Notes de la FRS

Faire converger Spatial et Numérique : quels enseignements pour la constellation satellitaire européenne ?

* Ce texte constitue la version abrégée d’une publication à paraître sur le site FRS en avril 2021.

 

L’Union européenne s’est récemment positionnée en faveur d’une constellation satellitaire souveraine destinée à lui garantir une place de premier plan dans la connectivité de l’internet au plan mondial et à assurer ainsi sa souveraineté dans un domaine jugé stratégique. Cette annonce intervient alors que des réalisations de ce type ont déjà démarré aux Etats-Unis depuis quelques années, notamment par le biais de la mise en place de la constellation Starlink (de SpaceX) qui compte déjà plus de 1 200 satellites en orbite (sur 12 000 prévus à terme) tandis qu’une autre constellation en cours de déploiement (OneWeb avec plusieurs centaines de satellites) a été reprise par le Royaume-Uni allié à un investisseur privé indien. D’autres constellations sont en projet et prévoient également le lancement de plusieurs milliers de satellites en orbite basse. L’un d’entre eux est porté par le géant du Web Amazon, qui compte ainsi déployer plus de 3 200 satellites en orbite. 

Si l’Europe peut légitimement revendiquer son excellence technique dans le domaine spatial, est-elle pour autant prête à relever le défi global que représente cette entreprise et pour lequel les Etats-Unis, et peut-être la Chine, semblent s’armer ? La question peut paraître provocante. Il faut pourtant la considérer et ne pas se tromper sur la nature de l’effort que l’Europe devra fournir pour accompagner ce projet. Aux Etats-Unis, ces efforts s’inscrivent dans une logique qui s’est construite sur la durée et qui témoigne d’une convergence soigneusement organisée d’intérêts publics et privés. Le projet de constellation de satellites pour l’Union européenne ne peut pas être qu’un projet spatial. L’Europe le comprend mais elle doit en mesurer les véritables conséquences. 

L’espace à un tournant stratégique 

Le secteur des télécommunications par satellites connaît aujourd’hui des transformations radicales. Ces changements s’inscrivent bien sûr dans le sillage du fameux New Space, cette tendance née au tournant des années 2000 aux Etats-Unis de la rencontre entre des processus technologiques et des modes d’industrialisation et d’exploitation commerciale 

qui n’existaient pas il y a encore dix ans. Aux Etats-Unis, cette dynamique a incontestablement créé un environnement propice au développement de projets privés, en particulier pour les télécommunications. Ainsi, le projet Starlink décidé par Elon Musk est-il emblématique de cette évolution (révolution ?) spectaculaire. Il prévoit des dizaines de milliers de satellites en orbite basse capables, en théorie, de répondre à une demande de connectivité en croissance continue sur l’ensemble de la planète. 

L’ambition n’est certes pas nouvelle et, dès les années 1990, des projets aux ambitions similaires avaient vu le jour. Mais, à l’époque, ces projets n’avaient pas abouti. On peut identifier deux causes principales à ces échecs. D’abord, leur dépendance vis-à-vis de solutions technologiques encore très coûteuses qui ne permettaient pas les économies d’échelle. On ne pouvait parler à l’époque ni de milliers ni moins encore de dizaines de milliers de satellites. Ensuite, ces projets restaient pour l’essentiel centrés sur de l’application téléphonique, alors qu’Internet ne faisait que balbutier. Là encore, on mesure toute la distance parcourue avec les pratiques de consommation de 2021 et les appels créés par la multiplication annoncée des objets connectés et de l’utilisation du Web au sens large. Les promoteurs des nouvelles constellations revendiquent de faire désormais de ce type de systèmes spatiaux de simples infrastructures de télécommunications capables, pour certains services, de répondre à une demande en se mêlant désormais de façon indistincte à cette activité industrielle. Comme l’a montré une décision récente de l’autorité fédérale des télécommunications aux Etats-Unis (la FCC) pour son programme de réduction de la fracture numérique, l’offre satellitaire n’est plus considérée pour elle-même ni pour ses spécificités propres. Elle l’est pour son efficacitéVoir les résultats de l’appel d’offre Rural Digital Opportunity Fund report and Order où Starlink (SpaceX) figure en bonne place (https://docs.fcc.gov/public/attachments/DA-20-1422A2.pdf). .

Cette approche est radicalement nouvelle. Et elle ne passe pas inaperçue dans un contexte américain où les tendances à faire de l’espace une « commodité » (qu’on pourrait traduire par « infrastructure de base ») se sont affirmées ces dernières années. Car l’émergence de ces systèmes n’est évidemment pas due qu’à une simple rupture technologique. Sans projets à grande échelle capables de lui donner un sens, ce type de constellation aussi novateur soit-il, peut encore aujourd’hui échouer à s’imposer. L’histoire l’a montré, la seule idée d’offrir une connectivité accrue ne suffit pas pour imposer ces constellations alors même que le domaine des télécommunications demeure l’un des plus concurrentiels et que les marchés de masse qu’il faut servir sont en général largement pourvus par des opérateurs en guerre commerciale permanente. Dans ce contexte, la viabilité économique de projets satellitaires, qui annoncent vouloir révolutionner la connectivité mondiale, est le sujet d’interrogations récurrentes avec le plus souvent de nombreux doutes sur leur modèle économique. 

Des Etats-Unis en ordre de marche 

En réalité, cette offre technologique et ce modèle industriel nouveaux trouvent un écho particulier aux Etats-Unis où la puissance des investissements publics demeure une variable essentielle. Les projets de mégaconstellations de satellites de télécommunication s’y sont d’abord développés car ils ont trouvé dans l’intérêt politique et stratégique qu’ils suscitent depuis plusieurs années un terrain favorable. Plus précisément, le processus de modernisation et de transformation de l’appareil militaire engagé depuis plusieurs années sous-tend cet engouement. 

Tout procède d’abord d’une vision d’ensemble : « J’ai une architecture en tête et c’est une architecture complète (comprehensive). Il ne s’agit pas seulement [de traiter] d’un domaine opérationnel (mission area). Il est question d’une approche d’ensemble. » Il s’agit de considérer l’ensemble de l’offre de satellites, « de prendre tous ces satellites, de les équiper en charge utile, de les utiliser. (…) J’ai espoir que nous pourrons nous glisser dans leurs réseaux pour amener de la donnée sur le front tactique, aux soldats, aux marins, aux aviateurs, aux Marines » expliquait ainsi en 2019 le premier directeur de la nouvelle Space Development Agency du Pentagone. Selon lui, « il ne s’agit pas d’avoir un état d’esprit tourné vers la performance ultime. Il faut penser infrastructure de base (commodity). Cela se développe du côté commercial mais pas pour la sécurité nationale. (…) J’ai besoin de surfer sur cette vague. (…) Il est temps pour une organisation comme la SDA de tirer avantage de cette synergie avec le secteur commercial »Erwin Sandra, « Exclusive interview with the Space Development Agency’s Fred Kennedy: How we do things in space has to change », SpaceNews, 8 avril 2019. . Ce caractère presque logistique qu’induirait pour les militaires un recours élargi à des systèmes spatiaux nombreux, quelle que soit leur origine, est désormais de plus en plus volontiers affiché : « Nous avons besoin d’une infrastructure logistique qui ne soit l’apanage ni des militaires, ni des civils ni du monde commercial mais qui ne soit rien d’autre qu’une infrastructure logistique » martelait encore récemment un responsable du Pentagone en charge de l’innovation spatialeErwin Sandra, « DoD grapples with how to bring in new space technology to military systems », SpaceNews, 10 février 2021. . En définitive, « ce qui guide tout c’est la banalisation (« commodization ») de ces éléments et la banalisation de la manière dont nous opérons » résumait également l’actuel directeur de la SDA lors d’une prise de parole ce mois de mars 2021Erwin Sandra, « DoD space agency to award multiple contracts for up to 150 satellites », SpaceNews, 4 mars 2021. . Cette conversion à l’égard d’un outil spatial « banalisé » explique les nouveaux rapports qui se sont établis au fil des années récentes entre l’acteur public (militaire dans ce cas) et cette nouvelle industrie. 

Des GAFAM synchrones 

Les constellations de télécommunications, en cours ou en projet, s’inscrivent parfaitement dans cette logique. Elles ont été portées par elle. Mais elles ont également bénéficié de l’essor inédit des opérateurs américains de l’information au cours des dernières décennies. Assurer la continuité numérique devient le maître-mot de ces opérateurs mondiaux du numérique. Il ne faut pas s’étonner de voir Amazon, premier acteur de vente en ligne et du Cloud au plan mondial, souhaiter s’équiper de sa propre constellation Kuiper (3 236 satellites) dans les années qui viennent. Il n’a pas été plus surprenant de voir la signature, fin 2020, d’un contrat de partenariat entre Microsoft (plus précisément sa branche Cloud, Microsoft Azure) et SpaceX pour sa constellation Starlink. En quelque sorte, la dynamique concurrentielle exacerbée entre les GAFAM ferait entrer l’espace dans une dimension commerciale nouvelle. En l’espèce, le partenariat est mutuellement bénéfique. Il fournit une clientèle déjà établie d’utilisateurs du Cloud à Starlink tandis qu’il offre à Microsoft et à ses projets d’un Cloud distant la connectivité qui pouvait lui manquer. En cela, l’association Microsoft-Starlink vise de manière ouverte le premier acteur du Cloud mondial, Amazon Web Services. 

Mais l’analyse ne serait pas complète si l’on omettait de préciser que cette concurrence, axée en réalité sur le développement du Cloud plutôt que sur les promesses de réduction de la fracture numérique, fait aussi intervenir l’acteur public comme protagoniste essentiel. En effet, l’association de Starlink et de Microsoft est intervenue alors que Microsoft Azure avait remporté en octobre 2019 un important contrat public face à Amazon, le contrat JEDI (pour Joint Defense Enterprise Initiative) qui doit se traduire par un investissement de 10 milliards de dollars sur dix ans pour couvrir l’essentiel des besoins Cloud du Pentagone. Dans l’annonce publique qui a été faite de l’accord entre Microsoft et la société d’Elon Musk, les deux entreprises insistent de manière significative sur la capacité de Microsoft à connecter désormais ses Data Centers distants (les Azure Modular Centers de la taille d’un conteneur de transport), spécialement « conçus pour des clients qui ont besoin de capacités Cloud dans des environnements hybrides et rustiques (hybrid and challenging), y compris dans des régions éloignées », Microsoft confirmant au passage que la défense comptait parmi les clients privilégiés pour ce nouveau développementVoir https://news.microsoft.com/transform/azure-space-partners-bring-deep-ex… et https://www.cnbc.com/2020/10/20/microsoft-expands-its-space-business-pa…;. L’importance du contrat JEDI pour la viabilité de cette association et donc, par extension, pour la montée en puissance du modèle économique de Starlink, n’échappe à personne. L’investissement initial engendré par un contrat public de cette taille permet a minima d’amorcer sur une durée significative une activité qu’il s’agit ensuite de faire fructifier commercialement. L’atout présenté par ce type d’amorçage est évidemment clé dans la concurrence que se livrent les acteurs du New Space entre eux, mais aussi ceux de l’industrie du numériqueAmazon n’a d’ailleurs pas hésité à contester en justice l’attribution du contrat JEDI, au point de mettre aujourd’hui en difficulté l’administration Biden qui n’écarte plus la possibilité d’une annulation pure et simple du contrat. Voir Gregg Aaron, « With a $10 billion cloud-computing deal snarled in court, the Pentagon may move forward without it », The Washington Post, 10 février 2021. 

L’esquisse d’un schéma d’ensemble aux Etats-Unis 

Au-delà des affrontements tactiques, cette relation multi-acteurs semble désormais justifier et soutenir le développement de certains des projets de constellation les plus importants outre-Atlantique. L’épisode qui vient d’être décrit en donne une version particulièrement éclairante. Il repose sur la combinaison typique de trois acteurs clés désormais facilement identifiables. 

Première composante nécessaire, une filière industrielle spatiale engagée dans la production de masse de satellites conçus pour leur performance mais aussi pour leur coût de production maîtrisé. Dans le cas d’espèce, au-delà même de la capacité à investir dans une production satellitaire à large échelle, l’effort industriel s’inscrit dans une vision d’ensemble qui s’appuie aussi sur une modernisation radicale, en rupture selon certains, de l’ensemble de la chaîne de mise en oeuvre des satellites, y compris par le biais de la réutilisation des étages de lancements, comme le permet les lanceurs Falcon 9 de la firme SpaceX. Cette verticalisation de l’entreprise aide à la viabilité du modèle économique, au moins à court terme. 

Une deuxième condition sine qua non consiste en l’existence d’une « filière aval » capable de valoriser à haut niveau l’usage de ces moyens spatiaux. En l’occurrence, les GAFAM représentent des acteurs suffisamment intégrés et leaders sur leur marché à l’échelle mondiale pour voir dans ce type de constellations de simples infrastructures de communication dans lesquelles investir. En particulier, l’avènement du Cloud qui prend désormais une part importante dans l’activité commerciale de ces sociétés, semble amener un débouché inédit qui tranche radicalement avec la seule économie des réseaux, imaginée jusque là pour les constellations de satellites. Amazon a été le premier acteur à offrir dès 2006 le Cloud comme un ensemble de services (Amazon Web Services) avec depuis, le développement à un rythme effréné d’une véritable économie, en créant non seulement des capacités de stockages de données inégalées mais ses propres infrastructures de calculs offrant les services de traitement en ligne les plus performants, avec l’objectif d’installer de véritables normes industrielles pour les centres de données du monde entier. Avec des chiffres d’affaires annuels avoisinant les 50 milliards de dollars, Amazon Web Service et Microsoft Azure se disputent aujourd’hui la place de leader du marché. L’importance des revenus générés par cette seule activité, mais aussi la dynamique de conquête qui la guide, ont ainsi créé un environnement économique sans précédent qui tire depuis plusieurs années l’ensemble de l’infrastructure des télécommunications, y compris cette fois pour sa partie satellitaire. 

Mais jusqu’à quel point cette seule activité aval peut porter ces projets ? Et comment les viabiliser alors que l’activité de télécommunications demeure si concurrentielle sur les marchés de masse ? Aux Etats-Unis, la réponse est claire. Elle passe par l’intervention d’un troisième acteur, l’acteur gouvernemental. Il est même le rouage incontournable qui permet précisément d’assurer cette phase de transition. Les besoins militaires constituent à la fois un marché très spécifique 

(forte consommation d’un Cloud très dispersé géographiquement) et relativement stable sur la longue durée (dix ans spécifiés toujours dans le cas de JEDI). Les particularités d’un contrat de ce type permettent d’abord aux industriels de s’affranchir d’une concurrence trop vive avec les infrastructures terrestres. Bien sûr, rapporté aux revenus annuels du Cloud, son montant ne représente qu’une fraction de l’activité des GAFAM dans ce domaine. Mais, il leur permet indiscutablement de consolider leurs activités avec pour Microsoft, par exemple, la possibilité d’envisager d’y répondre de manière positive en prenant le risque, financièrement limité, de la connexion par satellite. Amazon avait fait le même calcul mais ne dispose pas encore de sa propre constellation. Pour SpaceX en revanche, l’enjeu est d’importance. Accéder à un contrat de ce type sur 10 ans par le biais d’un acteur majeur dont l’activité Cloud est déjà consolidée représente pour la société d’Elon Musk, qui démarre sans revenus préexistants (à la différence d’Amazon), une occasion unique de s’installer à long terme dans cette activité, gouvernementale d’abord, avec sans doute le secret espoir qu’elle devienne plus largement commerciale à terme. 

Ainsi, ces derniers mois ont-ils vu se mettre en place aux Etats-Unis un schéma à trois acteurs dont la mutualisation des intérêts forme sans doute l’une des formules les plus stables aujourd’hui pour envisager un développement viable des constellations par satellite. 

Et la Chine ? 

Peut-on alors appliquer ce modèle comme une grille de lecture pour juger des autres projets en lice ? Aujourd’hui, en dehors même des Etats-Unis, peu de pays ont d’abord semblé vouloir s’engager dans une voie similaire. La Chine, dont l’ambition spatiale est désormais souvent comparée à celle de son grand compétiteur stratégique, s’était jusqu’ici essentiellement concentrée sur des grands programmes gouvernementaux traditionnels. Pourtant, la surprise est venue, fin 2020, d’un dépôt de demande de fréquences auprès de l’Union Internationale des Télécommunications (UIT) pour une constellation de près de 13 000 satellites en orbite basse. Le système satellitaire, apparu dans la presse sous le nom de GW sans plus de précisions, indique deux altitudes opérationnelles (600 km et 1150 km), avec des orbites distribuées entre 30 et 85 degrés donnant l’idée d’un service à vocation mondiale. Cette proposition spectaculaire de « Starlink Chinois » est venue s’ajouter à quelques autres projets récents de constellation comme celui de Dongfanghong Satellite Mobile Communication Co. Ltd avec le soutien de la CASC (l’entreprise d’Etat chargée du développement des lanceurs et du programme habité) pour sa constellation Hongyan, qui prévoit 60 satellites d’ici 2022 (pour 20 milliards de yuans), puis au terme d’une deuxième phase qui devrait être achevée en 2025, un total de 320 satellites pour construire un système intégré de communication mobile par satellite et d'accès à l'internet. Un autre projet, Hongyun, porté cette fois par la CASIC (l’autre entreprise d’Etat chinoise du secteur spatial plus spécialisée dans les satellites) envisage le lancement de 156 satellites d’ici 2022 (près de 900 annoncés à plus long terme), en orbite à 1 000 km de la terre et visant la construction d'un réseau mondial d'internet mobile à large bande par satelliteLa CASIC projetterait, par ailleurs, une constellation plus spécialisée (Xingyun qui compterait 80 satellites) pour les objets connectés. . Le projet GW, encore peu documenté, s’est cependant récemment vu conforter par des propos récents de Bao Weimin, l’un des directeurs de la commission de la science et de la technologie de la CASC, qui a affiché l’engagement de l’entreprise d’Etat pour la construction de la constellation. Il souligne au passage la création « d’une entreprise destinée au développement d’un réseau national pour coordonner la planification et les opérations visant à la construction d’un internet de l’espace »Voir Press Larry, « A New Chinese Broadband Satellite Constellation », CircleID, 20 octobre 2020. (Voir aussi https://news.cnstock.com/news,bwkx-202103-4667755.htm

Ces annonces correspondraient-elles à l’émergence en Chine d’un modèle similaire à celui décrit pour le cas américain ? En premier lieu, la filière spatiale semble bien établie avec une position en pointe d’entreprises d’Etat qui disposent des ressources et des compétences pour concevoir aujourd’hui de tels systèmes. Certains de ces projets sont vantés pour leur faible coût, résultat des technologies novatrices qui seraient utilisées aussi bien pour les satellites que pour leur lancement. A ce titre, l’implication forte de la CASC est significative alors même que la société d’Etat redouble d’efforts dans le domaine de la réutilisation des lanceurs. La perspective d’une intégration éventuelle d’une filière de satellites et d’une filière de lanceurs adaptés au lancement de constellation sous une maîtrise d’oeuvre industrielle unique n’est évidemment pas sans rappeler la démarche de SpaceX. 

Au-delà de cette seule quête d’optimisation industrielle, le contexte de ces projets évoque les conditions que l’on retrouve au coeur de la dynamique nord-américaine. La Chine dispose bien en effet d’une filière aval susceptible de valoriser ce type d’investissement. Ainsi, les BATX (les GAFAM chinois) ont-ils été remarqués récemment pour l’essor de leur service Cloud (et plus largement pour leur présence accrue sur les technologies de l’information, au moins à l’échelle du pays). Aujourd’hui, le revenu d’Alibaba lié à ses activités Cloud serait d’environ 7 milliards de dollars, certes, loin des niveaux d’AWS ou de Microsoft Azure mais en croissance sur le dernier trimestre de 50% entre 2019 et 2020https://www.alibabagroup.com/en/news/press_pdf/p210202.pdf . La société Tencent, le deuxième acteur du Cloud chinois, se concentre elle sur la clientèle des multinationales chinoises qui se développent à l’étranger et elle détient désormais sur le marché mondial du Cloud Computing destiné aux entreprises (IaaS ou Infrastructure as a Service) des parts supérieures à des acteurs américains comme Oracle ou IBM. Bien qu’encore en devenir, ces acteurs en pleine croissance disposent donc d’une visibilité, au moins sur la marché chinois, qui les préparent de facto à l’investissement de long terme. 

Il reste à mesurer la capacité de la Chine à investir massivement dans ce type d’infrastructure et la réalité d’un intérêt public à grande échelle, comparable à ce que l’on voit se développer aux Etats-Unis. Remarquons en premier lieu, la présence marquée des sociétés d’Etat dans ces projets de constellations. L’intrication de l’Etat avec les projets de constellations à visée commerciale n’étonne évidemment pas en Chine. Mais elle coïncide aussi avec l’intérêt récent marqué par Xi Jinping pour une reprise de contrôle de l’industrie de l’information, comme l’a montré l’attention toute particulière portée récemment par le Parti à l’encontre d’Alibaba. Cette 

posture rappelle, s’il en était besoin, l’intérêt pour le pouvoir central de disposer de champions industriels qui soient au service de l’Etat dans la compétition mondiale pour le contrôle des grandes infrastructures de l’information. Les nouvelles ambitions des BATX pour l’activité liée au Cloud ne peuvent que renforcer ce mouvement. Ce rapprochement des projets étatiques et de l’activité industrielle des BATX peut en tout cas donner aux projets chinois de constellations sinon leur sens commercial, tout au moins une justification politique plausible. 

Quels enseignements pour l’Europe ? 

L’Union européenne est donc désormais l’autre grande puissance économique qui annonce vouloir prendre pied dans le monde des constellations. Lors d’un discours volontariste prononcé le 12 janvier dernierhttps://ec.europa.eu/commission/commissioners/2019-2024/breton/announce…;, le Commissaire Thierry Breton a dit vouloir « aller vite » pour mobiliser les fonds nécessaires à la construction d’une mégaconstellation capable de garantir la souveraineté numérique de l’Europe. L’un des premiers enjeux est de garantir les fréquences face aux géants SpaceX ou Amazon. Il s’agit aussi d’assurer la connectivité des zones blanches et de mettre en oeuvre un fonctionnement fortement sécurisé capable de donner à l’Europe un outil de communication protégé pour ses usages les plus sensibles. On retrouve en quelque sorte la logique d’un service public protégé similaire au PRS (Public Related Service) du système Galileo, l’autre grand programme européen pour la navigation et la synchronisation du temps. La logique est donc d’abord celle du développement d’un nouveau grand programme spatial pour l’Europe. L’Idée est même de susciter autour de ce futur programme un intérêt convergent des autorités politiques européennes et des grands acteurs privés, rappelant les partenariats public-privé passés. 

Pour autant, ce programme européen de constellation satellitaire ne pourra pas faire l’impasse d’une réflexion stratégique qui dépasse la seule nécessité (même si elle est réelle) d’un investissement technologique. La Commission a lancé une première étude industrielle qui doit rendre ses premiers résultats en avril. Il s’agit d’une étape importante mais l’objectif devra être de bâtir ensuite une véritable feuille de route européenne qui prenne en compte différentes dimensions, selon une méthode qui peut s’inspirer des exemples déjà cités. 

Adopter une vision d’ensemble 

Ces exemples incitent à voir ce nouveau programme européen sous l’angle d’une infrastructure qui devra démontrer son efficacité à plusieurs niveaux. Il faudra d’abord savoir la construire. De ce point de vue, et même s’il n’est plus européen, le programme OneWeb construit par Airbus selon des normes inédites de production à la chaîne, démontre aujourd’hui la capacité de l’Europe à le faire de façon compétitive. Il faudra aussi placer sur orbite suffisamment de satellites dans des conditions de coûts et sur un rythme qui garantiront la faisabilité réelle du projet alors que la concurrence fait rage. Cela pose bien sûr la question des lanceurs en Europe, de leur évolution et de l’indispensable alliance des énergies nationales qui sera requise pour faire de cette constellation un objectif techniquement réaliste et financièrement abordable. 

Ces deux points seront essentiels pour assurer le soutien politique du projet sur le long terme. Rappelons que dans les cas américains et chinois, l’implication des grands acteurs du lancement, qu’il s’agisse de SpaceX ou de la CASC, passe par l’orientation de leurs investissements vers des réductions de coût et vers une plus grande efficacité opérationnelle de leurs lanceurs (notamment, mais pas seulement, via la réutilisation). Les stratégies de lancements sont une condition majeure de ce type d‘entreprise. Dans les deux cas, les entreprises citées bénéficient d’un soutien institutionnel indéfectible qui prend la forme d’importants marchés captifs. Bien sûr, la constellation européenne devra être lancée par des lanceurs européens, depuis le sol européen. Rappelons qu’Ariane-6 (à la différence d’Ariane-5) a été conçue pour ces lancements en grappe de grande constellation. Pour autant, sur la durée, la filière industrielle européenne, qu’elle concerne les satellites ou les lanceurs, devra relever ces défis avec un soutien public déjà bien assuré mais qui exigera sans doute encore des Etats membres de l’Union des efforts accrus sur l’ensemble de la filière pour maintenir cette cohérence d’ensemble dans le temps. La perspective d’une grande constellation obligera sans doute à des réalignements salutaires à l’heure même où plusieurs projets de micro-lanceurs, bien peu adaptés à cette demande, tentent de voir le jour en Europe. 

Au-delà, l’Union européenne doit aussi proposer les moyens de valoriser cette infrastructure. L’enjeu est ici d’identifier une activité aval qui puisse trouver dans une constellation satellitaire les moyens de son propre développement. Là réside l’intérêt d’associer étroitement acteurs spatiaux et acteurs des technologies de l’information pour créer les synergies nécessaires. Ce rapprochement se retrouve avec la participation de l’opérateur Orange dans l’étude de la Commission déjà citée. Mais les réflexions sur ce sujet devront s’élargir encore et faire intervenir l’ensemble des grands acteurs européens du numérique de la façon la plus cohérente possible. Car il est vrai que cette « filière aval » en Europe n’a pas aujourd’hui la taille des acteurs comparables aux Etats-Unis ou en Chine. Il faudra donc, au-delà d’une seule étude préliminaire, savoir susciter et soutenir, là encore, sur la durée, une large réflexion aval par des objectifs de long terme dans la définition lesquels l’Union européenne devra prendre sa part. 

En première analyse, différents types d’usage possibles peuvent être évoqués : de la distribution d’internet dans des zones sous-servies en Europe au développement des objets connectés, en passant par le service de mobiles aériens ou maritimes notamment. L’évolution des technologies laisse penser que de tels services se développeront et que l’Europe ne peut être absente de ce jeu dans lequel l’opération d’une constellation « propriétaire » sera un atout. Il faut aussi admettre que les différents marchés concernés peuvent être difficiles à prédire, voire paraître au mieux de taille modeste. Ainsi, la distribution d’un internet large bande dans l’ensemble du continent européen peut-elle sembler anecdotique compte tenu de l’importance et de la densité des infrastructures de connexions déjà existantes sur le territoire européen. Le service spatial peut certainement être vu comme un complément utile mais sans nécessairement garantir les conditions d’un réel essor commercial. Seule, sans doute, une politique audacieuse visant, par exemple, à proposer les services produits par cette constellation aux continents voisins de l’Europe qui en auraient besoin pourrait justifier un tel effort. Il vient immédiatement à l’esprit que les politiques d’aide à certains pays du continent africain pourraient bien sûr bénéficier de ce nouvel apport technologique européen. Il faut enfin mesurer l’effet d’entraînement qu’un tel développement aura sur l’innovation industrielle dans son ensemble. Par exemple, le développement de stations-sol de nouvelle génération peut constituer en soi un véritable objectif stratégique. 

Définir les bases politiques d’un Cloud souverain 

Mais un soutien durable pour cette constellation ne pourra venir que du sentiment partagé qu’il s’agit d’un engagement de long terme pour garantir d’abord la souveraineté européenne. L’idée d’un Cloud souverain européen a souvent été évoquée ces derniers mois et semble pouvoir remplir ce rôle. On peut y voir en tout cas un élément de comparaison avec les synergies identifiées aux Etats-Unis et peut-être en Chine. Le thème du Cloud souverain trouve un écho certain chez les Européens. L’initiative franco-allemande Gaia-X, associant des acteurs industriels majeurs du numérique du vieux continent, vise par exemple à créer une « infrastructure européenne des données » capable de créer les conditions d’une offre industrielle compétitive. Ce programme encouragé par la puissance publique doit encore démontrer ses mérites quant à la mise en place d’un espace technologique souverain alors même qu’il s’ouvre partiellement aux industries non européennes. Mais la prise de conscience est là et l’élan nouveau donné par la Commission à l’investissement dans les technologies de défense et de sécurité, via le lancement du programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense ou le Fonds européen de défense, constitue à l’évidence un environnement bienvenu. 

Encore faut-il en Europe faire correspondre ce Cloud souverain à un besoin de défense clairement identifié. Peu d’Etats membres de l’Union européenne ont aujourd’hui des ambitions et des capacités de défense de premier rang. Les opérations extérieures restent l’apanage de très peu de pays. Seule la France aujourd’hui dispose de la volonté et de la capacité à projeter des forces militaires à l’échelon mondial. D’autres programmes de défense en cours en Europe pourront nécessiter cette intégration accrue des segments sol et spatiaux et apporter toute leur légitimité aux investissements annoncés. Ainsi, le SCAF (le système de combat aérien du futur), véritable ensemble connecté autour des noeuds de communication mobiles que constitueront les aéronefs de dernière génération, ou le MGCS (Main Ground Combat System ou système de combat terrestre principal), projet franco-allemand de char du futur misant également sur l’intelligence des réseaux, peuvent fournir l’occasion d’aligner compétences spatiales et numériques tout en garantissant un investissement public de niveau suffisant pour mettre en marche une véritable stratégie à long terme. 

Bien sûr, plusieurs obstacles se présentent. En premier lieu, les programmes cités ne concernent que quelques Etats membres de l’Union européenne et peinent aujourd’hui à trouver leur équilibre industriel et politique. Les déboires du SCAF notamment n’incitent pas pour l’instant à y voir le catalyseur recherché. Deuxième obstacle, les programmes de défense cités relèvent exclusivement du pouvoir des Etats et font par construction de l’Union européenne un acteur au mieux marginal sur ces sujets. Pour ces questions comme pour d’autres, la nature même du processus de construction européenne agit comme une limite naturelle à l’effet de poussée que peut amener l’action collective. 

Pour autant, tous les ingrédients sont présents pour que l’Europe à travers son projet de constellation satellitaire, fasse à son tour son entrée dans la mise en place d’infrastructures spatiales souveraines à grande échelle. A l’instar de Galileo en son temps, ce type d’infrastructure marque désormais l’accession à des moyens d’agir et de garantir la souveraineté politique de l’Europe au 21ème siècle. Ce constat est partagé par de nombreux acteurs politiques et institutionnels, au premier rang desquels la Commission européenne. Les Etats membres les plus en pointe partagent ce point de vue. Les coopérations structurées permanentes, qui associent les Etats les plus volontaires pour développer des recherches de sécurité et de défense sur fonds européens, sont là pour témoigner de l’évolution spectaculaire de l’Europe sur ces sujets. 

Quelle feuille de route possible pour l’Europe ? 

Restent à trouver les accords qui mettront ces acteurs en mouvement. Cela peut constituer une priorité pour les présidences à venir de l’Union européenne, notamment pour la présidence française de 2022. 

Un premier objectif devrait être la mise en phase des besoins de défense au-delà des difficultés industrielles. Les fameux Combat Clouds apparaissent comme une condition de l’interopérabilité entre plates-formes alors que l’action multidomaine sera la norme des opérations militaires. Une infrastructure souveraine de connectivité et de stockage en sera la colonne vertébrale. Sur ces sujets, le renforcement d’un effort de cohésion en amont entre ministères de la Défense des pays les plus volontaires en Europe est impératif. Il peut seul justifier et réactualiser les efforts de coopération industrielle déjà engagés, potentiellement structurants pour les filières aval. 

L’ambition de ces programmes et des investissements publics qui leur seront consacrés conditionnera l’engagement d’une véritable filière industrielle numérique. En retour, celle-ci pourra garantir un débouché minimal aux projets de constellations en orbite basse. On le pressent dans le cas américain, le rôle d’un tel socle d’activités sur la durée permet aux acteurs privés d’installer leur activité commerciale. Les points de convergence possibles sont nombreux en Europe. Un Cloud souverain n’exclut pas l’ouverture industrielle et commerciale. Les utilisations d’une infrastructure peuvent être multiples et ses usagers divers si la sécurité et la protection de cette infrastructure sont bien conçues et bien maîtrisées. La construction d’un coeur souverain pour les applications protégées, capable ensuite de s’ouvrir aux usages commerciaux, devra faire l’objet d’une méthode rigoureuse et d’un examen soigneux. 

Enfin, la mise en cohérence de l’ensemble de la filière spatiale en Europe, avec pour but d’augmenter la compétitivité des activités satellitaires mais aussi celle des activités de lancement, est impérative. Le démarrage récent d’une réflexion approfondie entre la France et l’Italie sur l’avenir des lanceurs en Europe va dans ce sens. 

Ainsi se trouvent déclinés les trois piliers fondamentaux capables de faire progresser l’Europe sur ce pan essentiel de sa souveraineté future. A l’échelle des prochains mois, les Etats membres et les autorités de l’Union européenne devront se donner une feuille de route qui incorpore ces différentes dimensions. L’harmonisation des positions sur les grands programmes structurants de défense entre partenaires principaux peut certainement constituer un bon point de départ. Au-delà, les réflexions autour du projet de constellation par satellite seront la clé de l’avenir numérique et spatial de l’Europe. La future présidence française de l’Union doit y tenir toute sa place.