Le parti écologiste allemand Bündnis 90/Die Grünen et la politique de sécurité et de défense : la pondération en ligne de mire

Introduction

  •  La marque partisane sur la politique de sécurité et de défense allemande

Devant les étudiants de l’université de la Bundeswehr de Munich le 7 novembre 2019, la ministre allemande de la Défense et présidente, sur le départ, de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), Annegret Kramp-Karrenbauer, insistait sur la fonction directrice des intérêts nationaux dans la formulation et l’exécution des missions de l’armée. Elle laissait ainsi penser qu’il existait un large consensus national quant à la définition même des intérêts à défendre et qu’une telle orientation nécessitait des actions avant tout d’ordre technique. Au final, l’impression était donnée que le sujet était, d’un point de vue partisan, neutre. Pourtant, l’intervention de la ministre a déclenché un flot de réactions négatives chez le partenaire de la coalition social-démocrate (SPD) et l’opposition parlementaire. Elle n’a pas non plus abouti à des ajustements de l’action politique.

Ce cas, qui présente beaucoup d’analogies avec d’autres dossiers anciens (engagements militaires en Afghanistan et Irak) ou actuels (relance des crédits de défense, renouvellement des avions Tornados, crise syrienne), exemplifie deux constats plus généraux. D’une part, la conclusion d’accords de coalition fixant les orientations gouvernementales et la pratique de négociations permanentes pour assurer l’exécution de ce même contrat ne permettent pas de se prémunir des divergences entre partis de gouvernement, qu’elles soient motivées par la compétition politique ou l’idéologie. Précisons que, si l’intensité des dissensions en matière de sécurité et de défense n’a jamais été suffisante pour faire éclater une coalition en Allemagne, leurs effets restent aléatoires, allant de l’adoption d’un compromis acceptable pour tous à la neutralisation de la prise de décision, en passant par de multiples revirements de la position nationale. D’autre part, les sujets de défense continuent de susciter des débats interpartisans. Sur le temps long, nous pouvons même observer que la confrontation de différentes visions est susceptible d’entraîner, en cas d’alternance politique, des variations. Les expériences passées montrent que les fluctuations de coloration politique des coalitions n’ont pas provoqué de réorientations politiques fondamentales, mais qu’elles ont pu donner à certains enjeux de l’action publique des connotations différentes tels que la politique d’exportation d’armes, les choix budgétaires, ou les conditions d’emploi de la force militaire.

  • Prendre en compte les partis politiques en général et le parti écologiste Bündnis 90/Die Grünen en particulier

Dès lors, le piège serait d’évacuer la question partisane de l’étude des interactions entre acteurs politiques et politique de défense et de sécurité allemande. Bien sûr, les partis ne font pas partie, à proprement parler, du noyau décisionnel allemand. Mais ils sont la principale instance de sélection des personnes destinées à exercer des fonctions politiques (parlementaires comme ministérielles). De plus, ils développent des concepts et programmes politiques, à tout le moins dans l’optique de la compétition électorale et, de ce fait, contribuent au débat public. Rappelons aussi leur implication, principalement informelleSelon l’article 38 de la Loi fondamentale, les parlementaires « sont les représentants de l’ensemble du peuple, ne sont liés ni par des mandats ni par des instructions et ne sont soumis qu’à leur conscience. ». Ils sont d’autant plus indépendants des instances de leur parti qu’ils jouissent d’une autonomie financière, garantie par l’article 50 de la loi relative aux parlementaires (Abgeordnetengesetz)., dans les travaux des groupes parlementaires du BundestagPour mémoire, le Bundestag est un organe co-décisionnaire en matière d’envoi de la Bundeswehr en opérations extérieures et de budget fédéral. Sur la base de cette dernière prérogative, sa commission du Budget s’est imposée, en 1981, à la faveur d’une forte rancœur parlementaire contre la politique d’acquisition du ministère de la Défense, comme l’acteur décisif dans les choix d’équipements militaires majeurs (ceux d’un montant supérieur à 25 millions d’euros). et, en cas de succès électoral, dans les négociations de formation de coalition gouvernementale et de coordination de la politique gouvernementale. Au fond, les partis ont la faculté d’agir en contributeur de la formulation des politiques publiques, ainsi qu’en vecteur de légitimation ou, inversement, de délégitimation de la politique gouvernementale.

Dans cette perspective, plusieurs voies d’analyse s’offrent à nousBastien Irondelle, La politique de défense est-elle apolitique ?, Sciences Po, CERI, 2007.. L’une d’entre elles consiste à s’intéresser à la vie des partis politiques eux-mêmes. La présente étude entend y contribuer en se focalisant sur le positionnement actuel de la formation écologiste Bündnis 90/Die Grünen en matière de sécurité et de défense. Le choix de ce parti n’est pas arbitraire. Il est dicté par le contexte politique actuel. Alors que les partis dits de rassemblement populaire SPD et Union (CDU et son alliée bavaroise CSU) ou le parti libéral FDP apparaissent affaiblis sur le plan idéel et/ou personnel, Bündnis 90/Die Grünen poursuit un cours ascensionnel, tout en se déplaçant vers le centre de l’échiquier. Au plan régional, la formation écologiste s’est progressivement imposée dans 11 des 16 exécutifs de Länder. Son influence s’est aussi accrue au Parlement européenEn une décennie, le nombre d’élus du parti a progressé, atteignant, depuis les élections de mai 2019, les 21 représentants contre 14 en 2009. À titre de comparaison, la CDU-CSU en envoie 29 ; le SPD 16..

À l’échelle fédérale, beaucoup reste à faire. Le parti ne représente aujourd’hui que la plus petite force d’opposition : il dispose, en stricts termes numériques, du plus faible groupe parlementaire à la chambre basse, soit 67 élus sur un total de 709. Toutefois, dans la perspective du renouvellement du Bundestag qui interviendra au plus tard à l’automne 2021, il figure, selon les sondages d’opinion, entre l’Union et le SPD. Il serait donc en bonne place pour revenir au gouvernement fédéral. Il pourrait alors être partenaire mineur d’une coalition bi- ou multipartis – comme entre 1998 et 2005 sous le chancelier Gerhard Schröder ou ainsi qu’envisagé en 2017 dans un attelage fédéral inédit conservateur-libéral-écologiste –, voire s’imposer en tant que force dirigeante d’une coalition. Dans un cas de figure comme dans l’autre, Bündnis 90/Die Grünen serait qualifié pour occuper un des postes du gouvernement intervenant dans la prise de décision en matière d’affaires étrangères et de sécurité (Chancellerie fédérale, Affaires étrangères, Défense, et/ou Développement). Il pourrait également peser davantage au Parlement.

  • Objectifs de l’étude

Un tel prisme d’observation n’est pas au service d’une ambition prédictive. Il ne vise pas à quantifier l’impact, passéCet aspect a déjà été traité dans, entre autres : Juliet Kaarbo, Jeffrey S. Lantis, « The ‘Greening’ of German Foreign Policy in the Iraq Case: Conditions of Junior Party Influence in Governing Coalitions », Acta Politica, September 2003, 38: 201-230., actuel et encore moins anticipé, de Bündnis 90/Die Grünen sur la politique de sécurité et de défense allemande, mais à mettre en lumière l’un de ses potentiels déterminants futurs. Il doit, en effet, permettre d’appréhender la trajectoire d’un acteur susceptible de jouer à moyen terme un rôle majeur dans le domaine militaire. Saisir comment un parti se positionne de manière générale, ou, en l’occurrence, dans une politique publique précise implique de s’interroger sur l’évolution de son identité idéologique et de sa stratégie, les rapports de force internes et ses interactions avec le reste du système domestique.

Trois questionnements nous animent : quelle vision politique, entendue comme la somme de l’idéologie, des valeurs et des comportements politiques, développe le parti, facilement étiqueté pacifiste, sur les sujets Défense ? Comment s’élabore cette vision ? Quels en sont les ressorts ? De manière sous-jacente, pointe la question de savoir comment le parti prépare à la fois un succès électoral et l’exercice du pouvoir dans un domaine qui a donné lieu à des tensions intrapartisanes sévères à différents moments de l’histoire du parti.

  •  Point méthodologique et plan

Dans ce cadre, le premier matériau utilisé a été les ressources discursives et programmatiques, faciles d’accès avec la mise en ligne des nombreux documents sur les sites du parti, des élus, de la Fondation Heinrich Böll et du Bundestag.

Un parti n’étant pas une réalité désincarnée et s’envisageant avant tout comme une relation sociale, il est rapidement apparu essentiel de s’intéresser aux femmes et aux hommes qui œuvrent dans et pour le parti. Une dizaine d’entretiens semi-directifs, dont les résultats ont été rendus anonymes, ont pu être conduits entre janvier et mars 2020 avec des acteurs du processus décisionnel du parti. La sélection des personnes interrogées a été motivée par le souci de recueillir différentes perspectives. Ainsi, nos interlocuteurs sont ou ont été, au cours de la dernière décennie, parlementaires, collaborateurs du groupe parlementaire au Bundestag, de parlementaires et de la direction fédérale, ou « simples » adhérents ayant choisi de s’investir dans les travaux sur les thématiques de sécurité à l’échelles régionale ou fédérale. Nous nous sommes aussi attachés à trouver un équilibre entre représentants des deux grands courants du parti pour ne pas fausser l’analyse.

Notre réflexion a également été alimentée par l’analyse des partis politiques. À cet égard, les travaux portant sur le paysage politique allemand ainsi que sur l’organisation de Bündnis 90/Die Grünen, son idéologie ou sa base électorale ont été particulièrement éclairants.

Le présent travail se structure autour de trois parties. La première retrace la perte de centralité des enjeux de sécurité et de défense dans le socle idéologique du parti. La seconde insiste sur la vision actuellement défendue en matière de politique de sécurité et de défense, dont les déterminants seront évoqués en dernière partie. 

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