Le Traité d’interdiction des armes nucléaires : vers une remise en cause des doctrines nucléaires ?

Des citoyens, scientifiques ou diplomates militent depuis l’invention des armes nucléaires pour leur interdiction et destruction, à l’instar d’autres armes considérées comme moralement répréhensibles, telles que les armes chimiques ou les armes biologiques. Ce mouvement ancien a connu un succès historique le 7 juin 2017. 122 Etats rassemblés à New York ont en effet voté en faveur d’un texte interdisant les armes nucléaires. Ce texte entrera en vigueur lorsque 50 Etats l’auront ratifié, une perspective réaliste courant 2019Au 1er juin 2018, 10 Etats ont ratifié le texte : Autriche, Cuba, Guyana, Mexique, Palau, Palestine, Saint-Siège, Thaïlande, Venezuela, Vietnam.. Cette nouvelle norme signale le rejet clair des armes nucléaires par une partie importante de la communauté internationale, même si elle est loin de faire l’unanimité, y compris parmi les Etats qui ne disposent pas de capacités nucléaires.

Dans quelle mesure impactera-t-elle les doctrines, stratégies, arsenaux des Etats qui font confiance à la dissuasion nucléaire pour assurer leur sécurité ? Beaucoup d’inconnues planent naturellement sur l’avenir de ce Traité. Pour autant, il est d’ores et déjà possible d’anticiper à court terme ses potentiels effets. Au niveau politique, des pressions pour l’instant très modestes sont exercées en faveur du désarmement dans les pays dotés. En matière de sécurité, des coopérations militaires pourraient être remises en cause pour les pays signataires, et pour ce qui est des industries, des campagnes de désinvestissement pourraient être organisées dans le cadre de ce nouvel outil juridiquement contraignant.

Un mouvement en réaction aux difficultés du désarmement étape par étape

En raison de leurs effets destructeurs potentiellement planétaires, et du fait qu’elles ne sont légalement possédées que par un petit groupe d’Etats, les armes nucléaires ont toujours fait l’objet de mouvements politiques et populaires en faveur de leur abolition voire de leur interdiction. Dès l’adoption du Traité de Non-prolifération (TNP), il est fait état dans l’Article VI d’une obligation pour les cinq puissances nucléaires reconnues de « poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace ». La mise en place de cette obligation a été réalisée de manière inégale. Dans le contexte de la fin de la guerre froide, des réductions majeures ont été observées, notamment aux Etats-Unis et en Russie, permettant de passer d’environ 70 000 têtes nucléaires au cœur de l’affrontement Est/Ouest à environ 14 900 aujourd’hui« Status of World Nuclear Forces », Federation of American Scientists, avril 2015.. En France, des réductions unilatérales ont permis de passer de 540 têtes à moins de 300, mais aussi de faire disparaître la composante terrestre, de renoncer aux essais nucléaires de manière irréversible et d’arrêter la production de matières fissilesMaldera Nicolas, Quelles évolutions pour la dissuasion nucléaire française ?, Fondation IFRAP, 6 juillet 2016..

Des progrès en matière de désarmement ont donc été réalisés au niveau unilatéral, bilatéral mais aussi multilatéral avec l’adoption d’un traité d’interdiction des essais nucléaires (TICE), selon une logique graduelle. Ce processus, connu sous le nom de « désarmement par étapes », a été validé par l’ensemble des membres du Traité de non-prolifération lors des conférences d’examen de 2000 et de 2010, avec l’adoption consensuelle de plans d’actions en faveur du désarmement.

Néanmoins, il connaît des difficultés depuis cette date et est de plus en plus contesté. En effet, les réductions au sein des arsenaux nucléaires mondiaux se ralentissent. Certaines initiatives multilatérales ne tiennent pas leurs promessesTICE pas encore en vigueur, impossibilité de négocier un Traité d’interdiction de la production de matière fissile.. Les démarches bilatérales sont considérablement freinées par un renouveau des tensions nucléaires, en particulier entre l’OTAN et la Russie, et la remise en cause d’un certain nombre d’accords de maîtrise des armements. Certains acteurs, Etats et ONG, amplifient leurs critiques des Etats nucléaires, estimant que leurs efforts en matière de désarmement sont insuffisants et que l’Article VI du TNP n’est pas respecté. C’est dans ce contexte qu’un mouvement en faveur d’une nouvelle norme juridiquement contraignante a émergé dans les années récentes.

5 grandes dates ayant conduit à l’adoption du Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN)
  • Décembre 2014 : au terme de trois conférences internationales, l’Autriche s’engage à promouvoir un instrument juridiquement contraignant d’interdiction des armes nucléaires.
  • Août 2016 : un groupe de travail créé par l’Assemblée générale des Nations Unies recommande l’adoption d’un instrument contraignant interdisant les armes nucléaires.
  • Octobre 2016 : le Premier Comité des Nations Unies autorise la formation d’une convention pour négocier un Traité d’interdiction des armes.
  • Mars 2017 : Premier cycle de négociations à l’ONU.
  • 7 juillet 2017 : adoption du Traité à l’ONU à New York par 122 Etats.

Un partenariat entre quelques Etats moteurs et la société civile

Devant le ralentissement des réductions d’arsenaux, les blocages observés autour du désarmement multilatéral et la persistance des crises de prolifération, une contestation de plus en plus forte se cristallise autour de l’ordre nucléaire hérité de la guerre froide. Cette opposition, alimentée par une volonté de rompre avec la domination des puissances nucléaires du Nord, est menée par les pays non-alignés (NAM), mais aussi certains Etats traditionnellement opposés aux armes nucléaires tels que la Nouvelle-Zélande, le Mexique, certains pays scandinaves ou encore l’Autriche. Elle est amplifiée par un renouvellement du discours des ONG abolitionnistes. Celles-ci refusent de considérer les armes nucléaires sous un angle sécuritaire pour privilégier une approche basée sur le droit humanitaire. Cette stratégie bénéficie des retours d’expérience de plusieurs campagnes réussies, ayant permis l’adoption de la Convention d’interdiction des armes à sous-munition et la Convention d’Ottawa sur les mines antipersonnel.

L’action combinée de quelques Etats et des ONG a permis l’organisation de trois conférences à Oslo (mars 2013), Nayarit (février 2014) et Vienne (décembre 2014). Si l’objectif de ces trois conférences était d’évoquer l’impact humanitaire des armes nucléaires de manière ouverte, les débats ont largement porté sur la perspective d’une convention d’interdiction. A l’issue de la dernière session, le gouvernement autrichien a publié un engagement formel à « combler le vide juridique » concernant la prohibition et l’élimination des armes nucléairesPledge presented at the Vienna Conference on the Humanitarian Impact of Nuclear Weapons by Austrian Deputy Foreign Minister Michael Linhart, 9 décembre 2014.. Lors de la conférence d’examen du TNP de 2015, les Etats membres se sont opposés sur la question du désarmement, et en particulier sur l’importance de ce nouveau mouvement sur « les conséquences humanitaires ». Devant son échec, un groupe de travail a été créé à l’ONU pour « avancer sur les négociations de désarmement nucléaire multilatéral ». En août 2016, ce groupe a recommandé l’ouverture de négociations sur l’adoption d’une norme juridiquement contraignanteReport of the Open-ended Working Group taking forward multilateral nuclear disarmament negotiations, Genève, août 2016., une recommandation validée par la Première commission des Nations Unies en octobre 2017 puis par l’Assemblée Générale le 23 décembre 2017« Taking Forward Multilateral Nuclear Disarmament Negotiations », résolution de l’Assemblée Générale des Nations Unies A/RES/71/258, 23 décembre 2017..

Deux sessions de négociations ont ensuite été tenues à New York dans le cadre des Nations Unies, tout d’abord du 27 au 31 mars 2017 puis du 15 juin au 7 juillet 2017, permettant d’aboutir à l’adoption d’un texte définitif le 7 juillet de la même année. Plusieurs Etats ont été particulièrement moteurs pour soutenir les démarches diplomatiques : l’Autriche, où s’était tenue la dernière conférence humanitaire, le Mexique, l’Afrique du Sud, la Nouvelle Zélande, le Brésil... Ils ont été appuyés par des ONG très actives pour promouvoir leur version du Traité, et en particulier l’ICAN, collectif monté dans l’objectif justement d’aboutir à une norme d’interdiction.

Un traité a minima qui insiste sur un objectif politique plus que sur des considérations techniques

Les Etats qui se sont retrouvés à New York en mars 2016 avaient une idée commune : adopter une norme juridiquement contraignante interdisant les armes nucléairesMis à part Singapour (qui s’est abstenu) et les Pays-Bas (qui ont voté contre le texte adopté), les autres Etats membres de l’OTAN et les Etats dotés n’ont pas participé aux négociations.. Néanmoins, ils avaient des visions assez divergentes du texte à atteindre, et des modalités essentielles telles que les activités prohibées et les mesures de vérification exigéesMaître Emmanuelle, « Vers un Traité d’Interdiction Nucléaire », Bulletin n°42, Observatoire de la Dissuasion, FRS, avril 2017.. Sous l’impulsion de la Présidente costaricaine Elayne Whyne-Gomez, des Etats les plus investis et des ONG, il a finalement été décidé de privilégier un instrument simple, aussi consensuel que possible, et rapide à négocier pour permettre son adoption en 2017. Les diplomates ne souhaitaient en effet pas revenir à l’Assemblée générale à la fin de l’année pour réclamer un nouveau mandat de négociation, et craignaient que la visibilité médiatique de l’initiative ne soit diluée par un processus de rédaction trop longMaître Emmanuelle, « Adoption d’un Traité d’interdiction des Armes nucléaires », Bulletin n°45, Observatoire de la dissuasion, FRS, juillet 2017..

En termes de contenu, le Traité d’interdiction des Armes nucléaires (TIAN) prohibe entre autres la fabrication, la possession, l’emploi ou le transfert des armes nucléaires. Il interdit également d’aider un Etat à conduire ces activités. Deux processus sont ouverts pour rejoindre le Traité. Pour les Etats non-dotés, la signature et la ratification peuvent être immédiates à condition d’adopter des accords de garantie généralisés avec l’Agence internationale de l’Energie Atomique (AIEA). Les possesseurs actuels d’armes nucléaires peuvent rejoindre le Traité tout en lançant l’élimination de leurs armes avec l’aide d’une « autorité internationale compétente », dont la nature n’est pas spécifiée, ou d’un autre Etat. Ils peuvent également éliminer préalablement leurs armes en interne avant la ratification du Traité. Les négociateurs ont prévu des conventions des Etats parties pour affiner les procédures à mettre en place dans ces deux cas de figure, qui restent aujourd’hui très floues. Par ailleurs, ils ont renoncé à intégrer des mesures concrètes de vérification à l’intérieur du Traité : s’accorder sur de telles mesures aurait été très long et complexe, et aurait potentiellement rendu impossible l’adoption d’un texte dans les délais prévus.

Le texte intègre également une obligation d’assistance aux victimes et de réparations environnementales, signe de son inscription dans le cadre du droit humanitaire. Au niveau formel, il ne met pas en place une nouvelle organisation internationale, se contentant de prévoir des réunions bisannuelles sur les conditions de mise en œuvre ainsi que des conférences d’examen tous les six ans.

Les activités prohibées par le Traité (Article 1)
  • Mettre au point, mettre à l’essai, produire, fabriquer, acquérir, posséder  ou  stocker  des  armes  nucléaires.
  • Transférer des armes nucléaires ou accepter le transfert d’armes nucléaires.
  • Employer ni menacer d’employer des armes nucléaires.
  • Aider, encourager, demander ou recevoir de l’aide ou inciter à des activités interdites par le Traité.
  • Autoriser  l’implantation,  l’installation  ou  le  déploiement  d’armes nucléaires ou autres dispositifs explosifs nucléaires sur son territoire.

La version du texte publiée le 7 juillet présente plusieurs atouts. Son préambule dense reprend les préoccupations d’une grande variété d’Etats présents aux négociations. La liste des obligations détaillée dans les articles, plus courte, permet de faire apparaître une norme claire sans se perdre dans des considérations techniques potentiellement sources de conflits. Ses faiblesses sont largement liées à ce choix politique. En effet, la procédure de signature pour les Etats nucléaires n’est guère limpide et donne l’impression que la question n’a pas été étudiée. Le choix de baser le Traité sur les accords de garantie avec l’AIEA est peu ambitieux : 132 Etats ont déjà conclu un Protocole Additionnel avec l’Agence viennoise, un outil développé ultérieurement et beaucoup plus fiable pour assurer la détection d’un programme nucléaire clandestinLewis Jeffrey, « Safeguards Challenges in the Nuclear Weapons Ban », Arms Control Wonk, 10 juillet 2017.. Par ailleurs, certains Etats se sont inquiétés de l’articulation entre ce nouvel instrument et le Traité de non-prolifération (TNP), qui est jusqu’à maintenant la principale régulation de l’ordre nucléaire mondial. En effet, l’article 18 du TIAN estime que le Traité ne doit pas nuire aux obligations des Etats en vertu d’accords internationaux existants, mais seulement dans la mesure où ces obligations sont compatibles avec le TIANBerger Andrea, « Understanding the New Nuclear Weapons Ban », NTI, 2 octobre 2017..

Une nouvelle norme diversement reçue par la communauté internationale

L’adoption du texte du Traité est perçue de manière diamétralement opposée. D’un côté, les Etats engagés dans le processus saluent un événement historiqueFirst Committee « General debate on all disarmament and international security agenda items », Statement by Austria delivered by Robert Gerschner, Director, Disarmament Department, Austrian Ministry for Europe, Integration and Foreign Affairs New York, 3 octobre 2017. « The new Treaty on the Prohibition of Nuclear Weapons is a historic achievement which Austria takes pride to have helped come about. ». Le 20 septembre 2017, le Traité a été ouvert à signature et les premiers Etats ont déposé leurs instruments de ratification (voir carte des Etats ayant signé et ratifié le TIAN). Par ailleurs, l’ICAN, très active pour favoriser l’adoption du TIAN depuis sa création en 2007, a reçu le Prix Nobel de la Paix à l’automne 2017 permettant de donner une certaine visibilité à la cause abolitionniste et au Traité récemment adopté.

De l’autre, les Etats nucléaires pointent les faiblesses du TIAN et soulignent son inadéquation à l’environnement stratégique actuel. Aux Etats-Unis et en Europe, un lobbying intense est mené pour dissuader les partenaires internationaux de rejoindre le régime. Cet exercice de conviction est particulièrement actif au sein de l’OTAN et à destination des pays coopérant avec l’Alliance comme la Suède ou la Finlande.

Outre stigmatiser l’arme nucléaire et renforcer le tabou contre sa possession et son utilisation, les négociateurs avaient pour objectif de faire pression sur les opinions publiques pour induire des changements de politiques,

notamment dans les pays alliés des Etats nucléaires. Les pays de l’OTAN, et en effet ceux qui accueillent des armes nucléaires américaines sur leur territoireAllemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas, Turquie., sont considérés comme des cibles de premier choix pour ces pressions en raison d’une opposition traditionnelle de la population au nucléaire de manière large. De fait, le nombre de ratifications augmente progressivement, ce qui est logique au vu d’un Traité de ce type, mais le TIAN est rejeté avec une certaine fermeté dans plusieurs pays européens où le débat est sans doute moins important que ce qui pouvait être attendu. Ainsi en Allemagne, aux Pays-Bas ou en Norvège (pays où la première conférence sur l’impact humanitaire avait été organisée en 2013), les gouvernements expliquent clairement pourquoi leur pays ne souhaite pas rejoindre le TIANVoir notamment l’intervention d’Heiko Maas, Ministre des Affaires étrangères allemand : « Je tiens à dire pourquoi nous ne signons pas le Traité de prohibition des armes nucléaire. À notre avis, il est plus logique d’adopter des mesures progressives de désarmement pour renforcer le TNP en tant que pierre angulaire de l'architecture du désarmement nucléaire et de la non-prolifération. Une interdiction immédiate des armes nucléaires sans mécanisme de vérification absolument fiable – qui manque manifestement visiblement – ne serait pas cohérente avec cet objectif, à notre avis. Un traité sur les armes nucléaires qui n'implique pas les États dotés d'armes nucléaires – c'est le problème à ce stade – et donc ne prend pas en compte l'environnement de sécurité, à notre avis n'est pas efficace, et donc nous n'avons pas choisi de le rejoindre jusqu’à présent », Deutscher Bundestag, Stenografischer Bericht, 22. Sitzung, Berlin, Mittwoch, den 21. März 2018, Plenarprotokoll 19/22, 21 mars 2018.. Il est intéressant de noter que les partis d’opposition traditionnels dans ces pays comme dans d’autres ne soutiennent pas plus la perspective d’une adhésion. Par ailleurs, hors des frontières de l’OTAN, des pays ayant soutenu le Traité à l’ONU hésitent désormais à le ratifier. La Suisse estime qu’il pourrait nuire au TNP et regrette l’absence de procédures de vérificationSanders-Zakre Alicia, « Legislatures Act on Ban Treaty », Arms Control Today, mai 2018. et la Suède s’inquiète des répercussions sur ses coopérations avec l’Alliance AtlantiqueÖrtengren Emanuel et Salmi Senni, « Sweden and Finland at Odds Over UN Nuclear Weapons Ban Treaty », Center for Transatlantic Relations, SAIS, 15 août 2017..

Les positions semblent donc se cristalliser sur la pertinence ou non du TIAN, sans que la question ne revête une importance politique majeure. Peu de débats publics sont en effet observés à ce sujet dans les différents pays qui envisagent de ratifier – ou de rejeter – le Traité. Pour autant, cette différence de vue se répercute sur l’ensemble des discussions ayant trait à la non-prolifération. Ainsi, lors du comité préparatoire à la conférence d’examen du TNP de 2018, de fortes oppositions ont été notées à ce sujet. Au vu de ce désaccord, beaucoup doutent de la capacité de la communauté internationale à s’accorder sur des mesures relatives à l’avenir du TNP lors de la prochaine conférence d’examen, en 2020Cronberg Tarja et van der Meer Sico, « Working Towards a Successful Policy Brief NPT 2020 Review Conference », Policy Brief, Clingendael Institute, septembre 2017..

Quelles potentielles conséquences pour le TIAN ?

Dans l’éventualité très probable où il entre en vigueur, le TIAN sera une norme juridique rendant les armes nucléaires illicites pour les pays l’ayant signé. Très expressément, les Etats nucléaires ont manifesté leur désaccord avec le texte dès son adoption, pour éviter que puisse se former une règle d’application globale selon les principes du droit coutumier. Il ne va donc pas contraindre ces Etats dans le court terme à réduire ou éliminer leurs arsenauxHarries Matthew, « The ban treaty and the future of US extended nuclear deterrence arrangements », in eds. Shatabhisha Shetty et Denitsa Raynova, Breakthrough or Breakpoint? Global Perspectives on the Nuclear Ban Treaty, European Leadership Network, décembre 2007.. Au-delà des conséquences politiques, et notamment des tensions mentionnées sur le régime de non-prolifération et des blocages générés au niveau du TNP, le TIAN pourrait cependant avoir des répercussions dans plusieurs domaines.

A l’évidence, le Traité est incompatible avec les doctrines de sécurité des neuf Etats nucléaires et de leurs alliés sous parapluie nucléaireCela concerne officiellement les 28 Etats de l’OTAN, le Japon et la Corée du Sud. De manière moins tranchée, un certain nombre d’alliés américains pourraient bénéficier de la dissuasion élargie de manière implicite, en Asie (Australie, Taiwan) ou au Moyen-Orient (Arabie Saoudite, …). Même parmi les autres Etats, certains devront s’interroger sur des pratiques en cours. Ainsi, les îles Marshall et le Kazakhstan louent des installations sur leur territoire, respectivement aux Etats-Unis et à la Russie, qui servent à perfectionner des missiles porteurs d’armes nucléaires.

D’autres, comme la Suède ou la Finlande, sont impliqués dans des coopérations militaires avec des Etats nucléaires. Elles se concrétisent par des exercices conjoints ainsi que par des investissements partagés sur des plateformes interopérables, potentiellement remis en cause en cas de signature par l’interdiction de « porter assistance » à des activités prohibées. Les négociateurs du Traité ont rejeté la proposition d’interdire le « transit » d’armes nucléaires. De potentielles difficultés seront donc évitées, en particulier en termes de surveillance des espaces aériens et maritimes. Néanmoins, des pays pourront sans doute utiliser le Traité pour interdire le passage de navires de pays nucléaires dans leurs eaux territoriales. Des collectivités locales ont déjà refusé de recevoir des sous-marins nucléaires, comme la ville de NaplesO’Connor Tom, « U.S. Nuclear Submarine that Attacked Syria 'Not Welcome' Back to Naples, Italy », Newsweek, 17 avril 2008..

Au niveau industriel, le Traité sera sans doute utilisé par les associations militantes pour relancer les campagnes de boycotts des entreprises travaillant dans le domaine du nucléaire. Ces initiatives existent déjà, notamment la campagne « Don’t Bank on the Bank », qui recense les entreprises travaillant dans la production d’armements nucléaires et les différentes institutions financières qui les soutiennent. Dans un monde globalisé, les grandes entreprises du secteur possèdent souvent des filiales dans des pays intéressés par la ratification du TIANNaval Group en Malaisie, Irlande et Brésil, BAE Systems en Suède et Afrique du Sud, Lockheed Martin en Nouvelle Zélande, …. Dans quelle mesure ces entreprises pourront-elles être impactées par le nouvel instrument ? Cela dépendra des lois de ratification nationales qui seront adoptées dans chaque pays. Il est à noter également que le Traité interdit de « porter assistance », mais pas explicitement de « financer » les programmes nucléaires, contrairement à ce qui était demandé par certains Etats et les ONG. Pour certains d’entre eux, le financement est naturellement compris dans la formulation retenue par le TIAN. Pour autant, il est possible que cette omission réduise la portée concrète du Traité pour les industriels du nucléaire militaire. Certains Etats signataires accueillent en effet des filiales de grands groupes travaillant sur le nucléaire de défense. On peut se demander s’ils retiendront une définition extensive du texte du Traité qui pourrait remettre en cause l’implantation de ces filiales et engendrer des pertes de revenus et d’emplois dans leur paysDall Emil, « A Balancing Act: NATO States and the Nuclear Ban Treaty », in eds. Shatabhisha Shetty et Denitsa Raynova, Breakthrough or Breakpoint? Global Perspectives on the Nuclear Ban Treaty, European Leadership Network, décembre 2007..

De manière plus hypothétique, on pourrait imaginer que les Etats signataires décident d’adopter des sanctions contre les entités et individus responsables de programmes nucléaires. Cette perspective est cependant extrêmement peu probable au vu des poids économiques et diplomatiques relatifs des différents acteurs concernés.

Conclusion

Dans un climat de fortes tensions entre puissances nucléaires, le ralentissement du désarmement à l’échelle mondiale a conduit à l’adoption d’une nouvelle norme, réclamée depuis des décennies par les communautés militantes. Elle permettra de combler le soi-disant « vide juridique » et de rendre illicites les armes nucléaires. Rejeté en bloc par les pays dotés et leurs alliés, ce Traité n’aura pas de conséquences immédiates en termes de réductions des arsenaux. Sa capacité à stigmatiser ces armes et en renforcer le tabou sera sans doute réduite au vu du peu de débat autour de ces questions dans les Etats dotés. Des conséquences concrètes et immédiates en termes militaires et industriels sont possibles mais de portée limitée. Pour autant, l’adoption du TIAN et sa possible entrée en vigueur dans les années qui viennent restent des événements significatifs. Tout d’abord, le Traité signale l’importance croissante du droit humanitaire et des initiatives légales visant à protéger les civils lors de conflits armés. Ensuite, il démontre la volonté pour les pays du Sud de peser davantage sur les questions de sécurité, de contester l’ordre établi à l’issue de la seconde guerre mondiale et confirmé à la fin de la guerre froide, et de ne plus dépendre des décisions des principales puissances. Enfin, il illustre l’antagonisme profond qui divise la communauté internationale sur le bien-fondé de la dissuasion nucléaire, perçue comme indispensable par certains pour garantir la stabilité internationale, et repoussante par d’autres qui se concentrent sur les effets destructeurs de ces armes.

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