Place et rôles de l’armée de Terre dans les opérations futures
Introduction
« The Multi-Domain Army of 2035 introduces a transformational change to joint warfighting. By 2035, the Army will enable the Joint Force to maneuver and prevail from competition through conflict with a calibrated force posture of multi-domain capabilities that provide overmatch through speed and range at the point of need »Chief of staff paper, Army Multi-Domain Transformation Ready to Win in Competition and Conflict, Headquarters, Department of the Army, 2021, p. 1.. Enoncée de cette manière, la place des forces terrestres de la première puissance militaire mondiale est limpide, laissant peu de place à l’interprétation : il s’agit d’améliorer la manœuvre globale par la production d’effets conjoints sur les centres de gravitéNotion popularisée d’après les écrits de Clausewitz et Jomini, le centre de gravité dans son acception élémentaire désigne les éléments primordiaux de la cohésion du dispositif ennemi dont la perte entraîne la défaite. en usant d’une supériorité opérationnelle fondée sur la rapidité et la profondeurUn postulat fondamental est retenu dans cette note : ne sont abordées que les questions opérationnelles et doctrinales concernant les conflits futurs majeurs. Il s’agit en effet du cœur des menaces futures développées dans les doctrines des grandes puissances militaires et du champ de conflictualité couvert par les opérations liant les domaines (sujet du travail de recherche ici présenté). .
Si cette posture est commune à de nombreux Etats, passant progressivement à une vision des conflits en multidomainesQuelle que soit la dénomination : multi-domaines, multi-milieux/multi-champs (M2/MC), guerre nouvelle génération, etc. Se reporter, pour plus de détails, à la partie 1 aux pages 3 à 8. , c’est-à-dire liant des actions dans l’ensemble des volets de la conflictualité (multi-milieux et multi-champs)Bien qu’il n’existe pas de consensus doctrinal sur le nombre de champs ainsi que sur la définition précise de milieu, l’on peut, en s’en tenant à la vision la plus basique de ces termes (les milieux sont liés à des considérations physiques, les champs non) déterminer cinq milieux : terre, air, mer, espace, cyber (physique des serveurs et câbles), et une multitude de champs (perceptions, influence, information, etc.). , elle pose toutefois un problème de cohérence et de praticité. En effet, si l’on réalise une étude stratégique et opérationnelle plus fine de cette vision doctrinale, émerge une contradiction qu’il s’agit de trancher, sans que les documents doctrinaux ne se prononcent clairement, relative à la place des forces terrestres dans et au-delà du multi-domaines – puisque de fait le cercle de l’intégration multi-domaines n’est jamais rompu. Selon la définition présentée supra, les forces terrestres ont ainsi pour mission de participer à la manœuvre multi-domaines par la production d’effets multi-domaines. Or, du fait de ses spécificités, le terrestre est un domaine à part entière, il n’est pas par essence multi-domainesA l’instar du milieu maritime, qui possède ses propres capacités de combat intra-maritimes sans lien avec les autres milieux. Toutefois la focale de cette note demeure le milieu terrestre. . Aussi, bien qu’il ait vocation à produire des effets en conjonction avec d’autres domaines, il s’agit d’abord de définir pour ce domaine précis lesquels, pour quels objectifs, avec quels moyens, et surtout avec quelles conséquences.
Par conséquent, cette simple interrogation permet de livrer une préoccupation stratégique centrale, qui est l’adéquation d’un milieu avec la volonté de conduire des opérations futures intégralement multi-milieux et multi-champs. Si les effets devront être conjoints, les personnels, formations, systèmes, modes opérationnels resteront spécifiques au milieu terrestre. De même, dans la plupart des arméesSi ce n’est toutes, cependant la volonté doctrinale de certains Etats, comme Israël, de fonder des détachements multidisciplinaires interarmes voire interarmées de manière permanente impose de relativiser le propos (Judah Ari Gross, « Readiness and change: Kohavi reveals his expensive plan for the IDF », timesofisrael.com, 2019)., les forces resteront séparées en temps de paix, et l’agrégation des capacités n’interviendra que de manière ponctuelle lors des engagements. De ce fait, la place spécifique d’un milieu au sein de l’action future multi-domaines est un enjeu central de la compréhension et de la juste adaptation de chaque composante des forces à la conflictualité future, et ne doit pas être ostracisée au profit d’une vision globale de l’intégrationIl apparaît ainsi de bon sens qu’un milieu aura d’autant plus d’efficience dans les opérations multi-domaines et de facilité à s’agréger avec les autres composantes qu’il aura parfaitement compris sa place et les effets qui sont attendus..
L’enjeu de cette note de recherche consiste ainsi à préciser les contours de la manœuvre terrestre future inscrite au sein des opérations liant les domaines, afin d’entendre concrètement ce que devront réaliser les forces terrestres pour garantir le succès de la mission. Néanmoins, préalablement au traitement de cette question, une précision s’impose : pourquoi porter la focale sur le domaine terrestre ?
Il apparaît que ce domaine est, du moins dans les doctrines et la modélisation de la conflictualité future, le parent pauvre des opérations intégrées. En effet, la vision commune aux grandes puissances des opérations futures de haute intensité en deçà du seuil nucléaire entraîne indirectement une focale sur d’autres milieux et forces que l’armée de Terre. Les problématiques centrales de lutte contre les systèmes adverses d’interdiction aérienne et de zone (A2/AD) et la volonté d’agir dans l’ensemble des segments de la puissance adverse conduisent de fait à une priorisation des moyens SEAD (suppression des capacités ennemies de défense aérienne), des frappes dans la grande profondeur, etc., dans lesquels les moyens terrestres n’ont qu’un rôle auxiliaire. En outre, cette dynamique est renforcée par les ruptures et innovations techniques qui par nature mettent l’accent sur d’autres champs et milieux : furtivité, hypervélocité, cyber, IA…
Selon cette vision, l’historique « reine des batailles » deviendrait secondaire. Qu’en-est-il
réellement ? L’évolution de la place et des rôles des forces terrestre n’est-elle pas l’expression d’une nouvelle centralité ? Qu’est-ce qu’une force terrestre multi-domaines, avec quels moyens et pour quelles finalités ? Ce travail entend répondre à toutes ces questions, en livrant des éléments de définition et d’explication qui n’ont bien entendu pas prétention à l’exhaustivité, et en tâchant plutôt de modéliser plus finement les opérations terrestres futures.
En vue d’atteindre cet objectif, deux étapes sont nécessaires : en premier lieu, une caractérisation de la manœuvre liant les domaines futurs par le biais d’un tour d’horizon doctrinal critique ; en second lieu la définition de la place et des rôles des forces terrestres exploitant les dynamiques opérationnelles présentées précédemment et les évolutions du milieu terrestre envisageables à moyen terme.
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Place et rôles de l’armée de Terre dans les opérations futures
Recherches & Documents n°16/2021
Thibault Fouillet,
16 novembre 2021