : « bienvenue dans le véritable monde des porte-avions ».
En dehors de la France, on compte aujourd’hui neuf pays possédant des porte-avions ou des porte-aéronefs : États-Unis, Russie, Chine, Inde, Royaume-Uni, Italie, Espagne, Japon, Thaïlande. Un dixième, le Brésil, vient de retirer du service son porte-avions SAO PAULO, ex FOCH, mais a l’ambition de le remplacer à terme.
Cette capacité de projection de puissance par voie aérienne à longue distance repose sur la taille des plates-formes, ce qui influe sur les choix de motorisation. Le choix entre avions pilotés et drones n’est pas discriminant.
En annexe figure une rapide comparaison des porte-avions et porte-aéronefs par taille et par coût d’acquisition.
Le sous-marin, complémentaire, discret et indispensable
L’état des lieux
Le porte-avions et les sous-marins français partagent plusieurs caractéristiques : ils sont des instruments de puissance très complémentaires, le premier visible et les seconds par nature très discrets voire secrets dans leurs opérations.
Comme le porte-avions, les sous-marins sont des instruments multiformes participant aux cinq fonctions stratégiques définies par le Livre Blanc. Ils sont propulsés par l’énergie nucléaire avec un type de réacteur compact et « intégré » (par opposition aux réacteurs à boucle utilisés par les Etats-Unis et le Royaume-Uni). Ils sont des objets de très haute technologie et manifestent ainsi l’excellence de nos industries, depuis les bureaux d’études jusqu’à la réalisation et à la mise en œuvre. Il est donc naturel de se pencher également sur eux.
Dans le monde ils peuvent être classés sous trois angles.
Géographique d’abord, avec les sous-marins à vocation côtière pour les mers peu profondes (Baltique par exemple) face à ceux destinés à opérer dans les océans.
Par mission ensuite, d’attaque (sous-marin nucléaire d’attaque SNA) ou stratégiques (sous-marin nucléaire lanceur d’engins SNLE).
Par mode de propulsion enfin, ce qui détermine leur endurance en patrouille : totalement conventionnels et diesels-électriques, ou à propulsion anaérobie (ou AIP, abréviation de Air Independent Propulsion en anglais) grâce par exemple à l’utilisation d’une pile à combustible, ou à propulsion nucléaire.
Sous chacun de ces angles, la France a depuis longtemps fait ses choix : celui du grand large et des océans, des sous-marins d’attaque et des sous-marins stratégiques, des chaufferies nucléaires enfin.
Aujourd’hui, elle a construit et met en œuvre six SNA de la classe RUBIS et quatre SNLE de la classe LE TRIOMPHANT. Le retrait prochain du RUBIS sera compensé par la mise en service du premier sous-marin de la classe SUFFREN (programme BARRACUDA actuellement en construction), plus gros et plus performant.
La Connaissance et l’Anticipation sont l’un des domaines d’excellence des sous-marins, en particulier des SNA. Les opérations extérieures les plus récentes l’ont abondamment illustré. Toute crise impliquant un État riverain d’une mer ouverte ou d’un océan est l’occasion d’un déploiement que la propulsion nucléaire peut rendre rapide.
La Dissuasion nucléaire reste à échéance prévisible une donnée structurante du système international. La crise actuelle nord-coréenne montre qu’aucun des neufs États qui possèdent des armes (outre la France : États-Unis, Chine, Russie, Royaume-Uni, Inde, Pakistan, Israël et Corée du nord) n’a l’intention d’y renoncer. La fenêtre rêvée du désarmement s’est probablement refermée pour longtemps. Pour un pays comme la France, le SNLE reste le seul moyen de garantir la survie de la Nation quelles que soient les circonstances.
La France doit donc préserver, au sein de ses Forces Nucléaires stratégiques, les « porteurs » d’arme. C’est le programme SNLE 3G qui vise à remplacer les quatre SNLE type LE TRIOMPHANT au-delà de l'horizon 2030.
Pour l’Intervention comme pour la Prévention et la Protection, les SNA sont des outils précieux par leurs capacités d’action lointaines et de longue durée : une liste loin d’être exhaustive comprend des capacités aussi diverses que la mise à terre de forces spéciales, le pistage voire la destruction de navires « d’intérêt » et très bientôt, avec la mise en service du SUFFREN, l’action lointaine contre la terre par le lancement de missiles de croisière, à l’instar de ce que font les anglo-saxons.
Quelle propulsion dans l’avenir ?
Si le rôle des sous-marins n’est pas remis en cause aujourd’hui, la question de leur mode de propulsion peut se poser.
La propulsion anaérobie, qu’elle soit à moteur à cycle fermé comme le moteur Stirling ou à pile à combustible, offre aujourd’hui des performances supérieures à celles des sous-marins conventionnels diesels-électriques. Ces derniers sont en effet totalement tributaires du rechargement de leurs batteries par un retour à l’immersion périscopique, potentiellement dangereuse. Mais les performances ne se rapprocheront jamais de celles offertes par un réacteur nucléaire, en matière de puissance comme d’endurance et donc d’autonomie ; il existe des contraintes induites de déploiement (il faut faire escale) car les ravitaillements à la mer sont difficilement envisageables pour des navires peu manœuvrants en surface.
Le grand apport de la propulsion nucléaire reste la mobilité sous tous ses aspects : vitesse, endurance, autonomie et indépendance vis-à-vis des pays riverains. Comme pour le porte-avions, la mer reste Res Nullius.
Par ailleurs, on imagine mal un sous-marin porteur de missiles balistiques équipé de piles à combustibles : il faudrait financer des études très importantes – et donc très longues et chères – pour s’assurer que les objectifs draconiens de sécurité liés à la cohabitation entre piles à hydrogène et têtes nucléaires seraient tenus. Ces études ont déjà été faites dans le cas de la coexistence armes nucléaires-propulsion nucléaire.
La Chine, dernier membre en date du club des possesseurs de SNLE ne s’y est pas trompée, qui n’envisage que des réacteurs nucléaires pour la mission stratégique.
Aujourd’hui seuls cinq pays utilisent la propulsion nucléaire pour leurs sous-marins : les Etats-Unis, la Russie, la Chine, le Royaume-Uni et la France. Deux autres, le Brésil et l’Inde, ont publiquement manifesté leur désir de rejoindre ce club restreint ; certains autres tels l’Australie pourraient un jour s’y intéresser.
Pour tous, le « vrai » sous-marin, le sous-marin « total », restera nucléaire pour les cinquante ans qui viennent.
Préserver les savoir-faire
L’histoire récente montre que la France a subi des pertes de savoir-faire dans de nombreux domaines industriels et technologiques. Ceci est dû soit à l’absence de développement après une percée remarquée, soit à une interruption longue des investissements : les exemples sont nombreux, de la Caravelle au Minitel en passant par la difficile maturation de l’EPR dans le domaine nucléaire ou l’absence d’exportation des trains à grande vitesse. Nous avons très souvent été les pionniers ou les brillants seconds mais nous n’avons pas su persévérer. Le prix économique et industriel en est lourd, et se traduit par retard et dépendance vis-à-vis de l’étranger, dont chacun se plaint mais oublie qu’ils sont la suite logique d‘une inconséquence.
Les trois domaines dans lesquels la préservation des savoir-faire est primordiale sont la conception, la maintenance/maintien en condition opérationnelle et la gestion des ressources humaines ; ils sont indissociables, l’aspect humain étant évidemment transverse.
En matière de conception, le cycle actuellement considéré pour conserver des bureaux d’étude au niveau suffisant est de l’ordre de quinze à vingt ans, ce qui correspond à la durée des études et de la mise en œuvre des évolutions majeures sur un matériel de très haute technologie existant. Au-delà, les équipes d’ingénieurs et de techniciens se délitent et l’effort pour les reconstituer est énorme, souvent difficilement atteignable en durée et en coût.
La France dispose aujourd’hui d’un modèle de réacteur nucléaire de propulsion, la chaudière compacte de type K, qui possède un potentiel de croissance. L’une des caractéristiques essentielles de ce concept est qu’il utilise du combustible à un taux d’enrichissement civil (très inférieur au seuil de l’uranium de qualité militaire, fixé à 20 %). Deux versions de chaudières K équipent déjà les sous-marins de la classe LE TRIOMPHANT et le CHARLES DE GAULLE. Une troisième est en fin de développement pour les SNA du type SUFFREN.
S’agissant d’un nouveau porte-avions, il serait manifestement trop coûteux et trop long de développer une nouvelle technologie de réacteur. Celle-ci ne présenterait d’intérêt que pour des bâtiments à la fois très grands et ayant besoin de beaucoup de puissance. Or il ne s’agit pas de construire de nombreux porte-avions. Même pour un déplacement dépassant les 60 000 tonnes, l’utilisation d’un modèle de la famille K conduit à l’étude de trois solutions.
La première est une évolution supplémentaire délivrant suffisamment de puissance ; pour mémoire, les deux K15 du CHARLES DE GAULLE n’ont jamais eu à fonctionner à pleine puissance : il leur en est toujours resté « sous le pied » y compris pendant les essais les plus exigeants.
La deuxième consiste en l’installation d’un complément de puissance sous forme de turbines à gaz pour répondre aux plus fortes sollicitations.
La troisième est l’installation de trois K15.
À l’évidence la première solution serait la meilleure et la plus cohérente et probablement la moins coûteuse. Elle demande à être vérifiée par les bureaux d’étude.
En termes de calendrier, un tel développement se positionnerait dans le prolongement de la conception des chaudières de la future génération des SNLE, et permettrait de combler un creux de charge qui se profile dans une dizaine d’années. Une chaudière de la famille de la K15 sera vraisemblablement choisie mais devra être étudiée.
La maintenance et le maintien en condition opérationnelle sont d’une importance primordiale. D’abord parce qu’ils sont la condition du caractère employable de tout équipement et donc du porte-avions ou des sous-marins. Ensuite parce qu’ils permettent de conserver la compétence des équipes et leur connaissance intime des différents matériels.
A cet égard, l’actuel « Arrêt Technique Majeur » (ATM, qui inclut le rechargement des cœurs nucléaires) du CHARLES DE GAULLE est une excellente piqûre de rappel pour ceux qui croiraient qu’une connaissance livresque est suffisante. Les industriels sont très conscients que la pratique régulière est le couronnement nécessaire à toute réalisation ou construction intellectuelle. Pour nos sous-marins comme pour le porte-avions, ces ATM entretiennent le savoir-faire et la flamme des équipes.
Le facteur humain est à la base de toute activité. Il est impossible de recruter et de conserver de bons spécialistes si ceux-ci ne sont pas convaincus qu’ils s’engagent dans une filière qui leur permettra d’évoluer et de progresser, et donc dans une filière qui a un avenir. Oublier les bureaux d’étude et délaisser la maintenance conduit inexorablement à une perte de motivation de ceux qui connaissent le domaine et à une hémorragie vers d’autres activités.
En matière de bureaux d’étude et de réalisation, l’exemple des deux premiers chantiers de l’EPR doit être étudié à cette aune : plus de vingt ans entre deux commandes de centrale ont conduit à une perte de réflexes managériaux, techniques et industriels. Ceci est d’autant plus dommageable que le domaine nucléaire ne peut accepter aucune impasse d’aucune sorte pour respecter en totalité les impératifs de sûreté.
Alors que personne n’imagine abandonner la propulsion nucléaire pour nos sous-marins et que leur nombre total restera limité à une dizaine, augmenter le nombre de chaudières en service en équipant les porte-avions a un effet bénéfique immédiat sur la question toujours délicate des ressources humaines. Chacun sait que le recrutement, la gestion et la fidélisation d’un petit nombre de spécialistes laisse peu de marges de manœuvre et rend sensible aux aléas ; le maintien d’un parc plus conséquent est un gage de pérennité.
S’il est difficile d’envisager à court terme une utilisation de la propulsion nucléaire dans la flotte de commerce pour des raisons évidentes d’acceptabilité par les opinions publiques, à moyen et long terme la situation pourrait être différente. La course au gigantisme des porte-conteneurs, vraquiers et même… des pétroliers a comme corollaire des besoins de puissance accrus ; ceci pourrait rendre l’option nucléaire pertinente d’autant plus que les exigences environnementales en matière de rejet des résidus de propulsion fossile iront croissantes.
L’ouverture attendue des passages du Nord-Ouest (au nord du Canada) et du Nord-Est (au nord de la Russie) entraînera l’utilisation plus massive de brise-glaces ; on sait que la Russie en exploite une demi-douzaine équipés chacun de deux réacteurs. Là encore l’option nucléaire peut se révéler intéressante.
Conclusion
La « maritimisation » du monde s’illustre par le fait que 151 pays, sur les 197 reconnus par l’ONU, sont considérés comme « côtiers » : ils bordent une mer ou un océan ouvert.
Il est naturel que ces 151 états veuillent exercer leur souveraineté en mer et garantir la libre circulation en tous temps et en tous lieux. Ils vont y faire acte de présence dès le temps de paix, et y combattre si nécessaire mais aussi effectuer des opérations de projection de forces pour certains, accompagnée de projection de puissance pour les plus capables.
C’est la raison d’être de leurs marines de guerre.
Chacun reconnaît que le statut nucléaire est un atout politique et diplomatique. Couplé à la mise en œuvre d’un porte-avions, il suscite le respect des pays parties prenantes d’une crise ou d’un conflit. Ce statut manifeste l’excellence des savoir-faire d’un pays dans les domaines scientifique, technologique, industriel et de formation.
Le système français actuel est l’héritier direct d’une volonté politique ininterrompue depuis le milieu des années cinquante : chacun sait que construire est aussi lent que détruire est rapide. Mais construire implique de maintenir et d’entretenir les savoir-faire de conception.
Un nouveau porte-avions à propulsion nucléaire est un moyen pour la France de conserver son rang.
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Propulsion nucléaire et souveraineté nationale : la question du porte-avions
Recherches & Documents n°07/2018
Edouard Guillaud,
Bruno Tertrais,
25 mai 2018