L’ombre du nucléaire sur la guerre d’Ukraine
Observatoire de la dissuasion n°96
Bruno Tertrais,
avril 2022
La guerre russe contre l’Ukraine est à bien des égards un conflit « en ambiance nucléaire », avec cinq dimensions différentes :
- La « sanctuarisation agressive » : abritée derrière sa capacité nucléaire, la Russie s’autorise à conduire des opérations offensives majeures. L’expression forgée par Jean-Louis Gergorin au début des années 1990 rend sans doute mieux compte de l’attitude de Moscou que le « paradoxe de la stabilité-instabilité » (théorie développée par Glenn Snyder dans les années 1960), qui concerne les affrontements directs entre États nucléaires.
- L’intérêt prétendu de l’Ukraine pour l’arme nucléaire, évoqué dans l’intervention de M. Poutine du 24 février annonçant le début de la guerre. Cette référence pouvait étonner, dans la mesure où le président russe fustigeait dans le même discours l’intervention militaire américaine en Irak. On peut penser qu’il s’agissait d’une manière oblique de suggérer que Kiev ne respectait pas les termes des memoranda de Budapest.
- Le referendum constitutionnel biélorusse (également le 27 février), qui autorise dans les faits le déploiement d’armes nucléaires russes sur le territoire.
- Les craintes suscitées par les opérations militaires autour des centrales nucléaires ukrainiennes (Tchernobyl, Zaporizhzhia) – qui ne semblent pas toutefois avoir été motivées par la volonté de créer délibérément un incident radiologique.
- Enfin, bien sûr, les multiples références explicites et implicites de M. Poutine à la force de dissuasion nucléaire russe, et sa décision (le 27 février) de changer la posture des forces stratégiques.
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Comme pour nombre de crises majeures, la guerre en Ukraine est riche d’enseignements pour la dissuasion à bien des égards.
S’agissant de la dissuasion en général, les pays occidentaux ont tenté dès l’automne d’empêcher une opération en Ukraine en promettant à Moscou des sanctions « massives ». L’asymétrie des enjeux et une mauvaise appréciation de situation de la part de M. Poutine (sur la situation en Ukraine, la vulnérabilité de l’économie russe, la vigueur de la réaction occidentale) ont conduit à un échec de la dissuasion.
Celle-ci continue toutefois d’être exercée au cours du conflit, notamment pour décourager Moscou d’escalader. En particulier, les pays occidentaux ont cherché à dissuader Moscou de recourir à l’arme chimique, sans reprendre explicitement à leur compte l’expression « ligne rouge » mais, à l’instar du président Biden, en suggérant que la Russie paierait « le prix fort »Libby Cathey et Shannon K. Crawford, « Biden warns Russia will pay 'severe price' if it deploys chemical weapons », ABC News, 11 mars 2022..
La carte nucléaire a été agitée par le Kremlin à de multiples reprises.
Dès la conférence de presse qui suivit la rencontre avec le Président de la République française (7 février), M. Poutine déclarait à titre dissuasif que « si l’Ukraine rejoignait l’OTAN et décidait de reprendre la Crimée par la force, les pays européens seraient automatiquement entraînés dans un conflit militaire avec la Russie », « l’une des principales puissances nucléaires mondiales, supérieure à nombre de ces pays en termes de modernité des forces nucléaires », risquant un conflit dans lequel « il n'y aura pas de gagnants »Conférence de presse, Vladimir Poutine, kremlin.ru, 7 février 2022. (lien indisponible).
Lors de l’annonce de l’opération contre l’Ukraine (24 février), M. Poutine tint à la fois à rappeler les capacités nucléaires de son pays (« Aucun doute ne doit exister sur le fait que tout agresseur potentiel sera défait et fera face à des conséquences sévères s’il devait attaquer directement notre pays »), ce qui relevait, peut-on dire, de la « dissuasion générale », mais servait aussi à avertir tout État cherchant à contrecarrer les plans de Moscou (« Quiconque tente de se dresser sur notre route, a fortiori s’il menace notre pays et notre peuple, doit savoir que la Russie ripostera immédiatement, avec des conséquences comme vous n’en avez jamais vu dans toute votre histoire. Quelle que soit la manière dont les événements se dérouleront, nous sommes prêts. Toutes les décisions nécessaires à cet égard ont été prises. J’espère que mes paroles seront entendues »). Ce qui relevait, pour le coup, de la « dissuasion immédiate » (avec, oserait-on dire, un vocabulaire digne de M. Trump, « conséquences jamais vues »)Conférence de presse, Vladimir Poutine, kremlin.ru, 24 février 2022. (lien indisponible).
L’annonce médiatisée, le 27 février, de l’ordre donné par M. Poutine d’une modification de la posture des forces stratégiques s’inscrivait donc dans un contexte déjà largement nucléarisé, mais n’en a pas moins retenu l’attention du monde entierConférence de presse, Vladimir Poutine, kremlin.ru, 27 février 2022. (lien indisponible). Les termes choisis (« régime spécial de combat ») ont donné lieu à de multiples interprétations, mais les explications données ultérieurement par le ministre de la Défense M. Choigu permettent de privilégier une interprétation plutôt dédramatisante de cette décision. Comme cela avait été fait après le 11 septembre 2001 (défenses anti-aériennes), il s’agissait – d’après des sources ouvertes – d’augmenter significativement le nombre de personnels servant en permanence dans les états-majors de forces stratégiques terrestres et océaniques. La confusion qui s’est ensuivie à propos d’une éventuelle élévation du degré d’alerte de ces forces semble avoir été causée – délibérément ? – par la tenue d’exercices inopinés de ces mêmes forces.
En s’exprimant publiquement, M. Poutine n’ignorait certainement pas qu’il susciterait des interrogations, voire des angoisses. On pense à ce que M. Richard Nixon appelait la « théorie du fou » (madman theory) durant la guerre du Vietnam, consistant à donner délibérément le sentiment qu’il serait prêt à « appuyer sur le bouton » afin de faire pression sur ses adversaires. Aucune des trois puissances nucléaires de l’OTAN n’est tombée dans le piège : la réaction occidentale a relevé du calme des vieilles troupes. Alors qu’à la veille de l’invasion la France avait rappelé, de manière factuelle, par la voix du ministre des Affaires étrangères, que l’OTAN est une « alliance nucléaire »Anthony Audureau, « Ukraine: Le Drian rappelle à Poutine que "L'alliance Atlantique est aussi une alliance nucléaire" », BFM.TV, 24 février 2022., le message du Président de la République aux forces armées ne comprenait pas le mot « nucléaire » et se bornait à mentionner le maintien de nos « postures permanentes »« Message du Président Emmanuel Macron aux armées. », Elysee.fr, 28 février 2022.. Des sources ouvertes ont fait état de l’appareillage d’un ou deux SNLE supplémentaires, mais aucune information officielle n’est venue attester d’un changement de postureEric Biegala, « La France renforce son niveau d'alerte et déploie trois sous-marins nucléaires en mer », France inter, 23 mars 2022.. Du côté américain, le STRATCOM a fait savoir qu’il n’avait recommandé aucun changement de postureJoe Gould, « No changes coming to US nuclear posture after Russian threat », DefenseNews, 1er mars 2022.. Le Pentagone a reporté un test de missile balistiqueTravis Tritton, « Pentagon Delays Nuclear Missile Test Sending Message after Putin Put Russian Arsenal on Alert », Military.com, 2 mars 2022..
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Le risque d’emploi de l’arme nucléaire par la Russie paraît minime, mais doit néanmoins être pris en compte.
Il résulte des textes officiels russes (2010, 2014, 2020) et de la pratique des exercices que le seuil nucléaire russe a été relevé au regard de ce qu’il était dans les années 1990 et 2000. Le texte doctrinal de 2020 envisage quatre seuils possibles : (i) la détection d’une attaque de missiles contre le territoire russe (lancement sur alerte), (ii) une attaque nucléaire ou conduite avec d’autres armes de destruction massive contre la Russie ou ses alliés, (iii) des attaques conduisant à une paralysie du système de commandement et contrôle russe, (iv) une attaque conventionnelle qui menacerait l’existence même de la RussieShannon Bugos, « Russia Releases Nuclear Deterrence Policy », Arms Control Today, juillet-août 2020.. Le conflit doit se terminer en des termes « acceptables » pour la Russie (et non plus « favorables » dans les documents précédents). Si les exercices russes de grande ampleur voient le recours à de nombreux moyens duaux, aérobies et balistiques (et s’ils sont fréquemment accompagnés, en parallèle, d’exercices des forces stratégiques), il ne semble pas exister d’exemple récent de simulation manifeste d’emploi d’armes nucléaires sur le théâtre au cours de ces exercicesBruno Tertrais, « L'arsenal nucléaire russe : ne pas s'inquiéter pour de mauvaises raisons », Note de recherche n° 55, 2018..
Si, en apparence, aucune des quatre situations mentionnées ne semble applicable, actuellement, au conflit en cours, il convient néanmoins de noter que « l’existence de la Russie » pourrait avoir une définition assez large du point de vue de M. Poutine, et que, de surcroît, certaines déclarations occidentales ont pu ajouter à la nervosité de Moscou.
Dans son intervention du 24 février, le président russe semblait indiquer que la politique occidentale suscitait déjà un risque pour l’existence même de l’État : « Les États-Unis et leurs alliés ont une politique d’endiguement de la Russie, avec des bénéfices géopolitiques manifestes. Pour notre pays, il s’agit par conséquent d’une question de vie ou de mort, qui engage notre avenir historique en tant que nation. Ceci n’est pas une exagération ; c’est un fait. C’est une réelle menace non seulement contre nos intérêts mais aussi contre l’existence même de notre État et de sa souveraineté. C’est la ligne rouge dont nous avons parlé à de nombreuses occasions. Ils l’ont franchie »Conférence de presse, Vladimir Poutine, kremlin.ru, 24 février 2022. (lien indisponible).
Trois jours plus tard, M. Poutine reprochait, en outre, aux principaux gouvernements occidentaux, non contents d’infliger des sanctions à la Russie, de « se complaire dans une rhétorique agressive », en foi de quoi il décidait de modifier la posture des forcesConférence de presse, Vladimir Poutine, kremlin.ru, 27 février 2022. (lien indisponible).
M. Poutine peut ainsi donner le sentiment d’avoir étendu le champ des intérêts vitaux de la Russie au-delà de la seule menace militaire sur l’existence de l’État. Les interventions de certains ministres européens évoquant la volonté de provoquer un « effondrement total de l’économie russe » (1er mars)Sofiane Aklouf, « Bruno Le Maire : "Nous allons provoquer L’effondrement de l’économie russe" », BFM‑TV, 1er mars 2022. ou l’objectif d’une « destruction du pouvoir de M. Poutine » (18 mars)« Putin's power must be destroyed, German economy minister says », Reuters, 18 mars 2022. n’ont sans doute pas apaisé la perception du Kremlin.
Toutefois, les déclarations publiques de M. Poutine semblent avoir été d’abord et avant tout conçues pour impressionner, voire effrayer les opinions et nombre des meilleurs experts de la stratégie russe nous invitent à ne pas croire au « bluff nucléaire » du KremlinOlga Oliker, « Putin’s Nuclear Bluff », Foreign Affairs, 11 mars 2022.. Au demeurant, il semble que la procédure d’engagement des forces nucléaires soit partiellement héritée du système soviétique de décision collective : si le président de la Fédération est, seul, habilité à ordonner un tir nucléaire, l’aval du ministre de la Défense et, peut-être, celui du chef d’état-major des armées semble nécessaireJeffrey Lewis et Bruno Tertrais, « The Finger on the Button: The Authority to Use Nuclear Weapons in Nuclear-Armed States », CNS Occasional Paper, n°45, février 2019..
On relèvera encore que le porte-parole du Kremlin, interrogé par CNN, a confirmé le 22 mars que la Russie n’emploierait l’arme nucléaire qu’en cas de « menace existentielle » sur le paysLuke McGee et Claire Calzonetti, « Putin spokesman refuses to rule out use of nuclear weapons if Russia faced an 'existential threat' », CNN, 22 mars 2022..
Il reste que la séquence qui s’est ouverte le 24 février doit inciter à la réflexion sur le rôle protecteur de la dissuasion nucléaire dans les engagements classiques. Les doctrines occidentales reconnaissent, plus ou moins explicitement, une forme de « sanctuarisation défensive » : au cours d’une intervention extérieure face à un État susceptible de mettre en cause des intérêts vitaux, la dissuasion nucléaire doit pouvoir neutraliser celle de l’adversaire (« contre-dissuasion »). Mais s’il s’avérait que la capacité nucléaire de la Russie était le principal frein à une intervention directe des pays occidentaux en faveur de l’Ukraine, ce principe ne serait-il pas invalidé ? Surtout, comment la Chine percevra-t-elle cette question et quelles leçons en tirera-t-elle pour la défense de Taïwan ?
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Enfin, la guerre en Ukraine n’est d’ores et déjà pas exempte de conséquences négatives sur la non-prolifération nucléaire et la maîtrise des armements.
Si, comme on l’a rappelé, l’une des justifications apportées par M. Poutine à l’engagement de l’armée russe en Ukraine rappelait étrangement la rhétorique américaine des années 2002-2003, force est de constater que la perception selon laquelle « une fois encore, un État ayant abandonné l’arme nucléaire est attaqué » (Libye, Irak, voire Syrie) risque de se développer, d’autant plus que l’Ukraine bénéficiait en échange de garanties négatives de sécurité. Par ailleurs, comme on le sait, la Russie, à Vienne, a fait état de demandes de dernière minute visant à lui conférer des exemptions aux sanctions pour commercer avec l’Iran.
S’agissant de la maîtrise des armements, l’on voit mal comment le dialogue américano-russe sur la « stabilité stratégique » pourrait reprendre à brève échéance. Par ailleurs, un éventuel déploiement d’armes nucléaires russes en Biélorussie créerait une situation inédite depuis le début des années 1990. En apparence, un tel déploiement neutraliserait la position de Moscou qui réclame le retrait de toutes les armes nucléaires des pays étrangers : mais ne mettrait-elle pas également le Kremlin dans une meilleure position de négociation sur les armes « non stratégiques » ?
L’ombre du nucléaire sur la guerre d’Ukraine
Bulletin n°96, mars 2022 (spécial Ukraine)