Interrogations sur le rôle de la dissuasion de l’OTAN
Observatoire de la dissuasion n°96
Solène Meyzonnade,
Emmanuelle Maitre,
avril 2022
Dans un article intitulé « La dissuasion nucléaire après l’Ukraine » publié le 1er mars 2022 et traduit dans sept langues, Joseph S. Nye Jr étudie en quoi l’invasion du pays par la Russie a remis sur le devant de la scène internationale la question de la dissuasion nucléaire comme potentiel stabilisateur des conflits mondiauxJoseph Nye, « La dissuasion nucléaire après l'Ukraine », Project Syndicate, 1er mars 2022.. Cet article, largement relayé en Europe, illustre la reprise du débat sur les questions nucléaires depuis le 24 février 2022, en particulier concernant le rôle de l’Alliance et sa stratégie de dissuasion nucléaire.
Sans surprise, le premier effet de l’invasion russe semble être une réitération voire un soutien plus appuyé à l’OTAN en tant qu’organe de sécurité. Ainsi, des États où les critiques sont généralement fortes vis-à-vis de cette institution, comme la Norvège, ont observé un regain de soutien pour l’OTAN. Une enquête menée par Norstat a montré qu’une majorité de l’électorat des partis de gauche, généralement critique, approuve désormais la participation norvégienne à l’OTAN, ce qui a poussé le parti socialiste, selon Aftenposten, à interroger ses propres positionsSigrid Gausen et Birgitte Iversen, « Rødt-velgere flest vil ha Norge med i Nato », Aftenposten, 17 mars 2022.. Plus globalement, plus de 95% de la population norvégienne a exprimé son attachement à l’organisationIbid.. De plus, bien qu’il y ait « encore chez nous des rêveurs politiques qui espèrent sortir la Norvège de l'OTAN » comme ironise le magazine Teknisk Ukeblad, la Norvège n’a pas caché son soutien militaire envers l’organisationJan Mobert, « Norge trenger Nato og EU », Teknisk Ukeblad, 28 février 2022..
Ce soutien populaire pour l’OTAN est également visible en Allemagne, avec également une position plus affirmée en faveur de sa stratégie de dissuasion nucléaire. Le discours du 27 février 2022 du Chancelier Scholtz devant le Bundestag a attesté de la décision de Berlin de s’engager plus profondément vis-à-vis de l’OTAN, notamment en établissant comme objectif de consacrer les 2% de PIB demandés par l’Alliance au budget de la défense et de dédier 100 milliards d’euros à la modernisation de son arméeRegierungserklärung von Bundeskanzler Olaf Scholz, in der Sondersitzung zum Krieg gegen die Ukraine vor dem Deutschen Bundestag am 27. Februar 2022 in Berlin, Bulletin 25-2, 27 février 2022.. Dans cette logique de réarmement, une autre initiative n’est pas passée inaperçue : l’acquisition d’au moins 35 avions F‑35 d’origine américaine, qui selon Christine Lambrecht, ministre de la Défense, offriront à Berlin « un potentiel unique de coopération avec nos alliés de l'OTAN et d'autres partenaires en Europe »Cécile Boutelet, « La décision de l’Allemagne de se doter de F‑35 risque de créer des tensions avec ses partenaires européens », Le Monde, 15 mars 2022.. Déjà utilisés par le Royaume-Uni, la Belgique, les Pays-Bas et l'Italie, les F‑35 sont un moyen pour l’Allemagne de renouveler son soutien au principe de partage nucléaire. Logiquement critiquée par Die Linke, parti de gauche, selon lequel cette initiative pourrait accroître le risque d’une guerre nucléaire, la volonté d’affirmer le rôle de l’Allemagne dans la mission de partage du nucléaire n’a en revanche pas été contestée par les autres partisDeutscher Bundestag, Stenografischer Bericht, 24. Sitzung, Berlin, Mittwoch, den 23. März 2022, Plenarprotokoll 20/24, 23 mars 2022.. Cette intention claire de solidifier les liens de Berlin avec l’OTAN et de contribuer à la crédibilité de la dissuasion nucléaire a également été démontrée par la ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock, membre des Verts, qui a présenté le 18 mars 2022 sa « stratégie de sécurité nationale ». Dans ce discours, la Ministre a insisté sur la volonté d’assurer la sécurité et la liberté de l’Allemagne et de ses alliés en renforçant conjointement les capacités de défense de l’OTAN et de l’UE. Alors que son parti est traditionnellement connu pour ses hésitations et critiques sur le sujet, Mme Baerbock a été très claire en annonçant que la dissuasion nucléaire était pour l’instant indispensable, que le désarmement unilatéral n’était pas concevable et que la maîtrise des armements devait être complémentaire à la dissuasion et la défenseAnnalena Baerbock, Außenministerin Annalena Baerbock bei der Auftaktveranstaltung zur Entwicklung einer Nationalen Sicherheitsstrategie, Ministère des Affaires Etrangères, 18 mars 2022.. Elle a soutenu l’objectif d’une dissuasion nucléaire crédible en montrant que l’acquisition du F‑35 par l’Allemagne y contribuaitThorsten Knuf, « Baerbock hält atomare Abschreckung der Nato für unverzichtbar », Stuttgarter Nachrichten, 18 mars 2022..
La question de la dissuasion de manière large a trouvé un écho dans la presse allemande, qui, au-delà des analyses factuelles liées au désarmement ukrainien ou aux menaces de Vladimir Poutine, s’est aussi penchée sur la solidité de la posture de dissuasion en Europe. Ainsi, le politologue allemand Herfried Münkler, par exemple, a mis en garde contre l’éventualité d’une élection à la tête des États-Unis d’un Président qui ne s’opposerait pas à Poutine et a conclu qu’il serait bénéfique de construire une force de dissuasion nucléaire européenne indépendante de WashingtonSascha Lehnartz et Jacques Schuster, « Wenn Putins Plan scheitert, wird er einen schrecklichen Zerstörungskrieg führen », Die Welt, 5 mars 2022.. À l’inverse, le député de la CDU Roderich Kiesewetter a estimé qu’une éventuelle protection assurée par la force nucléaire française ne devrait en aucun cas remplacer le parapluie américain, mais plutôt le compléterKiesewetter: EU muss zur Widerstandsfähigkeit der Ukraine beitragen, Deutscher Bundestag, 1er mars 2022..
L’invasion russe de l’Ukraine a également montré des lignes de fracture au sein de la classe politique néerlandaise, mais a illustré une tendance à la réaffirmation à la posture de dissuasion élargie de l’OTAN. En effet, lors d’une session à la Chambre des Représentants le 17 mars 2022, Jasper Van Dijk, membre du Parti Socialiste, a interrogé les convictions de son pays quant aux armes nucléaires ainsi que ses décisions d’intensifier son investissement dans le secteur de la Défense en dénonçant le risque de contribuer au déclenchement d’une nouvelle course aux armements. À ceci, la ministre de la Défense Kajsa Ollongren a répondu assez fermement que compte tenu du contexte actuel, il ne serait pas bénéfique d’engager un processus de désarmement unilatéral. De fait, cette session a fait ressortir un élan de soutien plutôt généralisé à l’OTAN et à sa stratégie de défenseConceptverslag Commissiedebat hoofdlijnen Defensiebeleid, 2022D11058, Tweede Kamer, 17 mars 2022..
Ces débats et ces prises de position au plus haut niveau dans quelques pays illustrent vraisemblablement une tendance de fond observable chez les élites politiques des pays de l’OTAN. Mais il ne doit pas gommer l’existence de contestations récurrentes au sein de la société civile. C’est le cas par exemple à Rome et Madrid où les manifestations publiques se sont multipliées avec pour slogan « Italie hors de l’OTAN, OTAN hors de l’Italie »Antionio Borrelli, « E i "pacifisti" assediano la base della Nato », Il Giornale, 7 mars 2022.. Une pétition d’initiative citoyenne italienne pour une sortie de l’OTAN a par exemple récolté plus de 50 000 signatures« Sostieni la campagna per l'uscita dell'Italia dalla NATO – per un’Italia neutrale », Change.org. Si l’OTAN en tant qu’organisation de défense a bénéficié d’une vague de soutien politique massive, les menaces russes ont donc de nouveau éveillé les peurs communes d’une attaque nucléaire, ravivant également les critiques vis-à-vis de la stratégie de dissuasion. En Allemagne, un ensemble de groupes pacifistes a adressé au gouvernement fédéral une lettre ouverte exprimant son rejet de la présence d’armes nucléaires américaines sur le territoire national. Le magazine allemand Spektrum a ainsi titré « Personne ne dort paisiblement sous un parapluie nucléaire »Nina Tannewald, « Niemand schläft ruhig unter einem nuklearen Schirm », Spektrum.de, 15 mars 2022., le journal espagnol El País a noté que « l’invasion russe nous rappelle que nous vivons toujours dans un monde où existent les armes atomiques et que nous devons faire de notre mieux pour réduire les arsenaux à long terme »« La disuasión nuclear después de Ucrania », El País, 3 mars 2022. et le quotidien néerlandais Trouw estime que « nous devons nous débarrasser des armes nucléaires pour un avenir durable »André Knottnerus et Kees Flinterman, « Voor een duurzame toekomst moeten we af van kernwapens », Trouw, 22 mars 2022..
Ces réactions contrastées et ces débats témoignent d’une menace russe qui a déclenché une onde de choc profonde, visible également aux frontières de l’OTAN. La Suède et la Finlande sont les cas les plus significatifs. En Suède, l’attaque de Poutine a eu une conséquence inédite. Lors d’un sondage conduit par l’Institut Demoskop et pour la première fois, 51% de la population suédoise s’est prononcé en faveur d’une remise en cause de la neutralité et de l’adhésion de leur pays à l’OTANFrederik Mellgren, « Rekordmånga svenskar vill gå med i Nato », Svenska Dagbladet, 7 mars 2022.. Selon le sondage, les opposants à une entrée dans l’OTAN ne représentent plus que 27%. Malgré ce revirement de l’opinion publique, le gouvernement a estimé qu’une adhésion à court terme serait susceptible d’envenimer des relations déjà tendues avec Moscou. La presse suédoise s’est montrée assez divisée sur le sujet. Certains médias proches du parti au pouvoir, tels que Aftonbladet, ont également soutenu qu’une adhésion précipitée ne pourrait en aucun cas favoriser un processus d’apaisement ni la sécurité nationale de la Suède et qu’une telle initiative intensifierait les risques d’implication du pays dans un conflit arméJan Guillou, « Går Sverige med i Nato nu är vi inte riktigt kloka », Aftonbladet, 27 mars 2022.. Exprimant également une méfiance à l’égard d’une adhésion à l’OTAN, le quotidien Hallands Nyheter dénonce la stratégie de dissuasion nucléaire de l’organisation que Stockholm serait contrainte d’accepter si elle devenait membre. Selon le quotidien, « la Suède n'a jamais accepté les armes nucléaires dans le cadre de sa défense. Il n'y a aucune raison de le faire maintenant non plus »Lasse Bengtsson, « Medlemskap i Nato innebär ja till Natos kärnvapendoktrin », Hallands Nyheter, 10 mars 2022.. À l’inverse, le quotidien plus conservateur Svenska Dagbladet, par exemple, a dénoncé cette prudence et obéissance aux requêtes de PoutineNiklas Svahn, « Nato är bästa alternativet just nu », Svenska Dagbladet, 6 mars 2022.. Cet article rappelle un éditorialiste de l’automne qui appelait à reconnaître l’alignement de la Suède sur l’OTAN dans le domaine de la sécurité, à admettre le rôle de la dissuasion nucléaire dans ce domaine et à cesser « l’hypocrisie » qui caractérise la posture de désarmement actuelle« Sluta hyckla – Sverige skyddas av kärnvapen », Ledare, 19 novembre 2021..
Bien que, comme la Suède, la Finlande ait déclaré ne pas désirer une adhésion immédiate à l’OTAN, le débat politique autour du sujet s’est nettement intensifié ces dernières semaines et il est clair que l’attaque russe a provoqué une vague de réflexion nouvelle quant à l’OTAN. Un sondage organisé par Yle a montré qu’une majorité des députés était en faveur d’une adhésion à l’organisationMaria Stenroos, « Analyysi: Suomalaisten Nato-kanta heilahti yhdessä yössä jäsenyyden kannalle – Venäjä näyttää ajaneen sotatoimillaan Suomen lähemmäs Natoa », Yle, 28 février 2022.. Cette tendance est partagée par une opinion publique également bouleversée par l’agression russe. En effet, selon une autre enquête menée par Yle, 53% des Finlandais étaient favorables à une adhésion à l’OTAN le 28 février 2022 et 62% mi-mars. Selon Yle, ce chiffre s’élèverait à 77% si la Suède devenait membre. Selon le journal Ilta-Sanomat, une initiative citoyenne soutenue par plus de 50 000 Finlandais réclame la tenue d’un référendum sur le sujetSara Sairanen, « Kansalaisaloite Nato-jäsenyys -kansanäänestyksestä keräsi 50 000 kannatusilmoitusta », Ilta-Sanomat, 26 février 2022.. C’est donc une évolution historique pour un pays ne s’étant jamais auparavant prononcé en majorité en ce sens, puisqu’en janvier 2022 seulement 28% des Finlandais souhaitaient rejoindre l’OTANPekka Kinnunen et Matti Koivisto, « Ylen kysely: Nato-jäsenyyden kannatus vahvistuu – 62 prosenttia haluaa nyt Natoon », Yle, 14 mars 2022..
Plus à la marge, la question d’une adhésion à l’OTAN a également secoué la neutralité autrichienne. Dans ce pays critique de la stratégie de dissuasion nucléaire de l’OTAN, d’anciens responsables ont ouvertement évoqué l’opportunité de rejoindre l’OTAN. Ainsi, l'ancien responsable militaire Günter Höfler estime qu’une adhésion des plus rapides à l’OTAN serait la mesure la plus apte à assurer la sécurité de l’AutricheWilffried Rombold et Hubert Patterer, « Ex-Armeechef Höfler "Bester Schutz für Österreich ist ein Beitritt zur Nato" », Kleine Zeitung, 4 mars 2022.. Dans le Kleine Zeitung, l'ancien président du Conseil national de l'ÖVP, Andreas Khol, a exposé un avis similaire. Chacun a cité l’Ukraine comme illustration du fait que la neutralité n’est pas une protectionAndreas Khol, « Hat die Neutralität endgültig ausgedient? », Kleine Zeitung, 6 mars 2022.. Le chancelier Karl Nehammer a pour l’instant mis fin au débat en affirmant que « l'Autriche était neutre, l'Autriche est neutre, l'Autriche restera neutre »« Nehammer: Österreich bleibt neutral », Kurier, 8 mars 2022..
L’ampleur des réactions internationales face à la guerre russe en Ukraine a donc commencé à faire évoluer les débats nationaux vis-à-vis de l’OTAN et les positions quant au nucléaire, et ce aussi bien au sein du monde politique qu’au cœur de la société civile. L’OTAN, difficilement dissociable de sa force et politique de dissuasion, a connu en un mois un vent de soutien inédit motivé par une peur grandissante d’attaque non-conventionnelle de la part de Moscou. Mais des voix continuent de se faire entendre pour critiquer ce qui est perçu comme un risque de courses aux armements et montrer l’urgence du désarmement. Il sera intéressant de voir si ces évolutions sont reflétées dans les discussions qui auront lieu lors de l’adoption d’un nouveau Concept Stratégique, lors du Sommet de l’OTAN de Madrid annoncé pour les 29-30 juin 2022.
Interrogations sur le rôle de la dissuasion de l’OTAN
Solène Meyzonnade, Emmanuelle Maitre
Bulletin n°96, mars 2022 (spécial Ukraine)