Sommaire du n°11 :
Quatre lettres, comme un nom mystérieux de programme de recherche secret : DIUx. L’acronyme est formé des lettres de « Defense Innovation Unit eXperimental », et désigne un laboratoire d’innovation créé par la défense américaine afin de capturer l’innovation du monde civil. Il s’agit d’une véritable innovation en soi, qui témoigne de la volonté du gouvernement américain de garantir sa souveraineté technologique, en pratiquant l’innovation ouverte, une initiative qu’il est intéressant d’analyser.
La menace du dépassement
C’est le général Robert Cone, ancien directeur du TRADOC (Training and Doctrine Center) américain, qui déclarait en 2013 « ce qui me tient éveillé la nuit, c’est que l’on puisse rater la dernière innovation technologique – et que nos ennemis puissent l’obtenir »Morones Mike, « Interview with GEN Robert Cone », DefenseNews, 16 December 2013.. Force est en effet de constater le pouvoir nivelant des technologies grand public. La mise à disposition de technologies de rupture à l’échelle mondiale via des groupes internationaux privés (on parle des GAFA – Google, Amazon, Facebook, Apple – américains ou des BATX– Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi – chinois) entraîne une démocratisation de l’accès à l’innovation.
Le domaine le plus évident est celui du numérique : sans nécessiter d’outil industriel de production, ce secteur devient accessible au plus grand nombre. L’intelligence artificielle comme le « big data » sont en libre-service, et permettent à tout développeur de réaliser des programmes jusqu’alors réservés aux acteurs traditionnels de la défense. La reconnaissance d’images, la fouille massive de données ne sont dès lors plus réservées aux industriels de défense…
D’autres domaines, comme la fabrication traditionnelle, connaissent également une révolution, du fait de l’apparition de techniques comme le prototypage rapide, l’impression 3D ou fabrication additive. Enfin, les domaines les plus technologiquement avancés, jusqu’ici considérés comme régaliens et réservés, s’ouvrent aux innovateurs les plus audacieux. C’est par exemple le cas de la biotechnologie, avec le développement et la démocratisation de nouvelles technologies de « ciseaux à ADN », en l’occurrence l’endonucléase CRISPR-Cas9, un « couteau suisse génétique » permettant aux biohackers de manipuler les gènes à l’envi. Ce que les auteurs de science-fiction avaient imaginé, nous le vivons donc aujourd’hui, avec une course à l’armement et à la créativité qu’il est impératif de garder sous contrôle.
Si vis pacem, para bellum
Les Etats-Unis ont vite pris la mesure de cette compétition, et ont compris la nécessité de se doter de structures et de mécanismes permettant de ne pas être dépassés voire déclassés. C’est d’ailleurs ce qu’affirme la « Third Offset Strategy » - troisième stratégie de compensation, qui préconise une rupture stratégique et une affirmation de la supériorité américaine par l’acquisition de moyens technologiques pour lesquels les États-Unis disposent d’un avantage asymétrique. Cette stratégie comporte deux précédents : la première Offset Strategy américaine est intervenue dans les années 1950, avec la mise en service d’armes nucléaires tactiques. La deuxième, dans les années 1970, reposait sur le développement d’armes conventionnelles de précision. La troisième stratégie, en 2014, affirme la nécessité de développer les technologies d’intelligence artificielle, de robotique, de traitement des données ; autant de domaines aujourd’hui très largement développés par des entreprises privées.
Dès l’an 2000, un chercheur en physique théorique au MIT, Ashton Carter, écrivait un article intitulé « Keeping the Technological Edge » (conserver l’avance technologique) qui prédisait le dépassement de la recherche gouvernementale dans le monde de la défense, par le monde civil. Dans cet article prémonitoire, celui qui allait bientôt devenir secrétaire américain à la Défense avait compris l’impérieuse nécessité de constituer de nouvelles relations et des partenariats novateurs avec le secteur privé. Il ne l’oubliera pas.
Lorsque Ashton Carter prend ses fonctions en 2015, l’un de ses premiers déplacements est un voyage dans la Silicon Valley – à l’époque un événement pour un secrétaire d’état américain à la défense, puisqu’aucun de ses prédécesseurs n’avait daigné visiter ce haut lieu de la technologie américaine depuis plus de vingt ans. Dans la foulée, il annonce lors d’un discours fondateur à l’université de Stanford la création d’une nouvelle entité au sein du Ministère de la Défense (DoD) américain qu’il baptise DIUx, et qu’il localise à Mountain View, au cœur de la Silicon Valley.
Ce fait est, en soi, une révolution, car une telle entité gouvernementale devrait traditionnellement être logée à Washington, au sein du pouvoir et de l’écosystème de défense américain. Le choix de placer une telle structure au cœur du berceau des startups et de la high-tech américaine n’est pas anecdotique : l’ambition est de capturer l’innovation au stade de la recherche et du développement, en amont. DIUx dépend d’ailleurs hiérarchiquement du sous-secrétaire à la recherche et à l'ingénierie du DoD« Report to Congress Restructuring the Department of Defense Acquisition, Technology and Logistics Organization and Chief Management Officer Organization » - In Response to Section 901 of the National Defense Authorization Act for Fiscal Year 2017. (auparavant, elle reportait directement au ministre).
Il convient de noter que DIUx n’est pas la seule passerelle entre le monde de l’innovation civile et la défense : en 1999, la CIA créait le fond d’investissement en capital-risque In-Q-Tel, chargé de financer les start-ups les plus aptes à développer des technologies utiles à la communauté du renseignement. Parmi ses investissements les plus emblématiques, on trouve Palantir ou Google Earth (initialement baptisée Keyhole EarthViewer).
Mais le mode d’action de DIUx est, quant à lui, radicalement différent d’un capital-risqueur traditionnel.
Investissement non dilutif
Il ne s’agit pas en effet de prendre des participations dans des sociétés. DIUx a été dotée dès sa création en 2015 d’un budget lui permettant de financer des projets pilotes, de manière à fournir du capital non dilutifL’investissement non dilutif est défini comme n’entraînant pas de réduction du contrôle des actionnaires actuels, du bénéfice par action, ou de la rentabilité de l'entreprise – c’est donc un mode d’action particulièrement attractif pour une startup qui peut ainsi recevoir des subventions ou du financement sans dilution des fondateurs. (à la différence de prises de participation traditionnelles). Le processus est le suivant : DIUx identifie en collaboration avec les différentes entités du ministère de la Défense les sujets d’intérêt et lance un appel à participations. En l’espèce, il s’agit, pour la startup, de fournir une description de sa solution (quel que soit son niveau de maturité), et, pour DIUx, de juger de l’adéquation de cette dernière aux besoins opérationnels. En cas d’intérêt, DIUx demande à la startup de lui fournir une proposition commerciale lui permettant de réaliser, avec l’entité concernée, un projet pilote. Notons toutefois que DIUx s’intéresse à l’innovation, mais non uniquement aux startups. L’agence peut en effet décider au cas par cas de travailler avec des PME, voire des grands groupes, à condition que l’innovation commerciale corresponde à un besoin opérationnel avéré.
L’idée est de partager les coûts : la société candidate a déjà investi dans sa R&D, celle-ci n’est donc plus à la charge de l’Etat. DIUx finance un projet pilote, mais si celui s’avère positif, les coûts d’acquisition ne sont pas à sa charge, mais à celle de l’entité du ministère de la Défense qui souhaite déployer la technologie (pour un dollar dépensé par DIUx, l’entité concernée débourse, en moyenne, trois dollars).
Afin de financer ces projets pilotes, DIUx dispose, en 2018, d’un budget de 29,6 millions de dollars, montant auquel il convient d’ajouter des financements privés (notamment par des firmes d’investissement en capital-risque).
Cependant, le développement de cette agence n’a pas été un long fleuve tranquille, en particulier en raison des différences culturelles entre les différents acteurs impliqués.
Concilier deux communautés
Le monde de la défense et le monde des startups, jusqu’à ce jour, partagent peu de caractéristiques, à commencer par la longueur et la complexité des procédures. Une startup, comme toute communauté technologique émergente, travaille sur le temps court, contrainte par sa trésorerie, ses investisseurs, son paysage concurrentiel – ce qui peut d’ailleurs l’amener assez rapidement à « pivoter », c’est-à-dire changer radicalement d’orientation stratégique. Elle n’a donc pas les moyens de s’insérer dans les processus classiques d’acquisition.
De plus, les startups acceptent de prendre des risques, de procéder à des tests afin de raffiner leur modèle, et de se tromper, à condition de le faire rapidement (« fail fast ») pour pouvoir rebondir. Une culture évidemment très différente des structures étatiques ou privées traditionnelles, qui ont une aversion à la fois à la prise de risque (potentiellement néfaste à la création de valeur pour l’actionnaire) et à l’ouverture vers l’extérieur (syndrome bien connu du « not invented here »).
Très tôt, dès les premiers dossiers examinés, cette différence de culture est apparue comme un frein au développement concret de DIUx. Ainsi, en Silicon Valley, toute réunion s’achève soit sur une décision (positive ou négative), soit sur un contrat, alors que dans la culture du ministère de la défense, une réunion débouche généralement…sur une autre réunion. Cela peut paraître anecdotique, néanmoins il s’agit là d’une différence culturelle majeure ; les cycles de développement technologiques de la Silicon Valley sont tout simplement incompatibles avec le mode de pensée traditionnel du Pentagone.
DIUx 2.0
Pour y remédier, DIUx a, à son tour, « pivoté ». L’entité est devenue en 2016 – selon l’expression d’Ashton Carter, « DIUx 2.0 ». Elle a surtout modifié son mode de fonctionnement, avec deux innovations majeures. En premier lieu, un engagement à pouvoir démarrer un projet en moins de 60 jours afin de rester compatible avec le mode de fonctionnement de la Silicon Valley. Ensuite, une restructuration de DIUx (qui compte aujourd’hui une cinquantaine de collaborateurs) en trois équipes : l’une (Engagement team) jouant le rôle d’intermédiaire entre les startups civiles, les entrepreneurs et les opérationnels, la seconde (Foundry team) réfléchissant à l’adaptation nécessaire des technologies aux problématiques militaires, et la dernière (Venture team) jouant le rôle de veilleur, afin d’identifier les technologies possédant des applications militaires.
DIUx aujourd’hui, et demain
En avril 2018, DIUx a annoncé avoir financé 67 contrats depuis sa création, essentiellement vis-à-vis de sociétés qui n’étaient pas en relation avec le monde de la défense. DIUx a défini cinq domaines d’intérêt prioritaires : les technologies de l’information (en particulier tout ce qui est applicable aux systèmes d’information opérationnels), l’espace (services à la demande pour l’accès à l’espace, satellites, transfert de données large bande), l’intelligence artificielle, la robotique et systèmes autonomes (avec en particulier les technologies de collaboration homme-machine) et l’humain, qui regroupe des thématiques comme les biotechnologies, l’homme augmenté ou le biomédical. Parmi les projets pilotes les plus emblématiques, on peut citer Shield AI, une technologie permettant à un nano ou microdrone de réaliser en intérieur une cartographie en temps réel, ou Halo, une société qui fournit des bandeaux permettant une stimulation transcrânienne du cerveau afin de doper les performances physiques.
Afin de court-circuiter les processus traditionnels d’acquisition, une innovation majeure a été de permettre à DIUx de passer des contrats en utilisant un mécanisme nommé « Other Transaction Agreements Commercial Solutions Openings », qui permet à l’agence de respecter son engagement à financer un projet pilote en moins de 60 jours. Ce mécanisme permet également de négocier des conditions particulières en termes de jalons de paiement et de propriété intellectuelle (deux sujets particulièrement prégnants pour une startup).
Des interrogations subsistaient sur le maintien de DIUx, créée sous la présidence de Barack Obama, dans la nouvelle administration Trump (et en particulier sur la volonté du Congrès américain de poursuivre son financement). C’est en réalité l’inverse qui se produit : pour 2019, l’administration américaine a demandé une augmentation de 41 millions de dollars supplémentaires (par rapport à 2018) pour DIUx, ce qui devrait amener son budget annuel à 71 millions de dollars – de quoi financer de nombreux projets.
Une source d’inspiration ?
On le voit par cet exemple emblématique, si l’innovation de défense est à la mode, ce n’est pas une mode.
Capturer l’innovation dans le civil, la transférer au monde de la défense nécessite de penser de nouvelles structures, des modes de fonctionnement novateurs. C’est une véritable transformation en profondeur.
Cette tendance, on pourrait l’appeler, selon les mots de Michael DochertyDocherty Michael, Collective Disruption: How Corporations and Startups Can Co-Create Transformative New Businesses, Boca Ratan, FL: Polarity Press, 2015., la « disruption collective » : le ministère de la défense jouant le rôle d’incitateur à la performance, les PME et startups étant les innovateurs, et l’agence agissant en qualité d’intermédiaire entre communautés.
L’exemple de DIUx permet de souligner les changements de mode de pensée nécessaires au succès d’une telle politique : accélération des rythmes, acceptation du risque, de l’échec et de l’erreur, agilité et capacité à s’adapter rapidement. Il convient également de penser les mécanismes contractuels permettant l’achat rapide d’une innovation au profit des opérationnels.
En France, la création de l’Agence de l’Innovation de Défense est un signal fort, une volonté politique de maintenir une souveraineté technologique nationale et européenne. A cet égard, l’exemple de DIUx peut constituer une source d’inspiration. Il démontre qu’avec des moyens somme toute raisonnables, et une organisation novatrice, il est possible de constituer une telle dynamique de disruption collective au sein de la communauté de défense.