Arthur Quesnay
26 novembre 2017 Version PDf
Introduction
Selon l’article 140 de la Constitution irakienne, les « territoires disputés » désignent les territoires arabisés par le régime de Saddam Hussein et revendiqués par les partis kurdes dans le nord de l’Irak. Loin d’être homogène, cette zone est marquée par son caractère multicommunautaire et traverse des gouvernorats aux réalités sociales et politiques extrêmement différentesLes « territoires disputés » regroupent des populations kurdes, arabes, turkmènes, yézidies, chrétiennes shabbak, kakai réparties dans les gouvernorats de Ninive, Kirkouk, Salaheddin et Diyala..
En 2003, la chute du régime de Saddam Hussein et la faiblesse de l’État central permettent aux partis kurdes irakiens de s’emparer de la majeure partie de ces territoires. Dans le cadre du nouveau régime fédéral irakien, des patrouilles mixtes kurdo-irakiennes sont établies tandis que se développe une gouvernance partagée, permettant la présence des institutions des partis kurdes en parallèle de celles de l’État irakien. Entre 2003 et 2017, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) parviennent progressivement à y imposer une domination de facto en « kurdifiant » les institutions étatiques. Les populations non kurdes n’ont pas d’autres alternatives que d’accepter cette présence en raison de la faiblesse de l’État central. Sous la pression kurde, les clivages ethniques dessinent les nouveaux conflits politiques des « territoires disputés », imposant une hiérarchie identitaire de plus en plus forte au sein de la population. Il devient impossible de développer des activités économiques sans l’aval des partis kurdes.
En juin 2014, le retrait de Bagdad face à l’État islamique (EI) donne aux Kurdes l’occasion d’occuper militairement ces territoires. Les faiblesses de leurs forces armées, qui sur le terrain perdent la majorité des batailles contre l’EI, sont compensées par un soutien occidental massif qui leur permet, in fine, d’en prendre le contrôle. Durant cette période, les partis kurdes poussent leur avantage territorial au maximum et approfondissent leur politique de kurdification, expulsant les populations arabes et cooptant des milices yézidies, chrétiennes et kurdes. Le développement de leur domination dans ces territoires est synonyme de renforcement de circuits de pouvoirs autoritaires et mafieux qui prennent le pas sur les institutions étatiques. Pourtant, cette domination est fragilisée par les divisions entre les élites du PDK et de l’UPK. En septembre 2017, le référendum organisé sur la question de l’indépendance du Kurdistan irakien est un moyen pour le PDK de s’affirmer sur l’UPK. En imposant ce scrutin dans les « territoires disputés », notamment à Kirkouk, il réussit à marginaliser son rival. Cette stratégie agressive trahit l’enfermement du PDK dans un jeu de surenchère nationaliste, sans prise en compte du contexte de retour des États qui marque la région.
La réaction immédiate de Bagdad débouche sur un revers majeur pour les partis kurdes qui perdent l’ensemble des territoires contestés et subissent un isolement régional. En octobre 2017, la reconquête des « territoires disputés » par Bagdad change les rapports de forces dans le nord de l’Irak. Cependant, cette reconquête s’appuie sur une décharge vers des appareils miliciens qui n’hésitent pas à détourner les institutions de l’État à leur profit. Dans un premier temps, cette analyse revient sur les conditions qui permettent le retour rapide de Bagdad dans les « territoires disputés ». Dans un deuxième temps, elle décrit les conséquences pour le système politique kurde irakien qui se retrouve au bord de l’éclatement. Dans une troisième partie, elle étudie les risques de dérives portés par l’institutionnalisation des appareils miliciens.
1 – La reconquête territoriale de l’État central
1.1 – Le renforcement de Bagdad par le phénomène milicien
La bulle idéologique dans laquelle s’enferme le PDK lors de la tenue du référendum est endémique à son fonctionnement interne où les intérêts économiques de la classe dirigeante priment sur les objectifs politiques, et où l’instrumentalisation du nationalisme kurde brouille constamment la lecture de son environnement régional. Ses ambitions de contrôle des « territoires disputés » contrastent fortement avec l’absence d’investissement structurel dans son économie et la vétusté de son appareil militaire. Confiant dans le soutien occidental dont il bénéficie depuis 1990, le PDK ne prend pas la mesure des réformes politiques en cours à Bagdad. Après la défaite de l’armée irakienne en juin 2014, la mobilisation populaire crée une nouvelle dynamique nationaliste irakienne qui confère à l’Etat central les moyens de reprendre l’ensemble du territoire via la construction de réseaux miliciens.
Dans le gouvernorat de Kirkouk, les Turkmènes chiites sont massivement mobilisés par les organisations paramilitaires chiites, principalement les brigades Badr, formées en Iran durant la guerre Iran- IrakLes milices chiites présentes à Kirkouk à partir de 2015 sont les brigades turkmènes 16 & 52 (encadrées par les brigades Badr) et la brigade Abbas, Abdul Aziz al-Taei, “Power-Sharing Agreement between Shia Militias and Kurds in Kirkuk”, Al Araby, 22 février 2015; “Amiri from Kirkuk: the Next Press Conference Will Be in Hawija and Charges against the Hashd Are Invalid,” Al Sumaria, 8 février 2015.. Devant l’inefficacité des forces kurdes à protéger seules l’ensemble des territoires, l’UPK est forcé d’accepter de coopérer avec les milices chiites qui se déploient dans le sud-est du gouvernoratEn juin 2014, l’État islamique capture les sous-districts de Multaqa à l’ouest de Kirkouk, et de Taza au sud de Kirkouk, prouvant l’incapacité des forces kurdes à lui faire face seules, “Daesh Controls the Building of the Forum and the Police Station West of Kirkuk”, Al Mada Press, 16 juin 2014.. En 2015, cette dynamique s’accroît avec la multiplication des attaques de l’État islamique qui manque de déborder les peshmergas de l’UPK. En février 2015, un accord est signé entre les milices Badr et l’UPK pour accroitre leur coopération sur le front. Cet accord a pour effet d’officialiser la présence de forces non kurdes dans le gouvernorat de KirkoukTrois camps d’entrainement sont créés dans la ville de Taza au sud-est du gouvernorat et environ 5 000 combattants sont regroupés en vue d’opérations contre l’EI. En 2017, le nombre de miliciens turkmènes chiites atteint presque 7 000 hommes, Vivian Salama et Bram Janssen, “Tensions are Rising between Kurds and Shia Militias in Iraq” Business Insider, 17 février 2015.. Le recrutement local des milices turkmènes chiites à Kirkouk leur permet d’être fortement présentes dans les zones rurales du gouvernorat tandis que les forces kurdes proviennent principalement des gouvernorats d’Erbil et de Suleymanie. En 2017, les milices chiites constituent une force militaire bien équipée et dotée d’un commandement centralisé efficace qui contraste avec l’appareil militaire des partis kurdes.
1.2 – La reprise de Kirkouk et des « territoires disputés »
Au lendemain du referendum, le PDK revendique son hégémonie apparente sur la scène kurde irakienne et s’obstine à se croire protégé par la présence de la Coalition internationale sur son territoire. Le PDK compte également sur son influence au sein de la tendance anti-talabaniste de l’UPK pour forcer son rival à faire front commun derrière son projet indépendantiste.
Mais sur le terrain, les partis kurdes sont mal organisés pour défendre leurs positions dans les « territoires disputés ». Le 15 octobre 2017, l’effondrement des forces kurdes face aux troupes irakiennes s’explique de trois manières :
- Sur le plan tactique, il n’y a pas de coordination entre les forces du PDK et de l’UPK. Pour accroitre la défense de ses territoires, chaque parti s’appuie sur son appareil de sécurité et multiplie les unités miliciennes locales. Des unités combattantes affiliées au PKK sont également déployées par l’UPK. La multiplication de ces groupes renforce les problèmes de coordination. À la veille de l’attaque de l’armée irakienne, il n’y a pas de plan de défense global pour les territoires disputés.
- Les divisions politiques s’ajoutent à l’inefficacité tactique. Face à la stratégie hégémonique du PDK, la branche talabaniste de l’UPK n’a pas d’autre alternative que de s’allier à Bagdad en espérant pouvoir retrouver son contrôle perdu sur Kirkouk avec la nomination d’un nouveau gouverneur pro-talabaniste. Le 15 octobre, les forces de l’UPK qui tiennent le front sud, se retirent sans résistance devant l’armée irakienne.
- Les troupes kurdes reproduisent la même erreur qu’en 2014 face à l’État islamique. Une fois leur première ligne de défense enfoncée, elles sont incapables de se regrouper et se replient en débandade. Les peshmergas refluent directement à Erbil et Suleymanie. De son côté, l’armée irakienne, qui n’avait initialement que des objectifs en dehors de la ville de Kirkouk de crainte de s’enliser, finit par y pénétrer sans résistance.
Dans Kirkouk, les habitants arabes et turkmènes, qui subissaient depuis 2003 l’arbitraire de la gouvernance kurde, sortent dans la rue pour acclamer l’armée irakienne et les milices chiites. Des défilés de joie animent la ville pendant plusieurs jours tandis que le drapeau irakien, quasiment interdit par les Kurdes à Kirkouk, réapparaitContrairement à la propagande des médias pro-PDK, les violences contre la population sont réduites. Seuls certains bureaux du PDK sont détruits. Entretiens à Kirkouk, octobre 2017..
La reprise du reste des « territoires disputés » se prolonge les jours suivants. Les forces irakiennes reprennent leur position de 2003 le long de la frontière sud du GRK. Il y a peu d’opérations dans la plaine de Ninive, déjà sous contrôle des milices chrétiennes pro-Bagdad depuis 2016.
Dans le Sinjar, le retour de l’État pose également la question de la coexistence avec le PKK, le parti ayant profité du vide provoqué par le recul de l’État islamique pour s’implanter. Dans le cadre de sa coopération sécuritaire avec Téhéran et Ankara, Bagdad affiche sa détermination à ne laisser aucune poche d’autonomie. Le PKK est sommé de se retirer des espaces urbains. Les brigades Badr et les milices yézidies pro-Bagdad se déploient progressivement dans le Sinjar avec pour objectif d’y contrôler les déplacements de population.
2 – Les conséquences de la perte des « territoires disputés » sur le système politique kurde irakien
2.1 – L’isolement des partis kurdes irakiens
La défaite militaire et politique des partis kurdes les isole sur le plan régional tandis que les chancelleries occidentales se détournent largement de ce qu’elles considèrent comme un problème interne à l’Irak. Ankara met immédiatement en place une coopération sécuritaire avec Bagdad, notamment sur la question du contrôle du poste-frontière irako-turc. L’Iran, déjà très présent dans le nord de l’Irak via l’encadrement des milices chiites, met directement sous pression les partis kurdes.
Au-delà de la reprise militaire des territoires, Bagdad s’impose dans le système politique kurde. Plusieurs mandats d’arrêt sont promulgués contre des cadres kurdes irakiens ayant tenté de s’opposer directement à Bagdad. Kosrat Khasul, membre de la faction pro-PDK de l’UPK, et Najmedin Karim, ex-gouverneur de Kirkouk, sont ainsi accusés de trahison et démis de leurs fonctions. De la même manière, le reste de la classe politique kurde est menacée.
Les accords de 2003 passés avec les Kurdes sont revus à la baisse. Le budget national de 2018 voté par le Parlement irakien n’accorde plus que 12 % de part du budget au GRK au lieu des 17 % prévus. De plus, Bagdad ne reconnait plus les institutions du GRK et prévoit de payer le budget directement aux gouvernorats de Duhoc, Erbil, Suleymanie et Hallabja au lieu de passer par le ministère des Finances du Kurdistan irakien. Cette allocation du budget région par région marque la fin de l’exceptionnalité du GRK. Bagdad oblige ainsi les partis kurdes à négocier séparément le budget de leur région et entraine une restructuration globale du système politique kurde irakien.
2.2 – L’éclatement du système politique kurde irakien
Ce retournement politique remet en cause le fonctionnement des institutions kurdes irakiennes. Acculés, les partis kurdes reviennent à des logiques autocentrées qui actent leur échec à construire des institutions communes au sein du GRK. La démission de Massoud Barzani du poste de Président ne signifie pas son retrait de la vie politique – il reste président du PDK – mais traduit un repli du parti sur le contrôle de son territoire et de ses ressources.
Le PDK n’a pas plus les moyens de sa stratégie hégémonique. Faute d’émulation nationaliste pour alimenter sa rhétorique populiste, le parti revient à un contrôle autoritaire de la société. Contrairement à l’UPK, aucune dissension n’est possible à l’intérieur du parti. Par exemple, le débat sur la succession de Massoud Barzani entre son fils et son neveu ne se pose pas en termes de factions concurrentes, les institutions du PDK étant contrôlées de manière verticale.
La branche talabaniste de l’UPK doit lutter pour préserver son monopole sur l’administration du parti, ce qui se traduit par l’expulsion des cadres pro-PDK. Avec le soutien de l’Iran, les talabanistes espèrent tenir le parti et trouver des moyens de conciliation avec Bagdad pour négocier la nomination d’un gouverneur kurde pro-UPK à Kirkouk. Cependant, le parti est en perte de vitesse au niveau électoral et risque de ne pas parvenir à renouveler ses mandats aux élections de 2018. Confronté à ce risque, le parti n’a que la voie sécuritaire pour s’affirmer.
3 – La décharge de l’État vers les appareils miliciens
Le retour de l’État dans les « territoires disputés » pose la question de la reconstruction de ses capacités de gouvernance dans un contexte où les milices tentent de prendre le contrôle des institutions afin de se construire de nouveaux fiefs politiques. D’un côté, le déploiement de l’appareil milicien reste centré, car Bagdad paie les salaires et valide la nomination des fonctionnaires. L’armée irakienne reste le principal acteur militaire et les milices sont dépendantes de son appui logistique pour se maintenir.
D’un autre côté, la logique de décharge milicienne comporte de nombreux risques de dérives. La décharge sur les groupes armés favorise de nouveaux réseaux de patronage. La perspective des élections de 2018 encourage une politisation des appareils miliciens et leur institutionnalisation afin de construire une domination politique à l’échelle des districts. Leur passage au politique n’est pas encore acté et dépend de deux facteurs : la reconversion des milices dans les institutions étatiques au niveau des districts et la construction d’un ancrage local via la cooptation de notables.
Le retour de l’État s’opère ainsi via les systèmes de milices dans une dynamique de grignotage des institutions publiques. Les « territoires disputés » sont partagés en différents secteurs de contrôle où les milices négocient le « prix du martyr », qu’elles estiment avoir payé dans la guerre, contre des postes dans l’administration leur permettant en retour de ponctionner le budget de l’État. En conséquence de cet accaparement des institutions par les milices, l’État peine à se reconstruire. Cette situation fait peser le risque d’une présence du centre uniquement militaire et d’un système politique local sous contrôle des milices.
L’intégration des populations à ce système politique milicien dépend de la présence d’organisations politiques structurées antérieures à 2014. Dans le cas du Sinjar, de la plaine de Ninive et des villes turkmènes chiites, la présence de partis politiques communautaire encadre les appareils miliciens et leur donne un ancrage local. Leurs liens avec la population leur permettent une gestion relativement consensuelle de la gouvernance. Après consultation des partis, les milices choisissent les noms des responsables des administrations et ceux-ci sont entérinés par le bureau du Premier ministre irakien.
Dans les territoires à majorité arabe sunnite, l’absence d’organisations locales bien implantées après les années post-2003 et l’occupation de l’État islamique ont eu pour conséquence une faible capacité d’ancrage des milices qui se contentent de coopter et de réprimer arbitrairement la population afin de la contrôler. Cela a pour conséquence de freiner le retour des populations déplacées. Celles-ci préfèrent rester dans les camps de réfugiés plutôt que de subir les exactions des milices.
Conclusion
Le retrait des forces kurdes des « territoires disputés » constitue une fenêtre d’opportunité pour renforcer les institutions et permettre le retour d’une action publique efficace auprès d’une population en quête de garanties étatiques. Il ne représente en revanche guère plus qu’une parenthèse, vite refermée si l’indépendance de l’État face au nouvel ordre milicien n’est pas activement soutenue, notamment par les acteurs internationaux désireux de s’engager dans des efforts de stabilisation et de développement de la région.
Cette situation appelle à agir à deux niveaux. D’une part, au niveau politique, par un travail de médiation préventive visant à générer un développement inclusif capable d’intégrer plutôt que de polariser une société déjà fortement fragmentée. D’autre part, au niveau institutionnel, par une articulation de l’aide internationale aux efforts de réforme de l’État irakien.