Un nouvel avatar de la crise de l’ordre nucléaire mondial ?

En janvier 2022, la publication d’un texte signé conjointement par l’ensemble du P5 sur l’inaccepta­bilité de la guerre nucléaire semblait traduire la volonté des cinq États dotés de ne pas laisser leurs désaccords saper entièrement les fondements de l’ordre nucléaire mondial, et en particulier du TNP. En effet, cette déclaration avait été prise à l’issue d’une année de discussions en format P5 durant laquelle l’atmosphère avait été qualifiée de constructive« Avec la Chine, les États-Unis d’Amérique, le Royaume-Uni et la Russie, la France s'engage pour prévenir la guerre nucléaire et éviter les courses aux armements », Déclaration conjointe, Elysee.fr, 3 janvier 2022.. Si le régime de non-prolifération et de désarmement continuait d’être marqué par des crises et divisions profondes, la reprise d’un format de discussion autour du Plan d’action global conjoint (acronyme anglais JCPOA) avec l’Iran, mais aussi celle d’un dialogue stratégique américano-russe sur la maîtrise des armements pouvaient être considérées comme des signes positifs. Dans ce contexte, la préparation de la dixième conférence d’exa­men du TNP, reportée à de multiples reprises et actuellement planifiée entre le 1er et le 26 août 2022, avait mis l’accent sur des signes concrets sur lesquels des éléments de progrès semblaient possibles, comme la réduction des risques stratégiques ou encore les usages pacifiques de l’énergie nucléaireEmmanuelle Maitre, « Déclaration du P5 : "une guerre nucléaire ne peut pas être gagnée et ne doit jamais être menée" », Bulletin n°94, Observatoire de la Dissuasion, FRS, janvier 2022..

La guerre d’invasion russe contre l’Ukraine porte un nouveau coup à ces efforts, avec des ramifications nombreuses et potentiellement de long terme. De manière immédiate, les déclarations de modération et de retenue du P5 apparaissent comme superficielles et tendent à décrédibiliser une fois de plus les éléments de langage sur un désarmement progressif. Le processus P5, dans son ensemble, a été qualifié de « mort »Ahmet Üzümcü, Goran Svilanović, Maximilian Hoell, « Nuclear dangers of Russia’s war against Ukraine: Implications for multilateral nuclear diplomacy and recommendations for risk reduction », European Leadership Network, 11 mars 2021., et les progrès dans le domaine de la maîtrise des armements semblent désormais extrêmement peu probables. Ainsi, la secrétaire d’État adjointe Wendy Sherman a confirmé que le dialogue stratégique entre les États-Unis et la Russie était interrompu à ce stadeShannon Bugos, « Putin Orders Russian Nuclear Weapons on Higher Alert », Arms Control Today, mars 2022.. Les attentes, déjà modestes, concernant la conférence d’examen, espérant qu’elle puisse à tout le moins réaffirmer l’importance de la norme de non-prolifération, semblent aujourd’hui irréalistes.

En effet, les fondements du régime sont remis en cause, avec comme souvent des interprétations très différentes. Les États les plus revendicatifs dans le domaine du désarmement continuent de réclamer l’universalisation du TIAN et le démantèlement des arsenaux nucléaires. À leurs yeux, la crise actuelle illustre l’urgence de supprimer définitivement le risque de conflit nucléaire, toujours présent et aujourd’hui exacerbé, et cela ne peut passer que par l’élimination des armesJoint Statement in relation to the Recent Orders by the Russian Federation to Increase the Readiness of its Nuclear Arsenal, New York, 1er mars 2022.. Les propos de Vladimir Poutine et les informations selon lesquelles les forces nucléaires russes seraient passées en niveau d’alerte, montrent que des dirigeants de puissances nucléaires peuvent se montrer irresponsables et « jouer » avec le risque nucléaire. Par ailleurs, les risques d’accidents sur les centrales nucléaires ukrainiennes, provoqués a priori par la négligence des forces russes, contribuent au climat de crainte face à la dangerosité du nucléaire de manière largeMark Hibbs, « What Comes after Russia’s Attack on a Ukrainian Nuclear Power Station? », Commentary, Carnegie Endowment for International Peace, 17 mars 2022..

Les défenseurs du rôle joué par la dissuasion nucléaire pour la sécurité internationale estiment également que les événements en cours montrent la validité de leur position. Une fois de plus, la détérioration du contexte stratégique vient donc renforcer la division de la communauté internationale sur la question des armes nucléaires. Alors que les actions de la Fédération de Russie semblent conduire à un abaissement du seuil d’emploi des armes nucléaires, la situation ukrainienne semble mettre l’accent sur le rôle que les armes nucléaires peuvent jouer dans la politique de sécurité d’un pays. Ainsi, des responsables ukrainiens ont souligné le regret qu’ils pouvaient éprouver de s’être séparés de l’arsenal déployé sur le territoire ukrainien, à l’indépendance du paysAlexa Philips, « Russian invasion 'wouldn't have happened' if Ukraine still had nuclear weapons », Ukrainian political adviser says », Sky News, 4 mars 2022.. La « success story » du désarmement ukrainien, déjà ébranlée en 2014, est à nouveau battue en brèche et le discours selon lequel les États qui acceptent de désarmer sont plus vulnérables (discours par exemple régulièrement rappelé par la Corée du Nord), semble légitiméAndreas Umland et Hugo van Essen, « Putin’s War Is a Death Blow to Nuclear Nonproliferation », Foreign Policy, 21 mars 2022..

 

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Un nouvel avatar de la crise de l’ordre nucléaire mondial ?

Emmanuelle Maitre

Bulletin n°96, mars 2022 (spécial Ukraine)



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