Sommaire du n°15 :
La régulation des biens à double usage est un enjeu majeur en matière de non-prolifération. A ce titre, le Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP), par exemple, s’intéresse de près au contrôle des technologies nucléaires utilisées dans l’industrie civile. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) est notamment chargée de s’assurer que les programmes déclarés comme civils n’utilisent pas les matières et les infrastructures pour des usages militaires grâce à un système de déclarations et d’inspections.
Dans le domaine des vecteurs, les efforts internationaux de lutte contre la prolifération des missiles se structurent principalement par l’intermédiaire du Régime de contrôle des technologies de missiles (MTCR). Logiquement, le texte identifie des technologies purement militaires mais également des biens et technologies à double usage, pour lesquels les partenaires du MTCR sont requis d’examiner spécifiquement l’usage final des produits exportés. Dans ce cadre, les restrictions et les listes d’équipements, logiciels et technologies du MTCR qui requièrent une licence d’exportation spécifique sont bien connues des acteurs qui travaillent dans le domaine militaire mais également qui produisent des biens à vocation civile, en particulier pour le domaine spatial. Une approche
similaire est suivie par le Code de conduite de La Haye contre la prolifération balistique, qui invite les Etats qui y souscrivent à faire preuve « de la vigilance voulue lorsqu’il est envisagé d’aider tout autre pays à exécuter des programmes de lanceurs spatiaux, afin d’éviter de contribuer à des systèmes de vecteurs d’armes de destruction massive, ces programmes pouvant servir à dissimuler des programmes de missiles balistiques ».
Le Code de Conduite de La Haye
Le Code de Conduite de La Haye (HCoC) a été adopté en 2002 dans l’optique de réduire la prolifération des missiles balistiques pouvant être utilisés pour emporter des armes de destruction massive (ADM). Dès sa création, il prend non seulement en compte les missiles balistiques – alors principaux vecteurs d’ADM – mais également les lanceurs spatiaux, les deux technologies partageant de nombreuses caractéristiques. De nature juridiquement non-contraignant, il compte aujourd’hui 143 Etats signataires qui s’engagent à des objectifs politiques, à savoir faire preuve de retenue dans le développement des systèmes balistiques, montrer de la vigilance dans les exportations de technologies de lanceurs spatiaux et refuser systématiquement l’exportation de missiles balistiques pouvant servir à emporter des ADM. Par ailleurs, les membres du Code s’engagent à mettre en oeuvre des mesures de transparence et de confiance. En particulier, ils sont invités à déclarer chaque année aux autres Etats signataires les grandes lignes de leur politique en matière de missiles balistique et de lanceurs spatiaux (en fournissant des informations sur les systèmes déployés et tirés au cours de l’année écoulée). Ils doivent aussi partager des notifications des lancements et vols d’essai de missiles balistiques et de lanceurs spatiaux en amont de chaque tir. Cette mesure est importante pour éviter les confusions et problèmes d’interprétation pouvant naître suite aux tirs d’essais. Elle rappelle les mécanismes bilatéraux similaires ayant existé au cours de la guerre froide entre les Etats-Unis et l’Union soviétique et qui subsistent encore aujourd’hui entre l’Inde et le Pakistan, d’une part, et entre la Russie et la Chine, d’autre part. Encore une fois, ces dispositions visent principalement à réduire la crainte d’une attaque balistique surprise en accroissant la transparence sur les programmes et les développements. Enfin, les Etats peuvent mettre en oeuvre des mesures volontaires supplémentaires, comme ouvrir à la visite leurs installations de tirs de lanceurs spatiaux.
Carte des Etats signataires du HCoC (143 Etats en février 2021)
Tendances récentes et évolutions attendues
Alors que le Code a su montrer son attractivité en attirant régulièrement de nouveaux Etats membres, les développements actuels, que ce soient dans le domaine balistique ou spatial, témoignent de sa pertinence. Ainsi, au niveau balistique, les transferts de missiles datant d’avant la fin de la guerre froide, issus entre autres de l’Union soviétique et adaptés à l’emport d’ADM, ont diminué largement depuis les années 2000. Pour autant, des transferts clandestins ont continué d’être observés, en provenance de la Corée du Nord et, aujourd’hui, davantage dans la région Moyen-Orient avec une implication croissante de groupes non-étatiques (voir illustration ci-dessous).
Pour autant, le nombre d’Etats possédant des systèmes balistiques continue de croître avec l’exportation par les Etats-Unis, la Russie et la Chine de systèmes de courte portée, incapables d’emporter des ADM. Ces transferts contribuent à la dissémination des savoir-faire concernant les technologies de lancement. Aujourd’hui, environ 30 Etats peuvent être considérés comme détenant des systèmes balistiques, un chiffre incertain du fait de l’absence d’informations sur l’état de certains arsenaux constitués durant la guerre froideLauriane Héau et Emmanuelle Maitre, « Current Trends in Ballistic Missile Proliferation », HCoC Issue Brief, septembre 2020. . Par ailleurs, le nombre d’Etats qui maîtrisent les technologies de lancement spatial est également en progression. Cette tendance est renforcée par les évolutions technologiques observées dans le domaine. En effet, le développement de constellations de petits satellites (cubesats voire nanosats) rend pertinente l’utilisation de petits lanceurs. Mettre au point des petits lanceurs représente des investissements beaucoup moins lourds que pour les lanceurs traditionnels. En conséquence, de nombreux pays s’intéressent à ces technologies, pour des questions de souveraineté, de rentabilité économique ou de prestige scientifique. Ainsi, l’Argentine, le Brésil, la Norvège ou encore l’Afrique du Sud ont des projets avancés dans le domaine. L’Indonésie, la Malaisie, la Turquie ou le Canada ont également fait part de leur intérêtFlorence Gaillard-Sborowsky, Isabelle Sourbès-Verger, Jean-Jacques Tortora, « PSPL : Petits satellites et petits lanceurs », FRS & CSFRS, 1er octobre 2018. . Ce faisant, ces Etats peuvent acquérir des technologies duales, car la proximité entre un petit lanceur et un missile balistique reste élevée.
Prolifération des missiles balistiques : transferts connus et signalés en dehors du MTCR depuis 1990
Source : NTI
L’implication croissante des acteurs privés
Par ailleurs, parmi les évolutions qui caractérisent le « new space », figure le rôle croissant joué par des acteurs purement privés dans l’exploration et l’exploitation du domaine spatial. Naturellement, les lancements en eux-mêmes restent de la responsabilité des Etats, qui doivent, lorsqu’ils sont signataires du HCoC, les annoncer dans le cadre de notifications de lancement et dans tous les cas en assumer la responsabilité. Ces lancements par des entreprises privées peuvent représenter des volumes importants. Ainsi, sur les 37 tirs réalisés par les Etats-Unis en 2020, 24 ont été mis en oeuvre par la compagnie Space X. Tous les tirs néo-zélandais ont été effectués par Rocket Lab, une entreprise américano-néo-zélandaise. Ces acteurs sont sensibilisés à la nature sensible de leurs activités, et en particulier au risque de prolifération de technologies à double usage. Les échanges entre les responsables industriels, les équipes chargées des lancements et les acteurs institutionnels sont essentiels pour que les Etats puissent appliquer pleinement leurs obligations internationales dans le domaine de la non-prolifération, mais aussi pour que les acteurs privés puissent développer des partenariats, projets innovants et coopérations dans un climat de confiance et de sécurité vis-à-vis de leurs activités.
Transparence et mesures de confiance volontaire : une approche efficace ?
Le Code de Conduite de La Haye est particulièrement important dans ce cadre. En effet, en instituant un mécanisme de transparence sur les activités réalisées, il permet de clarifier les intentions des acteurs et de renforcer les principes de non prolifération tout en encourageant les utilisations civiles des technologies de lancement. Sur le segment des missiles balistiques, la négociation d’un traité juridiquement contraignant s’est jusqu’à aujourd’hui révélée impossible. Mettre en place des mécanismes de vérification, sur le modèle de l’AIEA, permettant de garantir la nature « civile » d’un programme, rencontrerait de grands obstacles au niveau diplomatique. L’existence de mesures de confiance est donc un mécanisme souple, soutenu par la très grande majorité des membres de la communauté internationale, permettant de lever les ambiguïtés sur l’acquisition de biens ou de technologies à double usage. Un outil comme le Code ne peut avoir que des objectifs modestes. Il ne peut en effet prévenir en lui-même les trafics illicites ou forcer les Etats à revoir leurs programmes.
Etats possédant des missiles balistiques et/ou des lanceurs spatiaux
Par ailleurs, en se centrant sur les missiles balistiques, il exclut un certain nombre de technologies pouvant emporter des ABM comme les missiles de croisière. Pour autant, il joue un rôle notable dans la création d’une norme partagée au regard de la prolifération des systèmes balistiques et dans la diffusion de bonnes pratiques, que ce soit au niveau des Etats signataires mais aussi de l’ensemble des parties prenantes, dont les acteurs industriels en charge des programmes civils et militaires.
Depuis 2012, la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) est retenue par l’Union européenne (UE) en tant qu’agence de mise en oeuvre du projet européen de soutien au Code de Conduite de la Haye. Ce projet a fait l’objet de quatre décisions du Conseil de l’UE, dont la plus récente a été adoptée en décembre 2017. Dans ce cadre, la FRS est chargée de mettre en oeuvre la politique de l’UE en faveur du Code et de favoriser l’émergence d’un dialogue entre Etats signataires et non-signataires pour évoquer les bénéfices de cet instrument en matière de sécurité internationale. Cette discussion a notamment lieu dans un cadre régional, avec l’organisation de séminaires régionaux en particulier en Asie du Sud, Asie du Sud-Est, Afrique, Amérique latine ou encore Moyen Orient. Ces événements permettent de mieux faire connaître le Code et son fonctionnement concret, mais aussi de débattre de l’importance des mesures de confiance pour réduire le risque posé par la dissémination des systèmes balistiques. Par ailleurs, la FRS est sollicitée pour organiser et animer des ateliers de travail nationaux permettant à un Etat de mieux appréhender les obligations liées au Code et les possibles adaptations à sa politique nationale dans le domaine. Des efforts visant à l’universalisation du Code sont également entrepris au niveau multilatéral avec par exemple des événements organisés en marge de la Première commission de l’Assemblée générale des Nations unies.
Un deuxième objectif du projet est de favoriser la réflexion autour de nouvelles initiatives visant à réduire les risques liés à la prolifération balistique, au sein du HCoC, en complément, ou dans des formats différents. Pour ce faire, la FRS publie régulièrement des articles de recherche ou des analyses liés à la prolifération balistique, aux technologies associées, aux risques stratégiques ou encore étudiant la question des missiles sous un angle régional.
De manière plus occasionnelle, la FRS a été associée à la visite internationale de sites de lancement spatial, une mesure de transparence volontaire prise dans le cadre du HCoC, en particulier lors de la visite du Centre spatial guyanais, à Kourou en 2013.
- Kolja Brockmann, « Controlling ballistic missile proliferation Assessing complementarity between the HCoC, MTCR and UNSCR 1540 », HCoC Research Paper n°7, FRS, juin 2020.
- Renaud Chatelus, « Limiting the proliferation of WMD means of delivery: a low-profile approach to bypass diplomatic deadlocks », HCoC Research Paper n°2, mai 2017.
- Lauriane Héau et Emmanuelle Maitre, « Le HCoC et les Etats Africains », HCoC Issue Brief, FRS, décembre 2020.
- Lauriane Héau et Emmanuelle Maitre, « Pourquoi le HCoC porte-il exclusivement sur les missiles balistiques ? », HCoC Issue Brief, FRS, novembre 2020.
- Lauriane Héau et Emmanuelle Maitre, « Le HCoC, instrument modeste mais essentiel contre la prolifération balistique », HCoC Issue Brief, FRS, octobre 2020.
- Lauriane Héau et Emmanuelle Maitre, « Prolifération des missiles balistiques : un état des lieux », HCoC Issue Brief, FRS, septembre 2020.
- Stéphane Delory, « Missiles balistiques et frappes conventionnelles : le HCoC face à la dissémination des missiles balistiques conventionnels », HCoC Research Paper n°6, FRS, janvier 2020.
- Stéphane Delory, Emmanuelle Maitre et Jean Masson, « Etendre le HCoC aux missiles de croisière : une proposition pour surmonter les obstacles politiques », HCoC Research Paper n°5, FRS, février 2019.
- Stéphane Delory, « Non-prolifération des missiles : une approche alternative », R&D FRS, n°02 / 2011.
- Benjamin Hautecouverture, « The use of the existing WMD free zones as an exemple and a potential Framework for further initiatives banning ballistic missiles », HCoC Research Paper n°3, FRS, juin 2017.
- Arnaud Idiart, « The role of intangible transfer of technology in the area of ballistic missiles –reinforcing the Hague Code of Conduct and the MTCR », HCoC Research Paper n°4, FRS, juillet 2017.
- Mark Smith, « The HCoC: current challenges and future possibilities », HCoC Research Paper n°1, FRS, 2014.
- Eloïse Watson, « Lutte contre la prolifération des armes conventionnelles et des ADM : un cercle vertueux », HCoC Issue Brief, FRS, février 2021.
Site internet : https://www.nonproliferation.eu/hcoc/