Les facteurs du désarmement nucléaire ukrainien
Observatoire de la dissuasion n°96
Benjamin Hautecouverture,
avril 2022
Le désarmement nucléaire de l’Ukraine est un sujet que traitent les chercheurs attentifs aux cas de « déprolifération nucléaire » (ou de renoncement à l’arme nucléaire) consécutifs à la fin de la Guerre froideVoir par exemple Jeong Won Bourdais Park et DaHoon Chung, « Sovereignty and trading states: denuclearization in Belarus, Kazakhstan, South Africa, and Ukraine », International Relations, vol.1, n°24, 2022. Voir également William J. Long et Suzette R. Grillot, « Ideas, Beliefs, and Nuclear Policies: The Cases of South Africa and Ukraine », The Nonproliferation Review, vol.7, n°1, 2000, pp. 24–40. Voir également William C. Potter, The Politics of Nuclear Renunciation: The Cases of Belarus, Kazakhstan, and Ukraine, n° 22. Henry L. Stimson Center, 1995, pp. 22–3., qu’il s’agisse des ex-républiques socialistes soviétiques concernées (BiélorussieEn décembre 1991, la Biélorussie possédait 81 missiles SS‑25 mobiles, et un certain nombre d'armes tactiques., KazakhstanEn décembre 1991, le Kazakhstan disposait sur son territoire de 1 410 têtes nucléaires., Ukraine) ou de l’Afrique du Sud. Dans le cadre du conflit en cours avec la Russie, le choix historique du désarmement que fit alors l’Ukraine pose une question spécifique : ce choix aurait-il pu être différent ? Les travaux sur la dénucléarisation de la politique extérieure et de sécurité ukrainienne au début des années 1990 sont nombreux et documentés. Les uns sont descriptifs, permettent de suivre le détail de la chronologie, de l’indépendance du pays en 1991 à la conclusion du mémorandum de Budapest en 1994 (voir, dans ce même numéro : « Le désarmement nucléaire de l’Ukraine, de 1990 à 1998 : chronologie indicative »). Les autres détaillent les éléments du débat nucléaire national, et comment ils se combinèrent avec les incitations externes – essentiellement américano-russes – à désarmer.
Schématiquement, l’histoire du processus qui mena le pays à abandonner l’arsenal tactique et stratégique hérité de l’ex-URSS se confond avec la présidence de Leonid Kravchouk, dernier dirigeant de la République socialiste soviétique d'Ukraine (1990 – 1991) et premier président de l’Ukraine indépendante (1991 – 1994). À la proclamation de l’Acte de déclaration d’indépendance de l’Ukraine le 24 août 1991, le pays héritait du troisième arsenal mondial d’armes nucléaires. Il convient de rappeler que la composition exacte de cet arsenal reste inconnue à ce jourPolina Sinovets (ed.), Ukraine’s Nuclear History – A Non-Proliferation perspective, Springer, 2022, p. 90. Cet ouvrage offre le chiffrage le plus détaillé des forces alors en présence.. En sources ouvertes, les données communes indiquent les chiffres suivants, qui sont en partie issus du comptage au titre du Traité START 1, reflétant la situation telle qu’elle était au 1er septembre 1990 : environ 17% de l’arsenal soviétique, composé d’armes tactiques et stratégiques, soit environ 2 500 têtes tactiques et plus de 1 500 têtes contenues dans des missiles intercontinentaux (ICBM), dont 130 SS‑19ICBM sol-sol en silo et mobile, mirvé, réalisé en Ukraine et entré en service à partir de 1987. et 46 SS‑24ICBM sol-sol en silo et mobile, mirvé, réalisé en Ukraine et entré en service à partir de 1987. . L’Ukraine possédait également une quarantaine de bombardiers stratégiques (TU‑160 Blackjacks et TU‑95 Bear) capables de lancer 500 missiles de croisière AS‑15 Kent.Voir William C. Potter, « The Politics of Nuclear Renunciation: The Cases of Belarus, Kazakhstan, and Ukraine », Occasional Paper, n°22. Henry L. Stimson Center, 1995.
La perspective d’un statut de pays non doté de l’arme nucléaire apparut très tôt en Ukraine comme un objectif politique probable : sans doute pour la première fois, dans la Déclaration de souveraineté nationale approuvée par le Parlement, la Verkhovna RadaLe Conseil suprême., parlement monocaméral composé de 450 représentants, le 16 juillet 1990.Polina Sinovets (ed.), Ukraine’s Nuclear History – A Non-Proliferation perspective, Springer, 2022, p. 84. Un an et demi plus tard, à l’automne 1991, la Rada adoptait une résolution s’engageant à ce que le pays rejoigne le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) comme État non doté. La formulation de cet objectif n’indique pas que le débat ukrainien fut mince. Ce débat fit apparaître des points de vue contrastés sur fond d’une opinion majoritaire dans la société civile, au Parlement, comme au sein du pouvoir exécutif : les enquêtes d’opinion du début des années 1990 indiquent que le risque d’attaques russes contre les intérêts de l’Ukraine, y compris son intégrité territoriale, était partagé par une minorité. Quelles que fussent ces enquêtes, le soutien à la constitution d’une force de dissuasion nucléaire nationale ne dépassa jamais le tiers de la population. Dans le monde politique, la plupart des décideurs estimaient que se débarrasser des armes nucléaires sur le sol ukrainien renforcerait la sécurité du pays nouvellement indépendant. Au Parlement, une minorité qui excéda rarement 10% se prononça pour le maintien d’un arsenal. L’article de John Mearsheimer, « The Case for a Ukrainian Nuclear Deterrent », publié à l’été 1993 dans Foreign Affairs, fut très lu à l’époque par les parlementaires ukrainiens, mais sans inverser la tendance générale de l’opinion politique.John Mearsheimer, « The Case for a Ukrainian Nuclear Deterrent », Foreign Affairs, vol. 72, n°3, été, 1993, pp. 50-66. Cet article fut l’un des rares, aux États-Unis, à défendre la nécessité pour l’Ukraine de conserver une force de dissuasion nucléaire face à la Russie. L’article fut beaucoup plus lu en Ukraine que celui de Steven Miller, « The Case Against a Ukrainian Nuclear Deterrent », publié dans le même numéro de la revue. Pour rappel, son argument principal était le suivant : « il est impératif de maintenir la paix entre la Russie et l'Ukraine. Cela signifie qu'il faut s'assurer que les Russes, qui ont un passé de mauvaises relations avec l'Ukraine, ne cherchent pas à la reconquérir. L'Ukraine ne peut pas se défendre contre une Russie dotée de l'arme nucléaire avec des armes conventionnelles, et aucun État, y compris les États-Unis, ne lui offrira une garantie de sécurité significative. Les armes nucléaires ukrainiennes sont la seule dissuasion fiable contre l'agression russe. Si l'objectif des États-Unis est d'améliorer la stabilité en Europe, les arguments contre la possession de l'arme nucléaire par l’Ukraine ne sont pas convaincants. »Ibid., pp. 50 et 51. Au sein du pouvoir exécutif, l’administration prôna massivement le désarmement, emmenée par un Leonid Kravchouk arguant que l'Ukraine n'avait ni besoin d'armes nucléaires, ni du contrôle opérationnel des armes présentes sur le territoire. Dans l’administration, les témoignages et enquêtes de terrain indiquent que les diplomates ukrainiens n’envisageaient pas la possibilité, même à long terme, d’une Russie adverse au point de devoir s’en défendre par une force de dissuasion nucléaire.Voir Christopher A. Stevens, « Identity Politics and Nuclear Disarmament », The Nonproliferation Review, vol.5, n°1, 2008.
Par ailleurs, la décision ukrainienne d’entamer des négociations en vue de se défaire de son arsenal fut très déterminée par des considérations capacitaires, technico-opérationnelles, et financières. Il était estimé à l’époque que la construction d’infrastructures pour une force de dissuasion centrale indépendante coûterait 60 à 100 milliards de dollars.Ibid. En outre, les contraintes de maintenance de l’arsenal furent décisives. Le pays aurait eu à produire de nouvelles ogives pour remplacer celles de fabrication russe, ce qui aurait été impossible en l’absence d'industrie nucléaire. Il fallait aussi assurer le contrôle opérationnel de plus de 170 ICBM. Un argument du débat fit valoir que la maintenance nécessitait cinquante-trois opérations annuelles distinctes alors que le pays n’était capable d’en effectuer que seize dans ses installations.Ibid. Au début de l’année 1993, les mécanismes de sûreté de nombreuses ogives avaient expiré. Avant même de ratifier le Traité sur la réduction des armes stratégiques (START) à l’automne 1993, l'Ukraine avait dû démanteler trente-six missiles SS‑19 pour des raisons de sûreté.Ibid. Enfin, le pays ne disposait pas d'un système satellitaire pour contrôler le lancement de ses missiles, ni d’aucun site pour effectuer des essais.
Dans ces conditions, plusieurs facteurs internationaux se combinèrent pour abonder dans le sens du désarmement. La menace de sanctions, d’abord, joua à deux titres : avant toute chose, en cas de maintien de l’arsenal, la fourniture d’énergie (pétrole, gaz, combustible nucléaire) par la Russie aurait sans doute cessé (même si Moscou était alors très dépendante de Kiev pour sa fourniture de gaz naturel au reste de l’Europe et que l’interdépendance des deux pays était réelle). Le risque était aussi réel s’agissant de l’aide financière et des investissements européens et américains. Ensuite, la menace de sanctions rappela aux dirigeants ukrainiens que le projet de reconstruction de l'identité de l'État en vue d'une future intégration occidentale exigeait le désarmement. Dans le même ordre d’idées, le souci de la réputation internationale du pays et du risque, en particulier, d’apparaître comme un « État voyou », risque qui faisait alors florès, anima une partie de l’élite politique, alors que la première guerre d’Irak marquait le début des années 1990 en illustrant avec force la réalité de la suprématie militaire américaine.
En définitive, le désarmement nucléaire de l’Ukraine ne fut pas l’objet d’une indécision politique. Ce ne fut pas non plus acquis au premier chef par la pression extérieure. Ce fut une décision souveraine dictée par la perception largement partagée selon laquelle conserver un arsenal nucléaire ne renforcerait pas la sécurité du pays mais la fragiliserait, à tous égards.
Les facteurs du désarmement nucléaire ukrainien
Bulletin n°96, mars 2022 (spécial Ukraine)