L'art de la "ligne rouge"

Au cours des deux dernières années, l’expression « ligne rouge » est devenue courante dans l’actualité internationale. Elle a notamment été utilisée à propos du programme nucléaire de l’Iran, de l’emploi par la Syrie d’armes chimiques, et de la crise ukrainienne.

Si son emploi est de plus en plus fréquent, il recouvre une situation bien connue de la vie politique : il s’agit de prévenir un événement considéré comme inacceptable. L’expression implique toujours une interaction entre au moins deux agents de la scène internationale, et suggère l’idée d’un fait ou d’un acte de nature à changer la donne. Mais elle peut avoir plusieurs significations distinctes. Elle est employée par exemple en diplomatie pour définir une position interne (« notre ligne rouge devrait être… ») lors de la préparation d’une négociation, ou pour suggérer que telle ou telle concession serait inacceptable. Par exemple, l’Iran affirme que le maintien de sa capacité d’enrichissement de l’uranium est une « ligne rouge » qu’il ne s’autorisera pas à franchir dans le cadre d’un accord avec la communauté internationaleSelon un responsable iranien anonyme, « notre Guide suprême (...) a fixé une ligne rouge pour les négociateurs et ceci ne peut pas changer et doit être respecté (...) L’enrichissement de l’uranium doit être poursuivi et aucun des sites nucléaires ne sera fermé ». Cité in Louis Charbonneau and Parisa Hafesi, « Exclusive: Iran digs in heels on nuclear centrifuges at Vienna talks – envoys », Reuters, 18 juin 2014. Cherchant à mettre en valeur le fait que les Etats-Unis ne déploieraient pas de forces terrestres en Irak, le Secrétaire d’Etat John Kerry a parlé de “ligne rouge” que Washington ne franchirait pas. Cité in Helene Cooper, “Obama Enlists 9 Allies to Help in the Battle Against ISIS”, The New York Times, 5 septembre 2014.. L’Organisation de libération de la Palestine (OLP), pour sa part, considère que « la Ligne verte [la ligne d’armistice de 1949, NDA] est une ligne rouge » dans les négociations devant mener à la création d’un Etat palestinienPalestine Liberation Organization, Negotiations Affairs Department, The Green Line is a Red Line: The 1967 Border and the Two-State, Fact Sheet, non datée.. De même l’expression est-elle utilisée en privé par les gouvernements pour définir le seuil à partir duquel telle ou telle action serait entreprise (par exemple un casus belli, ou les termes précis d’un engagement envers un allié). Ainsi a-t-on pu, dans le chaos moyen-oriental actuel, suggérer que la déstabilisation de la Jordanie serait une « ligne rouge », notamment pour IsraëlDavid Rothkopf, « The real red line in the Middle East », Foreign Policy, 30 juin 2014..

C’est d’ailleurs en Israël – pays qui pratique depuis des décennies, avec un succès inégal, une politique constante de dissuasion envers ses adversaires étatiques et non étatiques – que l’expression a sans doute été la plus utilisée depuis les années 1970Elle est également utilisée en Israël dans un autre contexte : la « ligne rouge » (kav adom) du lac de Tibériade est la ligne (-213 mètres sous le niveau de la mer) en deçà de laquelle le réapprovisionnement naturel du lac en eau douce devient problématique et il n’est plus permis de pomper dans le lac. Shoshana Kordova, « Word of the Day / Kav Adom: don’t cross that line. The red one », Haaretz, 6 décembre 2012.. Les lignes rouges du pays sont souvent non déclarées publiquement et ne sont communiquées à l’adversaire qu’au moyen d’actions coercitives, ayant pour but de favoriser dans l’esprit un processus d’apprentissage de la dissuasion (par exemple, dans la crise syrienne actuelle, les frappes israéliennes pour signifier l’interdiction des livraisons d’armements stratégiques par la Syrie ou l’Iran vers le Hezbollah). Ces lignes rouges israéliennes sont parfois aussi communiquées directement à l’adversaire de manière privée et discrète, si nécessaire à travers un intermédiaireVoir Micha Bar, Les lignes rouges dans la stratégie israélienne de dissuasion (en hébreu), Tel Aviv, Ma’arachot, 1990..

D’autres pays ont procédé de la sorte au Moyen-Orient. Dans les années 1980, les dirigeants du Hezbollah furent dissuadés de s’en prendre aux Soviétiques présents au Liban à la suite d’une démonstration faite par Moscou : les services de renseignement soviétiques s’en étaient pris au fils d’un important dignitaire religieux et l’avaient mutilé après un attentat visant la représentation diplomatique du paysStrategic Advisory Group, US Strategic Command, Essentials of Post-Cold War Deterrence, 1995, p. 4.. Dans les années 1990, les services de renseignement américains avaient procédé à une « opération de renseignement » pour dissuader l’Iran de s’en prendre de nouveau aux intérêts américains après l’attentat de Khobar Towers (logements américains sur le territoire saoudien) en 1996 ; la nature de cette opération n’a pas été rendue publique – il semble qu’il s’agissait de menacer Téhéran de révéler l’identité de tous les agents iraniens dans la région connus des services américains – mais l’avertissement fut parfaitement entenduRichard Clarke & Steven Simon, « Bombs that would backfire », The New York Times, 13 avril 2006 ; et Richard Clarke, Against All Enemies. Inside America’s War on Terror, New York, Free Press, 2004, pp. 120-129..

L’analyse proposée ici se réfère à une définition restrictive des lignes rouges : il s’agit de la manipulation des intentions adverses à travers des déclarations (essentiellement) publiques dans un but de dissuasion, se référant au franchissement délibéré d’un seuil de l’inacceptable par l’adversaire, et à la promesse d’une action spécifique s’il passait outre. 

Cette définition se réfère à un processus dynamique (qui la distingue par exemple des lignes rouges diplomatiques à vocation purement interne évoquées plus haut). Le seuil en question peut relever d’une escalade militaire ; il est alors vertical (par exemple l’usage d’armes chimiques par la Syrie) ou horizontal (par exemple l’attaque d’un allié, ou le franchissement par un agresseur d’une ligne géographique tracée par le défenseur)Sur le premier point, par exemple, on parle souvent de « ligne rouge » pour évoquer l’engagement américain à défendre Israël. En 1975, le ministre de la Défense israélien Ygal Allon avait utilisé l’expression « ligne rouge » pour définir la survie du pays aux yeux de Washington (United Press International, « Allon Cautions US on Talks », 19 juin 1975). Plus récemment, M. Obama a évoqué le respect par l’Egypte de son traité de paix avec Israël comme étant une « ligne rouge » : « Ils doivent respecter leur traité avec Israël. C’est une ligne rouge pour nous, car c’est non seulement la sécurité d’Israël qui est en jeu, mais aussi notre propre sécurité (...) » (Presidential Debate in Boca Raton, 22 octobre 2012). Sur le deuxième point, l’expression « ligne rouge » avait été utilisée par la France pour évoquer le seuil que la Libye ne devait pas franchir pour s’en prendre au Tchad (le 15ème parallèle en 1983, puis le 16ème l’année suivante). De même la « ligne rouge de Damara », à 75 kilomètres de Bangui, est-elle la ligne établie fin 2012 par les forces de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique Centrale, qui protège la capitale des rebelles de la Séléka.. Il peut également se référer à la production de matières sensibles (par exemple la qualité ou la quantité d’uranium enrichi produit par l’Iran), ou à l’exportation de technologies non conventionnelles (par exemple le transfert d’installations ou de matières nucléaires par la Corée du nord), ou encore à une décision politique (par exemple une déclaration unilatérale d’indépendance par Taiwan)Par exemple, le président américain George W. Bush avait déclaré en 2008 : « Et j’ai été très clair sur le fait qu’il y a des lignes rouges pour les Etats-Unis sur cette question, il ne faut pas qu’il y ait de déclaration unilatérale d’indépendance (...) ». George W. Bush, Interview With Foreign Print Journalists, 30 juillet 2008. Sur un thème voisin, le président syrien Bachar El-Assad avait qualifié en 2004 de « ligne rouge » la création d’un Etat kurde indépendant (Entretien avec la chaîne CNN-Türk, 8 janvier 2004)..

L’analyse des raisons pour lesquelles les lignes rouges échouent ou réussissent relèvent donc de l’étude de la dissuasion : il s’agit bel et bien d’éviter une action adverse à travers la menace de rétorsion (dissuasion par « menace de représailles »), ou bien, plus rarement, par des actions visant à empêcher l’adversaire de parvenir à ses fins (dissuasion par « promesse d’interdiction »)On se réfère ici à la distinction proposée par Glenn Snyder (voir Glenn H. Snyder, Deterrence  by Denial and Punishment, Princeton, Woodrow Wilson School of Public and International Affairs, Center of International Studies, Princeton University, 1959).. La notion voisine d’ultimatum est d’une toute autre nature : il s’agit alors de coercition, non de dissuasion ; on cherche à forcer un acteur à faire quelque chose, non à l’empêcher de commettre un acte.

Au vu de leur importance dans la vie internationale, il est utile de tenter de comprendre quand et comment il peut être approprié (si tant est que cela soit le cas, car la notion même de ligne rouge est souvent très critiquée) de procéder à une telle action pour dissuader un adversaire. 

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