Guerre en Ukraine : étude opérationnelle d’un conflit de haute intensité (premier volet)

Recherches & Documents n°02/2023
Thibault Fouillet, 28 février 2023

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Introduction

« Alors que la puissance d’un pays ennemi ou de ses forces armées reposent apparemment sur ses ressources et effectifs, ceux-ci dépendent en réalité de la direction et du commandement, du moral de la troupe et de ses approvisionnements », Basil Liddell-HartBasil Liddell-Hart, Stratégie, Tempus, 2007 (texte de 1954), p. 103.

Ces mots de Liddell-Hart portent une résonnance particulière dans la lecture du conflit en Ukraine, pour lequel les pronostics initiaux décrivaient le plus souvent une armée russe omnipotente et qui, disposant de ressources et d’effectifs initiaux supérieurs à son homologue ukrainienne, allait par un coup de butoir emporter la décision. Pourtant, la direction du commandement et la résistance morale ukrainienne – bien plus fortes qu’attendu – ont permis d’équilibrer le rapport de forces et de déjouer les prévisions. Au-delà du constat, il s’agit de comprendre à la fois les origines de ce succès inattendu et les dynamiques opérationnelles qui ont amené à la situation actuelle. L’importance du traitement du conflit en Ukraine réside en particulier dans le retour de l’étude stratégique d’un conflit de haute intensité dans lequel est engagée une grande puissance sur le continent européen depuis la fin du second conflit mondial.

Par conflit de haute intensité, nous entendons ici la dimension militaire du phénomène définie par Elie Tenenbaum, soit « la mise en œuvre des capacités militaires les plus avancées ou les plus puissantes – à l’exception probable des armes nucléaires que la nature même renvoie à l’intensité des enjeux politiques – et ce, même dans une perspective où les intérêts en jeu restaient limités et ne mobilisaient qu’une petite part des ressources nationales »Elie Tenenbaum, Michel Pesqueur, « Les défis de la ‘haute intensité’ : enjeu stratégique ou capacitaire ? », Revue Défense Nationale, Les Cahiers de la RDN : La vision stratégique de l’armée de Terre, octobre 2020,     pp. 11-17. Cette définition spécifique à la dimension opérationnelle correspond à notre objet d’étude sans entrer dans les débats théoriques entourant le concept et notamment sa nature politique ou conditionnelle. Ces éléments sont parfaitement décrits dans le document cité, mais ils ne sont pas l’enjeu du présent article..

A cette dimension s’ajoute un autre élément qui structure ce travail, le choix de réaliser une étude exclusivement opérationnelle du conflit. Bien entendu, la guerre est le fruit de multiples variables qui déterminent sa conduite, son évolution et sa conclusion. L’Etat, dans un conflit, doit donc pouvoir organiser l’ensemble de ses moyens pour atteindre ses objectifs, c’est-à-dire mettre en œuvre une stratégie. Toutefois, puisque de nombreux domaines sont mis en œuvre (diplomatie, économie, militaire…), ce à divers niveaux depuis les combats jusqu’aux questions politiques, une rationalisation est nécessaire pour définir les missions et ressources des divers acteurs.

La stratégie militaire, à savoir l’ensemble des opérations militaires dans leurs préparation, organisation et conduite, n’est ainsi que l’un des moyens de l’Etat dans le cadre d’un conflit, certes fondamental mais qui peut ne pas être prépondérantDeux exemples sont particulièrement parlants : la guerre de contre-insurrection, dans laquelle les opérations de combat sont limitées et secondaires dans l’atteinte de la victoire vis-à-vis du gain de l’adhésion des populations et de la stabilisation du pays ; ou encore la Guerre froide, conflit sans affrontement direct entre les deux blocs mais structuré par la compétition technologique et économique et les guerres par procuration. .

Aussi, une lecture globale de la guerre fondée sur l’ensemble des domaines – telle que régulièrement réalisée à propos du conflit en Ukraine – entraîne un brouillage des données et la réduction du volet militaire à un rapport de forces brut quantitatif, conduisant souvent à deux biais préjudiciables pour l’analyse :

  • L’impossibilité pour l’acteur jugé le plus faible d’être efficace militairement et donc d’avoir une chance de vaincre, puisqu’il souffre d’un rapport de forces défavorable ;
  • Le déni de la pensée stratégique des acteurs (doctrine, vision de la guerre, organisation des forces) pour l’expression d’un simple rapport de forces sur les lignes de front, alors que la dynamique générale des opérations et des choix tactiques et stratégiques en est issueEn particulier pour l’acteur le plus faible à qui l’on refuse bien souvent la possibilité d’être à l’initiative et pertinent face au déficit quantitatif vis-à-vis de l’adversaire. Il suffit pour s’en convaincre de constater l’absence de publication sur la pensée stratégique et la doctrine ukrainiennes depuis le début du conflit quand bien même cinq documents récents ont été publiés par le ministère ukrainien de la Défense, dont deux en 2021..

Par conséquent, afin de conduire une étude pertinente des opérations, la stratégie militaire ne doit pas être confondue avec la posture sécuritaire d’un Etat dans les relations internationales ou ses ambitions géopolitiques qui sont de l’ordre de la stratégie totale. Bien que ces variables interagissent, la stratégie militaire est régie par ses caractéristiques propres que sont la mobilisation des forces armées et leur emploi dans les actions de combat. Ces dispositions sont formalisées dans la doctrine militaire, qui transcrit la pensée militaire d’un Etat et la traduit en prescriptions concrètes pour les armées afin de conduire des opérations à tous les niveaux (stratégique, opératique, tactique)Barry R. Posen, The sources of military doctrine: France, Britain, and Germany between the world wars, Cornell studies in military affairs, 1984, pp. 16-17.. L’analyse de la doctrine militaire d’un Etat livre ainsi l’organisation, les objectifs des forces, les capacités actuelles et en développement, le modèle d’opérations, la voie privilégiée des actions offensives et défensives, illustrant une synthèse entre les divers courants de pensée d’un Etat ainsi que les arbitrages capacitaires effectués. Sans être un outil prophétique, la doctrine permet donc de mieux entendre l’action militaire d’un belligérant ou du moins son intention (qui sera ensuite adaptée à la réalité de l’engagement).

Pour comprendre le volet militaire de la guerre en Ukraine, il apparaît ainsi indispensable d’en étudier la stratégie militaire et pour ce faire de caractériser les doctrines à l’œuvre et leurs applications opérationnelles stratégiques, opératiques et tactiques.

En somme, cela revient à analyser particulièrement quatre éléments de cette guerre : la doctrine des belligérants, la stratégie militaire à chaque phase du conflit, les opérations et dynamiques opératiques affiliées, enfin les déterminants tactiques majeurs qui en découlent. Ce n’est qu’à ce prix que pourra être réalisée une étude opérationnelle de cette guerre, indispensable pour comprendre la dynamique des opérations et les succès/échecs des belligérants. 

L’étude est construite en débutant par une présentation de la doctrine et du modèle stratégique de chaque belligérant en amont du conflit comme guides de compréhension des actions entreprises à chaque phase. Ce prélude à l’analyse des opérations apparaît d’autant plus essentiel que la doctrine ukrainienne est très peu mentionnée et analysée dans la littérature spécialisée depuis le début du conflit, et que dans la même veine la doctrine russe est souvent présentée de manière incomplète, voire erronéeLe recours quasi permanent à la « Doctrine Guerassimov », alors que, comme nous le verrons, elle ne constitue pas une réelle doctrine et qu’elle est en outre une vision prospective de long terme qui ne s’applique pas au conflit, est l’archétype de cette présentation fallacieuse de la pensée stratégique russe. . Le lecteur saisira rapidement que la lecture de ces divers documents permet de dissiper un nombre important de « leçons et surprises » du conflit qui ont en réalité été pris en compte et conceptualisés de longue date par les belligérantsCertains éléments doctrinaux présentés dans cette partie sont similaires à ceux exposés dans la publication suivante : Thibault Fouillet, « L’importance de la doctrine : décryptage de la stratégie militaire dans la guerre en Ukraine », DSI, hors-série n° 85, août-septembre 2022..

Par la suite, une analyse de chaque phase du conflit sera entreprise au prisme de l’influence doctrinale dans les opérations, et des trois niveaux opérationnels conjoints : les options stratégiques et choix opérés, les dynamiques opérationnelles et choix opératifs, et les déterminants et engagements tactiques majeurs avec explication de leurs résultats. Les phases ont été définies selon leur dynamique opérationnelle, c’est-à-dire le caractère des manœuvres mises en œuvre, dont le découpage – qui forme autant de parties de ce document – est le suivant :

  • Phase 1 : l’opération spéciale avortée construite en deux moments : la tentative de frappe de sidération et de guerre éclair (24-28février) puis l’évolution des axes d’opérations vers la recherche de l’effondrement moral par la conquête globale (28 février-22 mars) ;
  • Phase 2 : un conflit conventionnel de haute intensité construit également en deux temps : les contre-offensives ukrainiennes et la réarticulation du dispositif russe (22 mars-17 avril) puis l’offensive à l’Est en tant qu’augmentation de l’intensité tactique par la réduction des ambitions stratégiques (18 avril-24 août).

Avant d’entrer dans le cœur de l’étude, deux limites méthodologiques essentielles sont à prendre en compte pour apprécier ce travail.

En premier lieu, l’analyse est limitée temporellement en étant arbitrairement arrêtée au 24 août 2022, date anniversaire des six mois du début effectif du conflit et période de l’inversion de l’initiative avec par la suite le début des contre-offensives ukrainiennes d’ampleur. Elle ne prend donc pas en compte (ou partiellement) les éléments survenus ultérieurement, ce pour des raisons pratiques, afin d’avoir un recul suffisant pour conduire une analyse en profondeur, impossible dans le cadre d’un commentaire de l’action immédiateLa suite du conflit fera ainsi l’objet d’une étude ultérieure. .

En second lieu, l’ensemble des éléments pris en compte et présentés dans cette étude sont le fruit des sources ouvertes disponibles, qui ne permettent à l’heure actuelle qu’une vue très fragmentaire des opérations pour un conflit en cours dont le recul historique est faible. Ainsi, le travail présenté ne prétend pas à l’exhaustivité, mais bien à la formulation d’une étude opérationnelle globale. 

 

 

Crédit image : Kutsenko Volodymyr/Shutterstock.com

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