Sommaire du n°11 :
Les contraintes financières qui ont émergé suite à la Réunification et à l’évolution des missions de la Bundeswehr, notamment l’ouverture sur les opérations extérieures, ont conduit les pouvoirs publics allemands à conjuguer les logiques de préservation et de modernisation de l’outil de défense. Innovation rimait alors avec rationalisation. C’était tout le sens de la politique initiée sous le mandat de Rudolf Scharping (1998-2002)Cf.: Contrat-cadre « Innovation, Investition und Wirtschaftlichkeit in der Bundeswehr » du 15 décembre 1999. et poursuivie les quinze années suivantes.
A la faveur d’un contexte budgétaire plus favorable et de la perception d’un environnement stratégique et opérationnel changé, le ministère fédéral de la Défense a entrepris de faire de la Bundeswehr un acteur de l’innovation. Ainsi que l’ont signifié la Chancelière fédérale, Angela Merkel, et la ministre de la Défense, Ursula von der Leyen, dans leurs déclarations au Bundestag le 21 mars 2018Regierungserklärung von Bundeskanzlerin Dr. Angela Merkel vor dem Deutschen Bundestag am 21. März 2018 in Berlin. Rede der Bundesministerin der Verteidigung, Dr. Ursula von der Leyen, bei der Aussprache zur Regierungserklärung zum Thema Verteidigung vor dem Deutschen Bundestag am 21. März 2018 in Berlin., ce chantier est appelé à se poursuivre au cours de la législature (2017-2021) qui vient de s’ouvrir. Il se déroule dans le cadre des réflexions sur le profil capacitaire de la Bundeswehr à horizon 2026/2030. Sur un plan plus général, il intervient toutefois plus d’une décennie après le lancement de la modernisation du « site de production Allemagne »
(« Standort Deutschland ») sous le Chancelier Gerhard Schröder (1998-2005) et de la parution de la première stratégie high-tech pour l’Allemagne (2006), deux événements qui ont marqué la renaissance de la politique d’innovation fédérale dans un double souci de compétitivité et d’aménagement territorial.
Le discours officiel, qui insiste aujourd’hui principalement sur le défi de la transformation numérique, les équipements pilotés à distance ou autonomes et la révision des procédures d’acquisition, introduit une modification du rapport de la défense aux évolutions technologiques. La maîtrise de ces dernières n’est plus réduite à un élément de prestige et de démonstration d’un savoir-faire « Made in Germany » ; elle est désormais pleinement inscrite dans la stratégie de développement de la Bundeswehr. Mais que recouvre précisément l’innovation pour l’armée allemande d’aujourd’hui ? Quels en sont les objectifs, les instruments et les institutionsMuller Pierre, « Esquisse d'une théorie du changement dans l'action publique. Structures, acteurs et cadres cognitifs », Revue française de science politique, vol. 55, no. 1, 2005, pp. 155-187. ? Enfin, quelles sont ses implications en termes d’action publique ? Ce sont donc les modalités du changement entourant le processus d’innovation que nous cherchons à éclairer dans cet article.
L’injonction à l’innovation
Relecture du champ de bataille
Le changement qui semble s’opérer dans le rapport du ministère fédéral de la Défense à l’innovation est encadré par une contrainte liée à une perception nouvelle du champ de bataille. Plusieurs textes guidant les travaux d’élaboration de la prochaine « Conception de la Bundeswehr »
(document fixant le niveau d’ambition, d’où découlera le profil capacitaire) laissent entrevoir une telle évolution : Strategische Vorausschau für die Bundeswehr- Eine langfristige Perspektive bis 2040 (2017, Division Plans du ministère), dont les grandes lignes ont filtré dans la presse nationale, et trois papiers de réflexion de l’état-major de l’armée de Terre (Thesenpapiere de la division Plans du Kommando Heer), rendus publics depuis l’automne dernier.
Dans la veine d’autres analyses menées dans la zone euro-atlantique et plus particulièrement aux Etats-Unis, les forces armées allemandes identifient les développements technologiques comme un facteur majeur de vulnérabilité. Elles se représentent un espace de combat où la transparence et la complexité sont appelées à gagner en importance : à la variété d’adversaires potentiels s’ajoutent l’acceptation croissante des nouvelles technologies et la progression de l’accès à celles-ci, l’essor des technologies de l’information et de la communication (TIC) qui renforcent, localement et mondialement, les liens entre les sociétés, ou encore les convergences des nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives ouvrant la voie à des capacités humaines augmentées.
La représentation du champ de bataille du futur est également marquée par les menaces suivantes : la mise en œuvre de capacités plus ou moins sophistiquées de déni d’accès et d’interdiction de zone, l’arrivée de nouveaux vecteurs aériens sous la forme de drones opérant en essaim, des évolutions en matière de tir direct (ex. : développement des armes à énergie cinétique ou emploi accru de missiles anti-chars renforçant la frappe dans la profondeur), et indirect (ex. : charges thermobariques), la généralisation de la dimension cyber et l’accroissement de la dimension spatiale.
L’étude de l’engagement russe en Crimée ou dans l’Est de l’Ukraine renforce cette analyse. De surcroît, elle appelle à mieux prendre en compte les phénomènes d’accélération du temps et de fulgurance. Plus encore, ce travail révélerait le manque de préparation de la Bundeswehr qui ne pourrait plus remplir avec succès ses missions de défense territoriale et collective. Ce sentiment de retard est d’ailleurs conforté par l’acuité de la problématique de la disponibilité des matérielsBundesministerium der Verteidigung, « Bericht zur materiellen Einsatzbereitschaft der Hauptwaffensysteme der Bundeswehr 2017 », mis en ligne en février 2018..
La maîtrise du rythme de l’innovation technologique, en particulier dans les domaines de la conduite, de la reconnaissance, de l’efficacité et du soutien (« Führung – Aufklärung – Wirkung – Unterstützung ») est, dès lors présentée comme inéluctable et urgente sur les plans stratégique et opérationnel. Elle apparaît comme un moyen de s’afficher en tant qu’allié solide et fiable, de dissuader et de regagner en supériorité opérationnelleVoir plus particulièrement la préface du Gal Frank Leidenberger dans Kommando Heer, « Thesenpapier III. Rüstung digitalisierter Landstreitkräfte », mars 2018, p. 5. dans toutes les dimensions du combat.
Elle se fait ici aussi support de la disponibilité, de l’efficacité, de la robustesse, de l’agilité et de la résilience de la Bundeswehr. Dans ce contexte, la centralité du concept de guerre réseau-centrée (« Vernetzte Operationsführung » abrégé « NetOpFü ») dans la doctrine allemandeDéjà présent dans la « Conception de la Bundeswehr » de 2004. Cf. : Bundesministerium der Verteidigung, « Grundzüge der Konzeption der Bundeswehr », août 2004. se trouve consolidée. Par ailleurs, est affirmé le rôle croissant des forces cyber, des systèmes pilotés à distance engagés en couplage avec des systèmes avec pilote (« manned-unmanned-teaming »), d’essaims de drones semi-autonomes ou encore des capacités spatiales.
L’innovation salvatrice ?
Cette relecture du champ de bataille peut être considérée comme un alignement sur les systèmes conceptuels américains, favorisé par la proximité avec les Etats-Unis que nombre d’officiers allemands revendiquent et recherchent. L’importance prise par les technologies et le besoin d’innovation est cependant aussi corrélée à des préoccupations spécifiques de la politique de défense allemande et à un mouvement de contestation interne à la Bundeswehr.
La séquence qui s’est ouverte depuis la parution du Livre blanc sur la politique de défense et l’avenir de la Bundeswehr (2016), et qui doit aboutir à la définition du nouveau profil capacitaire de la Bundeswehr, place au centre du processus les acteurs de la branche capacitaire (divisions Plans du ministère et des composantes d’armée, et l’office subordonné, le Planungsamt). Ceux-ci font coïncider ambition technologique et considérations financières. A titre d’exemple, les drones présenteraient « l’avantage de pouvoir être produits plus vite et à moindre coût que les traditionnels systèmes d’armes avec pilote [traduction] »« Den Vorteil, dass sie im Vergleich zu herkömmlichen bemannten Waffensystemen schneller und günstiger hergestellt werden können », in Kommando Heer, « Thesenpapier. Wie kämpfen Landstreitkräfte künftig? », 2017, p. 11.. L’argument est d’autant plus susceptible de porter que les ministères de la Défense et des Finances signalent des interprétations divergentes des termes de l’actuel contrat de coalition relatifs à la trajectoire financière de l’outil de défense« Ein neuer Aufbruch für Europa. Eine neue Dynamik für Deutschland. Ein neuer Zusammenhalt für unser Land. Koalitionsvertrag zwischen CDU, CSU und SPD », 2018, p. 145. et qu’une collision entre les besoins financiers de la Bundeswehr, des systèmes de retraite et de santé n’est pas à exclure.
L’innovation technologique est également décrite comme une partie de la solution au problème des ressources humaines qui touche la Bundeswehr. Il est reconnu que les TIC et les technologies pilotées à distance exigent des personnels qualifiés et capables de s’adapter de manière constante aux mutations technologiques. La nécessité de conduire un débat sur les enjeux éthiques et juridiques n’en est pas moins rappelée. Toutefois, les personnels des branches capacitaires insistent sur l’opportunité qu’offrent l’autonomisation, la robotisation et l’intelligence artificielle pour contourner le besoin de massification des armées et le manque d’attractivité de la Bundeswehr.
Par ailleurs, la perspective d’une relance du processus d’innovation technologique a ouvert un espace de protestation contre l’organisation de l’acquisition d’armement. Cette dernière est régulièrement accusée, par les militaires et politiques (ministre, secrétaires d’Etat et parlementaires), d’être inefficace et inadaptée pour pouvoir faire face aux différents cycles d’innovation, mettant ainsi en péril l’efficacité opérationnelle de la BundeswehrKommando Heer, « Thesenpapier III. Rüstung digitalisierter Landstreitkräfte », mars 2018, p. 5. Deutscher Bundestag, « Stenographischer Bericht. 26. Sitzung », Plenarprotokolle 19/26, 19 avril 2018, p. 2363 et p. 2365.. A cela s’est greffée une autre critique émanant du secteur civil, en particulier de celui des TIC. En février 2016, dans le cadre de la transformation numérique des armées, le Bitkom, organisation représentant les intérêts des entreprises des TIC, a formulé des recommandations qui pointaient, entre autres, un archaïsme du management de l’innovation et de la gestion de projetsBundesverband Informationswissenschaft, Telekommunikation und Neue Medien e.V., « Positionspapier. AK Verteidigung: Neuorganisation des Cyber- und Informationsraums im BMVg und im nachgeordneten Bereich », 22 février 2016.. De cette convergence d’une multiplicité de sphères (militaires, politiques et marchés) a émergé une revendication pour initier une nouvelle réforme. Celle-ci viserait la mise en place d’une architecture organisationnelle elle-même innovante pour répondre mieux aux besoins militaires, consolider des technologies-clés et affirmer la souveraineté numérique de l’Allemagne.
Une mise en œuvre pour l’heure avant tout d’ordre organisationnel
Vers la formation d’une nouvelle communauté de l’innovation
Le sentiment grandissant de devoir changer et l’interaction entre différents champs socioprofessionnels ont abouti à la construction d’un nouveau cadre de pensée. Cette situation a contribué à un renouvellement des instruments et des institutions orientant le changement afin de favoriser la créativité ainsi que la diffusion et l’appropriation de l’innovation. Nous pouvons d’ores et déjà identifier un usage accru des méthodes de prospective pour compléter l’identification des innovations de rupture, jusqu’alors principalement déléguée à l’institut Fraunhofer INTFraunhofer Institut für Naturwissenschaftlich-Technische Trendanalysen, basé à Euskirchen. A ce sujet : Grüne Matthias, « Technologiefrühaufklärung im Verteidigungsbereich », in Zweck Axel, Popp Reinhold, Zukunftsforschung im Praxistest, Wiesbaden, Springer, 2013, pp. 195-230., anticiper davantage et mieux guider le travail de planification capacitaire.
Mais il convient surtout de relever la création récente de nouvelles entités et l’apparition de profils extérieurs au secteur public dans les organigrammes, qui traduit le parti pris des décideurs politiques de ne placer qu’une confiance limitée dans les acteurs bureaucratiques traditionnels. La transformation numérique a amené, à partir de 2016, à la constitution d’une branche organisationnelle cyberLa Bundeswehr est composée de trois composantes d’armées (Heer, Marine, Luftwaffe) et de trois domaines organisationnels (soutien, santé, cyber). disposant d’un commandement spécifique (le Kommando Cyber- und Informationsraum, abrégé KdoCIR)Pour une présentation exhaustive, se reporter à : Mittler Report, Europäische Sicherheit & Technik, Sonderausgabe Cyber- und Informationsraum, Bonn : Mittler Report, 2018, n°1/2018. et d’une division dédiée au sein du ministère (Abteilung Cyber- und Informationstechnik). Elle est dotée d’un bureau consacré au pilotage de l’innovation dans son domaine. Klaus-Hardy Mülheck, qui a construit sa carrière dans le secteur industriel (ThyssenKrupp, groupe Volkswagen, Daimler ou encore Siemens), en est le directeur.
Pour ce qui concerne les universités de la Bundeswehr où est formée la majorité des futurs officiers allemands, l’institut sur la cyber-défense et le smart data (CODE) de l’établissement de Munich a été transformé en juin 2017 en « cyber-cluster ». Celui-ci se veut être une plateforme d’enseignement, de recherche et de coopération avec l’industrie et les start-ups. Parallèlement, le développement des sciences de l’innovation est notable : cette discipline à la jonction entre les sciences économiques et de l’ingénieur dispose d’un institut spécifique (Institut für Technologie- und Innovationsmanagement) à Munich, rattaché à la faculté des techniques aéronautiques et spatiales. Elle est également dispensée à Hambourg dans les enseignements de sciences de gestion.
Une autre structure plus atypique, encore expérimentale et principalement tournée vers les opportunités d’innovation émergeant hors des circuits traditionnels de défense, a vu le jour en janvier 2017 : le Cyber Innovation Hub (CIH)Werner Kathrin, « Warum die Bundeswehr junge Gründer umgarnt », Süddeutsche Zeitung, 16 mars 2018.. Conçu pour servir de tête de pont entre l’économie numérique internationale, notamment les start-ups et scale-ups, et la Bundeswehr, il bénéficie sur quatre ans (2 de phase pilote, 2 de stabilisation) d’un budget de fonctionnement de 12,6 millions d’euros et d’une enveloppe de 15 millions pour le soutien à l’innovation. Il est dirigé par Marcel Yon, au passé de banquier et d’entrepreneur dans les branches des technologies vertes et de l’information ; le directeur-adjoint, Jan Andresen, et le responsable réseau et marketing, Florian Busch-Janser, ont également évolué jusqu’alors dans la sphère de la création d’entreprises.
La pérennité du CIH reste certes incertaine au regard, notamment, du départ de Katrin SuderSecrétaire d’Etat fonctionnaire de 2014 à 2018., dont la force d’impulsion pour réformer le ministère a été déterminante, et du projet d’agence pour les innovations disruptives en cybersécurité et les technologies-clésMentionnée sous l’acronyme ADIC (« Agentur für Disruptive Innovationen in der Cybersicherheit und Schlüsseltechnologien ») dans l’actuel contrat de coalition., qui serait placée sous la tutelle des ministères fédéraux de la Défense et de l’Intérieur. Il n’en demeure pas moins que l’institution, en périphérie de la chaîne de commandement traditionnelle, a le potentiel pour jouer le rôle du « marginal-sécant »« un acteur qui est partie prenante dans plusieurs systèmes d’action en relation les uns avec les autres et qui peut, de ce fait, jouer le rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’action différentes, voire contradictoires. » : Crozier Michel, Friedberg Erhard, L’Acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1981, p. 86.. Autant promoteur du changement que point de cristallisation d’un mode d’action alternatif de l’appareil de défense, il est en position de défendre et illustrer la praticabilité d’une gouvernance simplifiée, plus rapide et ouverte sur l’extérieur face à une réalité administrative jugée complexe, voire illisible, et dispendieuse par les acteurs économiques de petite et moyenne tailles. Ses principales ressources ne sont pas financières. Elles résident dans sa maîtrise de l’écosystème des start-ups, et dans son rapport hiérarchique direct avec la haute sphère ministérielle (i.e. bureau du secrétaire d’Etat fonctionnaire en charge de l’armement).
Pour autant, affirmer que cette myriade d’institutions forme système serait, pour l’heure, exagéré. Plusieurs interrogations subsistent. Acteurs nouveaux et plus anciens développent-ils une compréhension commune de l’innovation ? Jusqu’à quel point l’édifice est-il stable, faute d’outil de synthèse et de coordination de l’écosystème ? Au-delà des mots et des rêves de DARPA ou de Silicon Valley de défense à l’allemande ou à l’européenne, la part de l’investissement étatique dans l’innovation sera-t-elle suffisante pour financer les ambitions énoncées ? Sur ce dernier point, le bras de fer engagé entre Ursula von der Leyen et le nouveau vice-Chancelier et ministre fédéral des Finances, Olaf Scholz, sur la planification budgétaire 2019-2022Sprenger Sebastian, « German defense budget angers critics – including the defense minister », DefenseNews, mis en ligne le 2 mai 2018. pourrait enjoindre à la circonspection.
Innovation et système d’acquisition
Par ailleurs, comme évoqué précédemment, un lien entre innovation et politiques d’acquisition d’armement a été établi. En conséquence, la révision du système d’acquisition a été placée à l’agenda des décideurs. Une telle entreprise ne constitue pas une nouveauté. Dans le cadre de précédentes restructurations de la Bundeswehr, le sujet avait déjà surgi. Les commissions Weizsäcker (2000) et Weise (2010) avaient alors appelé à la transformation de l’Office fédéral des techniques de l’armement et de l’approvisionnement (BWB) - entité qui a précédé l’Office fédéral des équipements, des technologies de l'information et du soutien en service de la Bundeswehr (BAAINBw) – en une agence d’armement et à la gestion de programme en équipes de projet intégrées (Integrierte Projektteams - IPT)Kommission „Gemeinsame Sicherheit und Zukunft der Bundeswehr“, Bericht der Kommission an die Bundesregierung, mai 2000, p. 111. Strukturkommission der Bundeswehr, Vom Einsatz her denken. Konzentration, Flexibilität, Effizienz, octobre 2010, p. 73.. Seule la seconde mesure, qui vise à combiner satisfaction des besoins militaires et efficacité économique (respect des coûts et des délais), a été, depuis lors, appliquée. La restructuration du BWB-BAAINBw demeure, quant à elle, non seulement une évidence pour de nombreux acteurs, mais aussi un serpent de mer : les tentatives de changement ont systématiquement été mises en échec par l’organisation interne et les parlementaires, qui redoutent une restriction de leur pouvoir de contrôle et donc leur influenceNassauer Otfried, Linnenkamp Hilmar, « Rüstungsbeschaffung: Zeit für eine grundlegende Reform », Berliner Informationszentrum für Transatlantische Sicherheit (BITS), juin 2014, 9 p..
Même s’ils demeurent, dans la communication officielle, à l’état d’ébauche, les desseins de l’actuel gouvernement ont été dévoilés une première fois par la ministre à la soirée de l’innovation qui s’est tenue en amont de la dernière Conférence de sécurité de Munich (MSC 2018 Innovation Night). A cette occasion, Mme von der Leyen a formulé le souhait que la Bundeswehr devienne un « good client »Munich Security Conference, MSC 2018 Innovation Night, vidéo du 15 février 2018 : https://www.securityconference.de/mediathek/munich-security-conference-…. La formule, quoi que floue, fait écho aux critiques adressées par la Cour fédérale des comptes au ministère de la Défense : celui-ci est, entre autres choses, accusé de ne pas exprimer correctement son besoinBundesrechnungshof, Schlechtes Projektmanagement verzögert und verteuert Modernisierung von Fregatten gravierend, 2017 Bemerkungen, Ergänzungsband Nr. 7, avril 2018. Bundesrechnungshof, Kapazitäten in Eurofighter-Simulatoren bestmöglich für fliegerische Ausbildung nutzen, 2017 Bemerkungen, Ergänzungsband Nr. 8, avril 2018..
Devant le Bundestag, la ministre est allée plus loin en plaidant pour la poursuite de la modernisation des affaires d’armement : « Cela signifie mettre en œuvre la pluriannualité des finances publiques, améliorer le droit des marchés publics et examiner l’organisation de l’acquisition au sein de l’Office fédéral des équipements, des technologies de l'information et du soutien en service de la Bundeswehr. L’Office a atteint ses limites. Il a besoin de plus de moyens financiers et de nouveaux instruments, plus flexibles. [traduction] »« Das bedeutet die Umsetzung der Überjährigkeit im Finanzwesen, die Verbesserung des Vergaberechts und die Untersuchung der Beschaffungsorganisation im Bundesamt für Ausrüstung, Informationstechnik und Nutzung der Bundeswehr. Dieses Bundesamt leistet hervorragende Arbeit, aber es ist an seiner Grenze angekommen. Es braucht mehr Ressourcen und neue, flexiblere Instrumente. » Rede der Bundesministerin der Verteidigung, Dr. Ursula von der Leyen, bei der Aussprache zur Regierungserklärung zum Thema Verteidigung vor dem Deutschen Bundestag am 21. März 2018 in Berlin.. Se manifeste ainsi de manière sibylline la volonté de mettre en question les fondements de la directive européenne de 2009 sur les marchés publics de défense et de sécurité. De plus, on comprend que la réforme pourrait, en réalité, n’être que d’ordre institutionnel et se concentrer sur l’organe traditionnel d’acquisition de la Bundeswehr. Dans cette perspective, une task force dirigée par Armin Schmidt-Franke, l’un des deux vice-présidents du BAAINBw, et l’amiral Jean Martens, directeur-adjoint de la division Forces armées (Abteilung Führung Streitkräfte – FüSK) au ministère, a été mandatée. Ses premières recommandations devraient être connues à l’été.
Les prémices d’un ajustement de la gouvernance de la Défense ?
La mise en cohérence de la Défense avec d’autres secteurs d’action publique
En ouvrant la focale, il apparaît que ces transformations esquissées autour d’une plus grande prise en compte de la dimension innovation dans la stratégie de défense peuvent être rapprochées de celles qui traversent d’autres secteurs de l’action publique allemande depuis plusieurs décennies. Elles repoussent les frontières de la politique de défense fédérale. Le ministère de la Défense allemand fait, en effet, désormais converger, par mimétisme, ses lignes d’intervention et méthodes avec celles d’autres ministères, en particulier de l’Economie (BMWi) et de la Recherche (BMBF).
Il s’aligne sur leurs pratiques en soutenant les synergies d’acteurs et les démarches interdisciplinaires et collaboratives afin de créer des écosystèmes favorables à l’innovation, comme l’illustrent la création du CIH et d’un cyber-cluster. Si le premier exemple témoigne de l’aspiration à s’inscrire pleinement dans la stratégie high-tech de 2014 qui s’adressait à l’intégralité de la chaîne de l’innovation, le second s’inspire des Excellenzcluster qui visent à établir des institutions de recherche et de formation compétitives et à forte visibilité internationale.
La Bundeswehr manifeste également son intérêt pour des domaines identifiés d’avenir depuis les années 2000 par le gouvernement fédéral, actant une convergence des objectifs du militaire avec le civil. C’est, par exemple, le cas pour l’ingénierie des systèmes, le génie mécanique, les bio- et nanotechnologies, la mobilité ou les TIC qui figurent dans les stratégies high-tech formulées à partir de 2006.
Ce processus ne peut être décorrélé du travail d’identification des filières technologiques à préserver mené par le précédent gouvernement« Strategiepapier der Bundesregierung zur Stärkung der Verteidigungsindustrie in Deutschland » du 8 juillet 2015..
La Défense reconnaît par ce biais l’enchevêtrement des secteurs militaires et économiques, et inscrit, elle aussi, sa démarche dans une logique industrielle. A cet égard, il convient d’insister sur la relation étroite qu’entretiennent industrie et innovation en Allemagne. La seconde est considérée comme un facteur déterminant du développement de l’industrie manufacturière qui demeure une composante essentielle du modèle économique allemand. Elle est aujourd’hui un enjeu de la modernisation de la structure industrielle dans le cadre du projet Industrie 4.0.
Enfin, l’arrivée d’un acteur comme le CIH ou la mise en place en 2016 d’un concept pour consolider les entreprises du Mittelstand évoluant dans le domaine de la défenseBundesministerium der Verteidigung. Konzept des Bundesministeriums der Verteidigung zur Stärkung des wehrtechnischen Mittelstands, 20 avril 2016. mettent en lumière la conversion de la Défense à une valeur centrale de l’action publique allemande : le soutien à l’esprit entrepreneurial. Ceci permet de rééquilibrer conceptions techniciennes et économiques de l’innovation de défense. Pour comprendre la place de l’entrepreneur à la fois dans le processus d’innovation et dans la politique d’innovation en Allemagne, il importe de garder à l’esprit la marque que Joseph Schumpeter a imprimée dans l’enseignement allemand des sciences économiquesHilger Susanne, « Innovation und Wachstum aus wirtschaftshistorischer Perspektive », in Mai Manfred (dir.), Handbuch Innovationen, Wiesbaden, Springer, 2014, pp. 38-46. et qui a contribué à héroïser la figure entrepreneuriale auprès de la société. Cet effet se ressent sur la structure économique qui accorde, depuis la crise des années 1970 et plus encore après la Réunification, une large place aux entreprises de petite et moyenne taille, connues sous les appellations KMU ou encore MittelstandCe terme est à double sens : il désigne les petites et moyennes entreprises, les entreprises familiales de taille plus importante et les champions cachés ; il renvoie aussi à une catégorie socioprofessionnelle intermédiaire. Cf. : Bleuel Petra, Suffit-il de s’inspirer du « modèle allemand » pour augmenter la performance des PME françaises ? Une analyse comparative entre la France et l’Allemagne, thèse de doctorat Economies et finances, Université Côte d’Azur, CNRS, I3S, France, 2017. et perçues comme les sources de la puissance économique allemande. Ceci trouve aujourd’hui aussi son prolongement dans les politiques publiques en matière d’emploi, d’industrie et de recherche qui valorisent la création d’entreprises via différents mécanismes (ex. : loi Hartz II, IKT-innovativ, EXIST, High-Tech Gründerfonds) et soutiennent le développement d’entreprises innovantes et les capacités privées de R&D au travers d’initiatives dédiées rassemblées dans le Zentrales Innovationsprogramm Mittelstand ou de programmes de subvention à la recherche.
Des relations civils-militaires toujours problématiques
Ce rapprochement du secteur de la Défense avec ceux de l’Economie et de la Recherche augurerait-il d’une meilleure interface entre mondes civil et militaire ? Les différentes transformations organisationnelles, advenues ou envisagées, redistribuent, en effet, les cartes du pouvoir et de l’expertise administrative.
D’une part, le poids conféré à la numérisation dans chacune des armées et la décision de créer le domaine organisationnel cyber modifient les rapports existants et stabilisés depuis 2000 au sein de l’appareil militaire. L’importance de la base interarmées de soutien (Streitkräftebasis – SKB) qui gérait jusqu’alors le dossier en est relativisée. De nouveaux jeux de pouvoir entre les différentes armées pourraient également se révéler, avec le risque de complexifier encore davantage les processus décisionnels. Le CIR n’étant pas une composante d’armée à part entière, ses personnels devront gérer au quotidien une double loyauté bureaucratique : permettre l’essor de la dimension cyber tout en satisfaisant les intérêts et besoins de leur armée d’origine. Cette contrainte peut stimuler les dynamiques collaboratives, comme elle peut être instrumentalisée dans le cadre de luttes entre composantes d’armée pour l’obtention de crédits de modernisation et ainsi exacerber un climat de tension entre militaires.
D’autre part, le feu nourri des militaires, appuyés par les décideurs politiques, contre le BAAINBw, organe au statut civil, relance le débat sur la place faite aux militaires dans le processus décisionnel allemandHoeffler Catherine, « Les réformes des systèmes d'acquisition d'armement en France et en Allemagne : un retour paradoxal des militaires ? », Revue internationale de politique comparée, vol. 15, no. 1, 2008, pp. 133-150.. La mise en cause de la compétence du BAAINBw, couplée à la nomination d’un militaire, le Général Benedikt Zimmer, au poste de secrétaire d’Etat, fonctionnaire en charge des questions d’armement (avril 2018), alimente la méfiance entre personnels civils et militaires. En fonction des résultats de la task force évoquée précédemment, elle pourrait entraîner une modification significative des arrangements acquis entre civils et militaires depuis la création de la Bundeswehr en 1955 via une revalorisation inédite de ces derniers dans le système d’acquisition.
Dans un même temps et, au-delà des enjeux strictement bureaucratiques, le processus d’innovation de la Bundeswehr repose partiellement sur un accroissement des échanges de connaissances entre institution militaire et monde civil. Bien que des organismes tels que le CIH visent à une meilleure interaction entre ceux-ci, des tensions entre les deux univers demeurent perceptibles. Celles-ci s’illustrent dans la persistance de la clause civile (« Zivilklausel ») introduite dans plusieurs universités allemandes depuis 1986 et qui proscrit de concourir à un quelconque effort de recherche militaire ou, plus récemment, dans l’interdiction faite aux militaires allemands de se rendre en uniforme à la conférence re:publica organisée à Berlin sur le numérique avec des financements publicsSchillat Florian, Thissen Swen, « Bundeswehr lehnt sich gegen re:publica auf: Guerilla-Aktion bei Netzkonferenz », Stern, 2 mai 2018. Lubberding Frank, « Heuchelei und ‚Angriffskrieg‘ », Frankfurter Allgemeine Zeitung, mis en ligne le 4 mai 2018.. Cette situation met la Bundeswehr en demeure de poursuivre le travail entamé lors de la rédaction du dernier Livre blanc afin de débattre de ses orientations avec l’ensemble du gouvernement fédéral et de la société allemande. A cet effet, il importera à l’Allemagne de tirer les conséquences de la discussion sur l’achat de dronesFaute de consensus sur l’armement des drones, les partenaires de la coalition viennent de s’accorder sur l’acquisition de drones armables, mais non armés. Thiels Christian., « Kampfdrohne ohne Waffen – vorerst », ARD, 29 mai 2018. Accessible sur tagesschau.de., ainsi que le rappelait récemment Ulrike FrankeFranke Ulrike, « Killer roboter ? Es geht auch anders. », Zeit Online, mis en ligne le 14 avril 2018..
Cet éclairage multidimensionnel de la problématique de l’innovation au sein de la Bundeswehr a mis en évidence la complexité du processus à l’œuvre. Berlin s’est engagé dans une voie qui lui impose de concilier des impératifs d’efficience, de rapidité et de souveraineté pour recouvrer le contrôle du rythme de l’innovation et assurer la supériorité opérationnelle des forces, tout en manifestant le souhait de casser des pratiques administratives stabilisées et de renouveler la gouvernance sectorielle. Les faits exposés ont ainsi montré l’ampleur des dimensions organisationnelles et institutionnelles du sujet. Ils invitent aujourd’hui à questionner les éventuels effets de dépendance au sentier et de résistance au changement. Il sera en outre particulièrement intéressant d’analyser le degré d’appropriation de la dynamique par la nouvelle équipe administrative (Benedikt Zimmer, General Zorn, nouveau Generalinspekteur, Amiral Stawitzki, nouveau directeur Armement, et Gabriele Korb, nouvelle présidente du BAAINBw) et de se pencher sur le processus d’acceptation de ces transformations par la société civile.
Référence complémentaire
Mölling Christian, « A German Perspective », in Quencez Martin (dir.), The Future of Transatlantic Strategic Superiority. British, German and French Perspectives, German Marshall Fund, avril 2018, pp. 13-19.