L’expérience australienne des sanctions commerciales chinoises : une leçon pour l’Europe ?
DEFENSE&Industries n°15
Antoine Bondaz,
avril 2021
Le minerai de fer est en passe de devenir le dernier symbole de la détérioration rapide de la relation sino-australienne et de la mise en oeuvre de sanctions commerciales chinoises plus ou moins explicites. Au-delà, la question est posée aux Européens de la nécessité, à court terme, de mieux prendre en compte le risque géoéconomique.
Un éditorial récent du quotidien chinois Global Times se réjouissait de la perspective d'une baisse des prix du minerai de fer en ce qu’elle pourrait être un « coup dur pour l'Australie », provoquer une « réelle douleur » et conduire le pays à « réfléchir à ses problèmes économiques structurels »« Cheaper iron ore squeezes trade bubble with Australia », Global Times, Mar. 22, 2021.. Alors que la Chine importe 60 % de son minerai de fer d'Australie et est fortement dépendante de cette matière première, le pays n’a pas annoncé pour l’instant d’embargo ou imposé de droits de douane prohibitifs sur cette matière première, contrairement à de nombreuses autres exportations australiennes (charbon, vin, boeuf, orge, homards, etc.). Cependant, les importations chinoises commencent déjà à chuter, avec une baisse de 12% en janvier 2021CRANSTON Matthew, « Exports to China drop 8pc as iron ore slashed », Financial Review, Feb. 23, 2021.. Cette tendance devrait s’accélérer du fait d'une chute de la production chinoise d’acier, notamment pour réduire les émissions de dioxyde de carbone dans cette industrie, mais aussi de la volonté du pays de diversifier au plus vite ses fournisseurs afin d’accroître la pression sur l’AustralieTAN Weizhen, « China should consider alternatives for Australian iron ore as trade tensions simmer, analyst says », CNBC, Dec. 15, 2020..
Le minerai de fer constitue de loin la principale exportation de l’Australie vers la Chine, d’un montant de plus de 80 milliards de dollars australiens en 2019. L’augmentation des cours du minerai en 2020 a d’ailleurs permis de neutraliser l’impact des sanctions chinoises sur la balance commerciale australienne, permettant même aux exportations du pays vers la Chine de croître de 0,3% en valeurTAN Su-Lin, « China-Australia relations: iron ore prices helped offset weakened trade with China in 2020 », South China Morning Post, Feb. 5, 2021.. Cependant, l’Australie demeure très dépendante de son client chinois qui absorbe 80% de ses exportations et les chiffres de 2020 cachent une baisse des exportations drastique dans certains secteurs comme le vin. Alors qu’en janvier 2020, les vignobles australiens exportaient 50% de leur vin rouge vers la Chine, ce n’était le cas que de 1 % de leur production un an plus tard du fait des sanctions chinoises. Au-delà de la balance commerciale australienne et de l’impact considérable sur certaines industries nationales, ce cas d’étude devrait être l’occasion pour les Européens de réfléchir à leur dépendance économique à la Chine alors que le pays multiplie le recours à l’outil commercial à des fins politiques.
La dégradation des relations entre la Chine et l’Australie est ancienne, et ce, alors que les échanges au niveau ministériel sont suspendus depuis 2019« Among US allies, why is Australia keen to attack China? », Global Times, Dec. 09, 2020.. Elle date d'avant même l’arrivée au pouvoir du Premier ministre Scott Morrison, du fait notamment de décisions politiques prises par l’Australie, considérées par la Chine comme inadmissibles. Mais elle s’est considérablement accélérée depuis. En 2017, Canberra a interdit les dons étrangers à des partis politiques australiens alors que 80% de ces dons sur la période 2000-2015 venaient de ChineGOMES Luke Henriques, « Nearly 80 per cent of foreign political donations come from China, data shows », The New Daily, Dec. 10, 2017.. En 2018, une législation a été adoptée pour limiter les interférences étrangères, dont celles de de Pékin« Australia passes foreign interference laws amid China tension », BBC, Jun. 28, 2018.. Surtout l’Australie a interdit à Huawei, bien avant les pays européens, la construction de son réseau 5G. Plus récemment, Canberra a publiquement critiqué le non-respect des engagements chinois vis-à-vis de Hong Kong et a surtout été le premier pays à réclamer une enquête de l'OMS sur la provenance du virus de la Covid-19. Une décision qui a provoqué l'ire de Pékin.
Dans ce contexte, les médias d’État chinois ont lancé une campagne sans précédent de critiques vis-à-vis de l’Australie. En avril 2020, Hu Xijin, le rédacteur en chef du Global Times, qualifiait l’Australie de «chewing-gum collé à la chaussure de la Chine» et ajoutait « parfois, il faut trouver une pierre pour l'enlever »« China labels Australia 'gum stuck to the bottom of China’s shoe' over calls for coronavirus inquiry », SBS, Apr. 29, 2020.. Le porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois, Zhao Lijian, a récemment affirmé que les Australiens avaient fait « à plusieurs reprises des déclarations et des actions erronées sur des questions concernant les intérêts fondamentaux de la Chine », exhortant l’Australie à « corriger ses erreurs » et à avoir une « réflexion approfondie »« Foreign Ministry Spokesperson Zhao Lijian's Regular Press Conference », Ministry of Foreign Affairs of the People’s Republic of China, Nov. 18, 2020.. Surtout, l’Ambassade de Chine en Australie a publié une série de 14 demandes« Australia’s 14 demands for the resumption of ties with China », Macrobusiness, Nov. 20, 2020.. Parmi celles-ci, la remise en cause de la liberté de la presse en Australie, et plus largement la liberté d’expression. En parallèle, des mesures de rétorsion économique se sont multipliées.
Les menaces de Pékin, citées initialement dans la presse chinoise, portaient sur les importations de matières premières (comme le charbon), de produits agricoles (comme la viande bovine), sur le tourisme et sur les échanges éducatifs qui sont une source de revenus très importante pour les universités australiennes, et ce, alors que les étudiants chinois représentent plus d’un tiers des étudiants étrangers dans le paysWILSON Karl, « Universities in Australia hit hard by reliance on foreign student fees », China Daily, Jan. 25, 2021.. Sur le plan commercial, les tensions sont anciennes entre l’Australie et la Chine et chaque pays a mis en oeuvre et prolongé des mesures anti-dumping. Canberra a d’ailleurs déposé une plainte contre Pékin à l’OMC quant aux mesures chinoises visant l’orge australien, et ce, sans utiliser les recours disponibles dans le cadre de l'accord de libre-échange bilatéral, entré en vigueur en 2015. Depuis plusieurs mois, la Chine a décrété des embargos de fait sur certains produits, ou mis en place des barrières tarifaires et non-tarifaires sans précédent, concrétisant les menaces publiées dans la presse au début de l’année, estimant que « l'Australie a 153,2 milliards de dollars de raisons de ne pas se battre avec Pékin »« What's at stake for Australia to be US' attack dog? », Global Times, May 15, 2020..
Dès février 2019, le port de Dalian au nord de la Chine, interdisait l'importation de charbon australien. Le charbon thermique, utilisé dans les centrales thermoélectriques chinoises, représente près de 3 milliards de dollars d’exportation par an vers la Chine. Plus récemment, le géant asiatique a freiné l’importation de boeuf, mis en place un droit de douane de 80% sur l'orge, de 212% sur le vin, a bloqué certaines importations comme les homards dont 90% sont exportés vers l'Empire du milieu, ou a encore dissuadé ses ressortissants de se rendre en Australie pour faire du tourisme ou pour étudierWILSON Jeffrey, « Adapting Australia to an era of geoeconomic competition », Perth US Asia Centre, Jan. 2021.. D’autres biens sont visés comme le sucre, le coton ou encore le minerai de cuivre. Certaines de ses filières étant très dépendantes du marché chinois, les conséquences économiques sont très importantes si l’Australie ne trouve pas d’importateurs alternatifs, ce qu’elle s’efforce de faire, comme le Vietnam et la Thaïlande pour le coton, ou la Corée du Sud et le Japon pour le charbon thermiqueHUTCHENS Gareth, « If China stops taking Australia's coal, will other countries fill the gap? », ABC, Dec. 15, 2020..
La Chine est le principal partenaire commercial de l'Australie, tant pour l'exportation que pour l'importation depuis plusieurs décennies. En 2019, près de 40% des exportations australiennes étaient en direction de la Chine, et cette proportion s’est encore accentuée depuis le début de l’année du fait de la baisse de la demande en Europe et aux États-Unis. Aujourd’hui, l’Australie exporte près de 9 fois plus vers la Chine que vers les États-Unis. La dépendance de l’Australie au marché chinois n’a cessé de s’accroître depuis le début des années 2000 et l’entrée de la Chine dans l’OMC. De 10% en 2006, on est passé à 30% en 2011 et, au mois d’août 2020, à 48,8%CRANSTON Matthew, « China hits 48.8pc of Australian exports », Financial Review, Aug. 4, 2020... Bien que dépendante, l’Australie en a grandement bénéficié avec un excédent commercial considérable de plus de 55 milliards de dollars américains en 2020« Australia records $55.47 billion trade surplus amid trade tensions with China », Global Times, Feb 04, 2021. Par ordre de comparaison, la France a un déficit commercial de l’ordre de 35 milliards de dollars avec la Chine.
Si la prise de conscience du gouvernement australien est ancienne, les acteurs économiques du pays continuaient de considérer le marché chinois comme un eldorado capable d’absorber les exportations australiennes, au risque, en cas de retournement des relations politiques comme c’est le cas aujourd’hui, d’en payer le prix… Par ailleurs, non seulement les perceptions de la Chine auprès de la population australienne se sont fortement détériorées mais l’immense majorité des Australiens considèrent désormais comme urgent de diversifier les partenaires commerciaux du pays. Ainsi, en 2020, 77% de la population ne « faisait pas confiance à la Chine pour agir de manière responsable dans le monde » et 94% soutenait la proposition de « s'efforcer de trouver d'autres marchés pour l'Australie afin de réduire la dépendance économique vis-à-vis de la Chine »https://poll.lowyinstitute.org/charts/australian-government-policies-to…; https://poll.lowyinstitute.org/charts/trust-in-global-powers .
Dans le cadre de ces tensions commerciales, les Australiens étaient, jusqu’à présent, relativement isolés. Pékin pariait notamment sur l’absence de solidarité commerciale avec l’Australie et sur les opportunités économiques créées par les sanctions chinoises pour les alliés et partenaires du pays : substitution du vin australien par du vin français, de l’orge australien par de l’orge américain, etc« Will US lift Australia out of trade woes with China? », Global Times, Mar 14, 2021.. Cependant, les Etats-Unis semblent faire évoluer leur politique, en témoigne l'annonce faite par le coordinateur pour l’Indopacifique au Conseil national de sécurité, que l'amélioration des relations commerciales entre Pékin et Washington était conditionnée à la levée des sanctions commerciales chinoises sur l'AustralieHARTCHER Peter, « ‘Just not going to happen’:_ _US warns China over Australian trade stoush », The Sydney Morning Herald, Mar. 16, 2021.. Cette remarque pourrait également laisser penser à un effort de coordination accru en format « Quad » (Etats-Unis, Japon, Inde et Australie) pour faire face aux mesures de rétorsion économique chinoises, et ce, alors que le tout premier sommet présidentiel a eu lieu à la mi-mars 2021.
Le cas de l’Australie et ces déclarations récentes poussent les autres pays, et notamment les Européens, à se poser une série de questions longtemps négligées : comment dissuader la Chine de prendre de telles mesures ? comment limiter l’impact potentiel de telles mesures ? comment réagir de façon coordonnée face à ces mesures ? etc. Ces sanctions chinoises ne sont en rien nouvelles, mais entraînent désormais une prise de conscience plus large. En effet, la Chine a pris l'habitude de menacer les industries privées des pays dont elle veut contraindre le gouvernement, mais aussi de mettre en oeuvre, de fait, des embargos sectoriels : contre l'industrie norvégienne du saumon à partir de 2010 lorsque le comité Nobel d'Oslo a décerné le prix Nobel de la paix au militant chinois des droits de l'homme Liu Xiaobo ; contre les entreprises sud-coréennes et l’industrie touristique du pays quand le gouvernement à Séoul a autorisé le déploiement d’un système antimissile américain THAAD en 2017BONDAZ Antoine, « La réaction chinoise au déploiement du THAAD, illustration du dilemme sud-coréen », Note de la FRS, n°09/2017, 10 avril 2017. , etc. Pékin envoie clairement un message politique à tous les pays qui sont dépendants de son économie et qui pourraient la critiquer ouvertement. En cela, le double discours chinois est permanent : critiquer les sanctions économiques américaines tout en en mettant en oeuvre contre d'autres pays.
Les Européens réalisent depuis plusieurs années que leur dépendance au marché chinois peut être une vulnérabilité. Cette dernière s’est accrue récemment, la Chine ayant détrôné les Etats-Unis comme premier partenaire commercial de l’UE. De plus, les Européens sont exposés sur certains biens critiques comme la pandémie du Covid-19 nous l’a rappelé au printemps. Depuis plusieurs mois, de nombreux dirigeants européens insistent sur la nécessité d’accroître la résilience des chaînes d’approvisionnement en diversifiant nos partenaires commerciaux. Mais les réalisations concrètes sont faibles et la plus qu’hypothétique signature d’un traité bilatéral d'investissement Chine-UE n’irait pas dans ce sens. Cependant, un véritable travail de fond est indispensable alors que les Européens se sont davantage concentrés sur leurs capacités, dans le cadre de la relation transatlantique notamment, à contrer une agression militaire plus qu’à développer une approche commune pour faire face à l'intimidation économique.
En février dernier, l'ancien diplomate danois Jonas Parello-Plesner proposait d’adopter une version économique de l'article 5 de l'OTAN : « une attaque contre l'économie d'une démocratie est une attaque contre toutes ». Selon lui, les alliés « démocratiques » devraient riposter à la Chine en appliquant des droits de douane en guise de représailles chaque fois qu'une industrie d'un pays est menacéePARELLO-PLESNER Jonas, « An ‘Economic Article 5_’ _to Counter China », Wall Street Journal, Feb. 11, 2021.. Si cette proposition apparaît comme peu opérante car nécessitant une coordination et une planification considérable, au risque d’alimenter le scénario d’une guerre commerciale, celle de Lindsay Gorman apparaît comme plus pertinente : « atténuer le coup porté à une nation en répartissant le coût entre toutes »GORMAN Lindsay, « Pineapple War Shows Taiwan Won’t Be Bullied by Beijing », Foreign Affairs, Mar. 16, 2021.. Un groupe de pays, notamment à travers une forte coordination européenne, pourrait ensemble réduire l’impact des sanctions, dissuadant ainsi la Chine de mettre en oeuvre des mesures de rétorsion dont l’effet serait limité. En cela, le retour d’expérience de pays ciblés par des sanctions chinoises est tout aussi utile que la réflexion sur des mécanismes de solidarité afin de protéger au mieux les intérêts économiques et, in fine, politiques des Etats européens.
L’expérience australienne des sanctions commerciales chinoises : une leçon pour l’Europe ?
Antoine Bondaz, DEFENSE&Industries n°15, avril 2021
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