La « salve manoeuvrante » : une avancée décisive dans les combats des 20 prochaines années en attendant l’ère des essaims autonomes
DEFENSE&Industries n°15
Jean-Jacques Patry,
avril 2021
Une tendance lourde en voie de cristallisation
La campagne militaire achevée récemment dans le Haut-Karabakh, opposant forces arméniennes et azerbaidjanaises, est symptomatique d’une évolution des opérations, dans le prolongement des affaires ukrainienne et syrienne (campagne du Donbass et opération à Idlib). Elle annonce l’avènement de la « salve manoeuvrante » comme « ouvre-boîte » tactique et opératif du quart de siècle à venir. Cette évolution concerne tout autant la dimension maritime des opérations, laquelle ne sera pas développée dans cet article.
La « salve manoeuvrante » fait le lien entre la généralisation de l’usage des drones dans les forces armées régulières / groupes armés irréguliers et les opérations en essaims d’engins non habités autonomes, dont la réalité tactique reste encore très éloignée et les coûts réels, une fois déployés, encore mal cernés.
La « salve manoeuvrante » est le produit de plusieurs sauts technologiques concomitants rapprochant drones et robots au point, aujourd’hui, de rendre toute distinction futile. Elle s’est très progressivement imposée comme une réalité opérationnelle empirique en partant d’un usage intensif des drones auquel s’ajoutent d’autres systèmes d’armes (munitions guidées, missiles…) dans un environnement réseau-centré.
Finalement, elle semble offrir un moyen abordable de remassification des appareils de forces, en attendant l’avènement de l’ère des essaims autonomes, dont elle reprend quelques caractéristiques anticipées (automatisation des tâches simples pour ses agents internes ; souplesse, endurance, réactivité et létalité graduée du collectif). Elle est naturellement appelée à muter dans l’avenir en fonction de l’arrivée à maturité des capacités de défense idoines qui rendront caduque une partie des ses composants, notamment ceux à bas coûts.
Le combat collaboratif des machines non habitées prend la suite de la dronisation des forces
La « dronisation » des acteurs armés, étatiques ou non (voir cartes ci-aprèsKerry Chávez, Ori Swed, « The proliferation of drones to violent Nonstate Actors », Defence Studies, 21:1, 2021, 1-24, pp. 2-3. ), est devenue une réalité depuis presque trois décennies et le mouvement s’accélère avec la prolifération des machines non habitées aériennes, terrestres, maritimes et pour certaines spatiales, dans les emplois militaires et civils.
Les campagnes de contre-insurrection irakienne et afghane pendant la Guerre contre la terreur et les campagnes classiques russes en Ukraine (sous une forme hybride) et en Syrie ont fait évoluer la culture institutionnelle des forces armées d’un grand nombre de pays vers l’adoption du drone comme appui et soutien aux opérations, selon un schéma type inspiré des modèles israélien et américain :
- Etape 1 - Investissement initial des tâches de reconnaissance, de communication, voire de guerre électronique.
- Etape 2 - Armement des drones pour un cycle détection, identification, tir, évaluation des résultats en tirant parti des architectures C4ISR des opérations réseau-centrées des plates-formes lourdes multimissions. Les machines non habitées deviennent des composantes clés des processus de ciblage d’opportunité. Le saut technologique étant souvent lié à des acquisitions de systèmes clés en main d’origine américaine (RQ-9 Predator), chinoise (CAIC - Wing Loong) et israélienne (IAI-Eitan). Dans le cas de la Turquie, l’évolution a été accélérée avec la constitution d’une BITD dédiée (voir Infra.).
- Etape 3 – Recherche d’une diversification progressive des tâches et des missions confiées aux soutiens (logistique, médical, entretien infra…) au fur et à mesure du développement des parcs mondiaux de machines, notamment dans les gammes moyennes, mini et micro, pour lesquels les progrès ont été beaucoup plus rapides que pour les classes HALE-MALE et à des coûts plus abordables.
Pour la clarté de l’analyse, la définition proposée est la suivante : « Un ensemble de machines communicantes non habitées agissant collectivement sous supervision humaine : drones, missiles et munitions dotés de capacités de vols et de manoeuvre automatique de longue durée, tirés contre une zone suspecte et capable de remplir les fonctions d’une flotte d’attaque habitée (mouvement, brouillage, leurrage, reconnaissance et identification de cibles, destruction et évaluation des dommages) ».
Contrairement aux effets bien connus d’une salve instantanée classique de saturation et/ou de précision, la gamme des effets à produire peut être adaptée en cours de mission par ajustement sous supervision humaine. La composition d’une salve manoeuvrante varie donc avec la mission et peut intégrer, suivant le type d’algorithme de synchronisation, d’autres aérodynes, habités ou non, connectables, dont des drones relais de communication et d’appui de guerre électronique.
La « dronisation » étant actée, la prochaine étape consiste à fondre drones et robots dans des groupes automatisés sous supervision humaine. Cette fusion entre les deux catégories de machines repose sur :
- La miniaturisation des sous-systèmes embarqués autorisant les communications entre l’engin et son opérateur ou d’autres machines habitées ou non ; la généralisation d’usage de capteurs de mouvement (sonde altimétrique, accéléromètre, récepteur GPS…) et d’autres identifiant les objets dans l’environnement par imagerie lumière visible ou invisible, radar, acoustique ou magnétique et reconnaissance de formes ;
- La présence de processeurs et d’unités de calcul de masse à faible coût embarqués favorisant un stockage et un traitement rapide de l’information collectée ou sa transmission à un centre de calcul télédéporté en « cloud » ;
- Une meilleure mobilité de la plateforme par unité de stockage autonome d’énergie et moyens de locomotion adaptés au milieu (espace, air, mer terre), voire à changement de milieux (amphibie, aérien, surface, subaquatique) ;
- L’addition de couches d’algorithmes permettant à la machine de gérer des fonctionnalités de routine en automatique, telles que le vol-navigation-déplacement, la reconnaissance d’obstacle et l’évitement, la gestion des protocoles de communication extérieure et de la connectique interne avec les sous-systèmes (bras articulés, baies ou racks de charges), le rechargement en énergie et la mise en sûreté.
Les progrès concernent aussi les caractéristiques du contrôle humain par l’ajout de la réalité augmentée dans l’assistance au pilotage de plusieurs machines asservies.
Toutes les conditions sont donc réunies pour un usage collaboratif des machines non habitées en combat.
La recherche sur les essaims permet la maîtrise progressive de tâches simples collectives pour des formations homogènes de mini et micromachines.
Toutefois, la chose n’est pas aisée en raison de la complexité des algorithmes d’intelligence artificielle à maîtriser et la diversité des degrés d’autonomie possibles par rapport à un opérateur humainLes références sur la nature et les caractéristiques propres aux intelligences artificielles font l’objet d’une très abondante littérature technique, juridique et éthique. Concernant le monde de l’ingénierie, le système de classement ALFUS est le plus communément utilisé. Pour les affaires opérationnelles en France, le CICDE a défini trois catégories de systèmes automatiques : ceux supervisés sous contrôle opérationnel humain ; les semi-autonomes subordonnés à la chaîne de commandement qui garde la responsabilité de leur emploi ; les pleinement autonomes non subordonnés à une chaîne de commandement et en mesure de redéfinir leur cadre d’emploi (règles, mission…) - CICDE, CEIA 3.0.2_I.A.&SYST-AUT(2018) n° 75/ARM/CICDE/NP du 19 juillet 2018. . C’est ici qu’intervient la recherche sur les essaims militaires.
Initialement marginale, cette dernière s’est développée aux Etats-Unis, dans la perspectives de la Third Offset Strategy (TOS), afin de contrer les capacités de déni d’accès et d’interdiction de zone chinoise et russe. Les essaims dronisés font partie d’un ensemble de nouvelles capacités fondées sur la combinaison de la robotique et de l’intelligence artificielle et sur une nouvelle génération de missiles hypervéloces en cours de développement. Elles complètent les capacités existantes de frappe de précision à distance (missiles, aéronefs) déjà connus.
Les expérimentations entreprises depuis une dizaine d’années ont d’abord consisté à tester les différentes briques nécessaires aux essaims : communications et repérage des positions entre agents, navigation automatique, repositionnement autonome dans la formation…. Ces recherches utilisent des classes homogènes de mini/micromachines peu coûteuses et disponibles en grand nombre. Le programme Perdix du Naval Air System Command, inauguré en 2014, en offre un bon exemple. Des micromachines non réutilisables (290 g., 20 min. d’autonomie) sont testées dans l’accomplissement d’une mission simple de reconnaissance aérienne impliquant, la couverture optimale de la zone survolée ainsi que les modalités de réorganisation des agents en vol par échange de donnéesAmy McCullough, « The Looming Swarm », Air Force Magazine, 22 March 2019..
Une fois les briques validées, les algorithmes sont modifiés pour augmenter progressivement le nombre d’agents dans la formation (d’une centaine à un millier dans le cas de Perdix) et pour s’assurer de l’exécution des tâches assignées dans un environnement électromagnétique contesté : rupture des communications avec le superviseur humain, altération des émissions GPS…
Cette approche s’est cristallisée autour de plusieurs programmes menés entre la DARPA et les différents Services :
- Low-Cost UAV Swarming Technology (LOCUST) est un programme lancé depuis 2016 par l’US Navy’s Office of Naval Research, autour de drones Coyotte de Raytheon, lancés de tubes lance-roquettes. Le programme vise à vérifier les dispositifs de lancement et d’autopilotage d’un essaim de 30 machines, puis à les tester dans différentes configurations. Les drones sont non récupérables, équipés de charge utile modulaire ISR, désignation d’objectif, offensive et seraient ainsi employés en munitions rôdeuses« Mind of the swarm: Amazing new technology allows drones to flock together as they fly », Raytheon, 20 March 2020. .
- Le programme Gremlins vise à explorer la mise en oeuvre et surtout la récupération d’une flotte de mini-drones X-61 Gremlins de Dynetics aérolargués par C-130, en mesure de marauder pendant une heure à plus de 300 MN« DARPA Gremlins Project Completes Third Flight Test Deployment », DARPA, 10 December 2020. . Les engins sont reconditionnables en 24 heures pour une vingtaine d’utilisations. Les conditions de récupération sont toutefois contraintes et, pour l’instant, entravent toute possibilité de déploiement en zone de combat réel.
L’environnement électronique dégradé a fait l’objet, pour sa part, de l’expérimentation Collaborative Operations in Denied Operations (CODE)Garret Reim, « DARPA’s CODE autonomously flies General Atomics’ Avenger UAV », Flight Global, 4 December 2020. . Pour les besoins des tests, ce sont 6 drones RQ-23 Tigershark de Navmar Applied Sciences Corporation qui servent de démonstrateurs pour valider les algorithmes de navigation et de repositionnement fournis par Raytheon. Le programme et son environnement de simulation sont exportables sur toute catégorie de drones. Il est prévu qu’à l’issue des tests de la DARPA, ce soit le Naval Air Systems Command (NAVAIR) de la Navy qui prenne le relais pour le développement du programme avec le concours de l’Air Force.
Le domaine de la guerre électronique est couvert par le programme Remedy de Northrop Grumman. Il s’agit de renforcer la capacité embarquée du EA-18G Growler de guerre électronique par le déploiement de plusieurs drones, opérant en groupe synchrone. Les engins sont des mini-drones, dérivés d’un De Havilland Dash-8 d’une endurance de 10 heuresGrant Turnbull, « The Navy plans to test its new electronic warfare drones this fall », C4ISRnet, 19 February 2019. .
Dans le cadre de sa feuille de route de robotisation de ses capacités, l’Army dispose aussi d’une expérimentation avec le programme OFFensive Swarm-Enabled Tactics (Offset), lancé depuis 2016. Il teste un ensemble de 250 drones aériens et terrestres agissant collectivement en soutien d’unités engagées en zones urbanisées. L’objectif consiste à étudier le champ des tactiques possibles en combinant des packs de forces mixtes (humaines et drones) dans différentes configurations de combat, dans et hors les constructions. En 2019, pour accélérer l’expérimentation, il est fait appel aux capacités d’initiatives et d’innovation externes de la DARPA pour la simulation virtuelle de ces engagements dans cinq domaines : l’autonomie des machines, les tactiques, le binômage homme- machine, la réalité virtuelle et les bancs d’essaisNathan Strout, « DARPA awards nine new contracts to foster drone swarm technology », C4ISRNet, 20 April 2020. .
Comme on le voit, la recherche sur les essaims a bien commencé. Mais il faudra encore attendre au moins une bonne décennie pour perfectionner les algorithmes en mesure d’assurer des successions de tâches dans une mission complexe et en environnement contesté, sans un accompagnement décisionnel humain.
La salve : une variation en attendant les maturations technologiques plus avancées
Mais l’apprentissage s’opère avec le déploiement des salves, dont les précurseurs aux Etats-Unis sont Golden Horde pour l’USAF et Organic Precision Fire (OPF) pour l’USMC.
Golden Horde a pris la suite du projet Grey Wolf de Lockheed Martin et Northrop Grumman ; un ensemble de missiles de croisière à faible coût agissant en groupe synchrone contre des défenses zonales. L’USAF ayant considéré les recherches des composants du système de forces comme trop onéreuses, a préféré intégrer dans un même ensemble collaboratif, les missiles de croisière JASSM ER, les munitions standoff GBU-53 Small Diameter Bomb II et le leurre à capacité d’attaque électronique AGM-160 MALD XJoseph Trevithick, « USAF Wants To Network Its Precision Munitions Together Into A 'Golden Horde' Swarm », The War Zone, 26 June 2019. . Le concept reste le même : un ensemble composite de machines capable de reconnaître une zone dangereuse, d’identifier positivement les cibles, de brouiller leurs communications, de les traiter, de se reconfigurer pour l’attaque suivante. Cette salve agit en « ouvre-boîte » des bulles de défense sol-air adverses et déverrouille les couloirs de pénétration sécurisés pour les autres composantes aérospatiales, en exploitation. On peut considérer que ces innovations s’appliquent aussi au combat aéronaval.
Du côté de l’USMC, le programme Organic Precision Fire (OPF-1) a pour but de développer un système de drones/munitions maraudeuses opérant en groupe, piloté par un seul personnel et capable d’attaquer les drones adverses ou de servir d’appui ISR et de feux directs à l’action des unités débarquées. Un appel d’offre a été émis à l’automne 2020 pour un drone multi-missions de 20 km de portée et/ou 90 minutes de volDavid B. Larter, « The US Marine Corps wants grunts packing deadly swarming drones », Defense News, 20 December 2020. . Les charges embarquées seraient modulaires : boule/capteurs ISR, charges militaires, guerre électronique. Il s’agirait plutôt d’une initiative visant la maîtrise d’une flotte multi-drones, prolongeant elle-même la mise en oeuvre actuelle des drones Switchblade, sur laquelle il serait possible de capitaliser pour passer ultérieurement à des formations plus volumineuses et autonomes de type essaims. OPF doit rentrer en service en 2022.
Les Etats-Unis ont donc montré la faisabilité technologique de la salve en poursuivant leurs recherches sur les essaims militaires. La voie étant tracée, d’autres s’y engouffrent avec des approches différentes, faute des mêmes moyens.
Les salves manoeuvrantes dans le monde : de la réplication chinoise de l’exemple américain au « modèle » turc
Les grandes puissances suivent le mouvement, mais avec des résultats encore inégaux, car soumis au secret et à une bonne dose de propagande, tant les enjeux sont importants.
La Chine est un producteur de drones de tout type, maintenant bien installé sur les marchés mondiaux. Elle a décidé de miser plus avant sur les technologies de l’intelligence artificielle et de la robotique. Le New Generation AI Development Plan de 2017 organise sur 13 ans l’architecture de la recherche sur les différents domaines de l’IA : drones légers en « essaim d'abeilles », architectures auto-organisées de réseaux, technologies de surveillance et de contrôle associées, technologies de mise en réseau et de positionnement des essaims et de protection des réseaux. Plusieurs expérimentations d’essaims de mini-machines comparables au Perdix américain ont été rendues publicsJoseph Trevithick, « China is Hard at Work Developing Swarms of Small Drones With Big Military Applications », The War Zone, 16 January 2018. . On sait par ailleurs que la compagnie chinoise Zhuhai Ziyan développe de son côté ce qui semble être un groupe automatique de 10 drones aériens tactiques à voilure tournante dont une démonstration a été présentée en Turquie en 2019. La formation est composée de Blowfish A2 ou A3, d’Infiltrator et du Parus S1. Les machines sont équipées d’armes automatiques, de grenades, de roquettes et seraient en mesure de traiter automatiquement des objectifs terrestres dans une zone prédéterminée à quelques dizaines de kilomètres sous supervision humaine, puis de revenir automatiquement au point de départMichael Peck, « China's Swarms Of Rocket Drones Could Be A Big Problem For The U.S. Military », The National Interest, 21 February 2020. .
Le pays cherche à dupliquer le modèle américain mais peine encore à maîtriser les compétences avancées dans la conception des algorithmes d’IAAlex Joske, « From student to drone swarms: how the Chinese Communist Party trains its cadres in Australia », The Sidney Morning Herald, 10 November 2018. . Les priorités sont pourtant claires : automatiser les capteurs ISR longue portée aériens et sous-marins pour contrer les groupes porte-avions et les forces expéditionnaires américaines. Constituer d’ici une décennie des masses manoeuvrantes automatisées de portée opératives et tactiques pour user les moyens adverses, en complément des tirs de salves instantanées de missiles.
Israël est un vétéran dans la maîtrise des drones et une source d’innovations constantes dans leurs usages en combat interarmées classique et irrégulier. Sa BITD est aussi spécialisée dans la production de missiles de croisière et de munitions de précision. Le pays s’est donc doté des éléments constitutifs de salves manoeuvrantes en combinant :
- Les systèmes d’artillerie longue portée Extended Range Artillery (EXTRA) : un ensemble de deux engins à poudre d’une portée de 150 km avec charge de 120 kg destinés à détruire des objectifs fixes d’infrastructures, des zones de rassemblement ou des sites semi-mobiles de défense (A2/AD), des cibles d’opportunités sous réserve du déploiement de l’ISR régional adéquat ;
- La gamme des missiles aéroportés. Le MARS, version allégée et redessinée de l’EXTRA pouvant être tirée des racks aériens, offrant une allonge de 150 km environ suivant les configurations de lancement ; les missiles de croisière air-sol Delillah (250 km de portée avec une charge de 30 ou 50 kg) ;
- Les munitions maraudeuses Harop II de chez IAI (rayon d’action donnée pour 1 000 km ou 6 heures de vol), utilisables en télé-opération ou en vol automatique sous supervision. Une fois tirées, elles patrouillent dans une zone prédéterminée et attaquent directement la cible une fois repérée et reconnue. Si elle n’est pas consommée, la munition revient sur un point de recueil et peut être réutilisée. D’autres munitions de plus petites dimensions s’ajoutent progressivement à l’arsenal avec la famille Orbiter 1-K d’Aeronautics Group et Skystryker d’Elbit System.
Cet ensemble de portée tactique et opérative basse est conçu pour saturer des systèmes de défense sol-air régionaux durcis et traiter des cibles d’opportunité. Il couvre les unités terrestres en exploitation dans un environnement régional aux fortes menaces G-RAMM et à vocation, à terme, à se synchroniser avec leurs bulles ISR / frappe dont sont équipées les brigades de Tsahal au titre du plan « Armée au-delà de l’horizon ». Il allège aussi considérablement la tâche de l’aviation qui peut se concentrer sur la maitrise de l’air et les missions d’interdiction opérative et stratégique. Le combat collaboratif des machines non habitées (groupes, puis essaims futurs) est programmé dans le plan Momentum arrêté en janvier 2020. Il est prévu de produire plusieurs milliers de machines aériennes et terrestres qui agiront collectivement. La cible visée : l’Iran et ses alliés régionaux.
La Fédération de Russie dispose d’un plan de rationalisation de la production de machines inhabitées depuis 2014, avec une BITD plutôt orientée micromécanique et électronique, mais agissant en ordre dispersé jusque-là. L’idée consiste maintenant à coordonner les recherches et les programmes des forces armées et de l’ensemble des services de sécurité de la FédérationSamuel Bendett, « Robots Rising: Behind the Rapid Development of Russian Unmanned Military Systems », The Strategy Bridge, 12 December 2017. . La robotisation des forces est donc une priorité affirmée. Elle concerne les opérations aéroterrestres et un début d’expérimentation dans le domaine maritime. A l’inverse des Américains, il s’agit moins d’agir dans la grande profondeur des opérations (d’autres vecteurs s’en chargent) que de créer les conditions d’une saturation rapide de l’espace de bataille tactique et opératif bas. A cet égard, l’expérience syrienne a engendré une prise de conscience et un effet accélérateur. Toutefois, les avancées technologiques dans le domaine de l’intelligence artificielle et de l’électronique embarquée sur les machines non habitées ne permettent pas encore d’atteindre une pleine maturité des systèmes. Ce sont donc des opérateurs humains à qui l’on confie les premières expérimentations tactiques de groupes de machines aériennes et terrestres dotées de fonctions automatiques simples. En Russie, le terme « autonome » ne désigne pas des machines affranchies du contrôle humain, mais des groupes téléopérés de drones aériens et terrestres agissant en synchronisation humaine pour remplir la totalité d’une mission d’attaque sans recours à des plates-formes classiques. Ce que montrent les manoeuvres Tsenter organisées en 2019Joseph Trevithick, « Russian Drone "Strike Groups" Jammed and Bombed Air Defenses During Huge Exercise », The War Zone, 7 November 2019. , c’est la mise en oeuvre d’une task force téléopérée chargée de la reconnaissance d’une zone (Orlan 10 avec boule ISR) ; précédée d’un drone de guerre électronique (Leer 3 version de l’Orlan 10 équipée de brouilleurs de téléphones portables et d’envois de messages de guerre psychologique), d’une machine relais de communication et des quadcopters ou des drones Carnovora équipés de grenades RDG 5 pour l’attaque.
Le concept en voie de murissement a été montré lors du salon Interpolitex-2019 de Moscou avec l’expérimentation Flock 93 présentée comme une formation d’une centaine de machines quadcopters type VTOL réputées disposer d’une distance franchissable de 150 km avec une charge utile de 2,5 kg. En fait, aucune observation n’a été relevée de la formation en vol. Il s’agirait plutôt de plusieurs drones leaders téléopérés avec asservissement de machines d’accompagnement en navigation automatique sur une zone de patrouille prédéterminée. Lors du repérage de cibles (véhicules légers dans un convoi, sites faiblement protégés), les drones seraient directement sacrifiés par un opérateur humain. La dernière évolution en cours consisterait à remplacer ces drones armés de manière adhoc par des munitions maraudeuses de type Harop II, récemment produites par la BITD russe : comme le tout nouveau Kyb du Groupe KalashnikovJérémy Joly, « Ce surprenant drone-kamikaze bientôt lancé par les Russes », Capital, 27 février 2021. .
La Turquie est le dernier exemple abordé, car il offre une perspective des plus intéressantes de cheminement graduel vers la salve manoeuvrante. Tout commence il y a à peine une décennie avec la décision d’Ankara de créer une filière drones à la suite d’interdictions américaines sur la vente de systèmes armés et de la tension croissante avec le précédent fournisseur israélienSamuel Brownsword, « Turkey’s unprecedented ascent to drone superpower status », Drone Wars, 15 June 2020. Voir aussi Sibel Duz, The Ascension of Turkey as a Drone Power : History, Strategy,and Geopolitical Implications, Seta Analysis, n°65, July 2020, 28 p. . Décision est prise de développer la base d’une BITD spécifique avec un opérateur historique Turkish Aerospace Industries (TAI) et la société Bayka. Deux systèmes vont progressivement être développés : l’Anka-I (MALE de reconnaissance et d’attaque) et le Bayraktar TB2 (drone tactique doté de capteurs ISR et pouvant être armé de roquettes et de missiles légers antichars de fabrication locale Roketsan). L’expérience turque monte en gamme très rapidement et notamment dans l’architecture de commandement et de contrôle indispensable aux opérations réseaux-centrées pour la pratique des éliminations ciblées extrajudiciaires des kurdes dans le pays et en Syrie. A cela s’ajoute la maîtrise en guerre électronique offensive avec le système KORALSource : https://www.snafu-solomon.com/2020/03/infographic-clash-reports-lethal-…;. Il s’agit là d’une brique essentielle au déploiement des flottes de combat dronisées et la condition sine qua non de l’émergence de la salve. L’efficacité de la combinaison est illustrée par les résultats de la « kill chain » turque en SyrieRidvan Bari Urcosta, « The Revolution in Drone Warfare: The Lessons from the Idlib De-Escalation Zone », Journal of European, Middle Eastern, & African Affairs, Fall 2020, pp. 50-65. .
Début 2020, en représailles d’attaques délibérées contre leurs avant-postes par les forces syriennes loyalistes, Ankara lance une opération aéroterrestre de destruction des unités blindées et motorisées de Damas autour de la zone sanctuaire d’Idlib. Pour ce faire, ont été engagés une centaine de drones Anka et Bayraktar TB2 déployés sous couverture de brouillage des systèmes syriens de défense sol-air (les forces turques évitant soigneusement les zones activement défendues par les systèmes russes). Les groupes dronisés servent d’observateurs et de relais avancés de communications pour l’artillerie de 155 mm et comme proto-missiles pour des attaques directes. Pour une demi-douzaine de drones abattus, le bilan des véhicules et plates-formes lourdes détruits dépasserait la centaineRidvan Bari Urcosta, ibid. . Ces savoir-faire seront exploités en Libye au printemps 2020 contre les forces du Général HaftarCette campagne a été abondamment analysée, notamment sur la question de la survie des drones sur place et leur adaptation à la guerre électronique face aux systèmes Pantsir-1. Voir Scott Crino, Andy Dreby, « Drone Losses Impact Turkey’s Fighting in Libya », Small Wars Journal, 10 May 2020 ; Dr. Saul Shay, « The Important Role of Turkish Drones in the Libyan War », Israel Defence, 29 July 2019 ; Dylan Nicholson, « Foreign drones turning the tide in Libya », Defense Connect, 4 June 2020 ; et surtout Jason Pack, Wolfgang Pusztai, Turning the Tide: How Turkey Won the War for Tripoli, Middle-East Institute, 10 November 2020. . Il manquait l’intégration de munitions maraudeuses pour compléter l’expérience d’une proto-salve : l’opportunité s’est présentée pour la Turquie dans la guerre de six semaines opposant Azerbaïdjan et Arménie à l’automne 2020Shaan Shaikh, Wes Rumbaugh, The Air and Missile War in Nagorno-Karabakh: Lessons for the Future of Strike and Defense, CSIS, 8 December 2020. .
Les forces azerbaidjanaises ont su progressivement maîtriser un ensemble cohérent de drones et de munitions en appui de leur manoeuvre aéroterrestre : pour la reconnaissance ont été engagés des TB2 turcs, des Hermes 900 et 450, Heron et Orbiter 3 d’origine israélienne ; pour les missions d’interdiction des missiles LORA ont semble-t-il été tirés contre un pont, point de passage obligé des réserves arméniennes. Les missions de désignation d’objectifs et d’attaque destinées à traiter les moyens de défense sol-air S-300 et les moles défensifs arméniens ont été menées par l’artillerie soutenue par des frappes tactiques d’Orbiter 1-K, Harop II et peut être de Skystriker. La dimension guerre électronique est mal connue, mais on peut en deviner l’importance avec la transformation de deux anciens ANT-2 en cibles téléopérées pour obliger les systèmes antiaériens adverses à se dévoiler et faciliter leur localisation.
Le succès azerbaidjanais repose indubitablement sur une campagne interarmées patiemment préparée et sur un concept d’opération d’usure du potentiel arménien, dans lequel le binôme drones-artillerie et l’usage des munitions maraudeuses ont pris une part significative. Autant d’enseignements dont la Turquie présente en arrière plan saura très certainement tirer parti.
Conclusion : les salves manoeuvrantes vont gagner en nombre et en densité. Il faut s’y préparer.
Toutes les briques technologiques sont accessibles à des coûts encore abordables et les modèles à reproduire disponibles à foison.
En conséquence, une course aux flottes automatisées est déjà lancée dans deux régions clés du monde. En Asie, entre les USA et la Chine, mais aussi parmi les puissances régionales (Corée, Singapour, Japon) pour contrer les capacités chinoises et si possible les dissuader ; au Proche et au Moyen-Orient entre Israël et l’Iran d’une part, l’Arabie Saoudite, les EAU et l’Iran, d’autre part. On assiste dans ce dernier cas à une avancée rapide des connaissances techniques et des savoir-faire dont la Turquie offre un parfait exemple dont d’autres pourraient s’inspirer.
Dans les composantes à venir des salves, les munitions maraudeuses vont très certainement remplacer une partie des drones, dont les capacités sont devenues trop limitées. La munition prenant à son compte les tâches de reconnaissance et d’identification de la cible à traiter. Les évolutions américaines, russes et israéliennes l’annoncent, les turques s’y préparent. Une attention toute particulière devrait être accordée à cette évolution.
La « dronisation » des forces est un puissant vecteur de mûrissement des armées, même modestes, dans la maitrise des opérations réseau-centrées (cas de l’Azerbaïdjan). Ces savoir-faire vont donc proliférer et la constitution de salves manoeuvrante servira d’étalon de maturité, en attendant mieux.
Ces conclusions posent évidemment un certain nombre de questions qu’il conviendrait de développer :
- Comment ces défis sont-ils relevés en Europe ?
- Comment s’opère la répartition des recherches ?
- Plus prosaïquement, ces programmes préparent-ils la défense des forces armées européennes ou laissent-ils encore des angles morts, donc des vulnérabilités probables à venirGustav Gressel, Military lessons from Nagorno-Karabakh: Reason for Europe to worry, ECFR, 24 November 2020. ?
- Quels en seraient les retombées pour les industriels, en matière de filières à développer ou de nouvelles capacités à créer ?
La « salve manoeuvrante » : une avancée décisive dans les combats des 20 prochaines années en attendant l’ère des essaims autonomes
Jean-Jacques Patry, DEFENSE&Industries n°15, avril 2021
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