Les mutations de l’industrie finlandaise de la défense et les participations capitalistiques croisées entre pays nordiques : une approche d’économie historique

Cet article s’intéresse aux mutations de longue durée de l’industrie finlandaise de la défense et à ses évolutions récentes qui conduisent à la mise en œuvre de participations industrielles et capitalistiques croisées entre certains pays nordiques. Ces relations concernent plus spécifiquement deux Etats : la Norvège et la Finlande, via les firmes Kongsberg, Patria et Nammo. La Suède et le Danemark, bien que participant à la coopération nordique de défense (NORDEFCO), ont en effet mis en œuvre d’autres formes de restructuration. Issues d’un long processus de consolidation et scellées par la montée de la firme norvégienne Kongsberg au sein du capital du groupe finlandais Patria en 2016, ces participations croisées peuvent être résumées comme suit :

  • Le gouvernement norvégien détient 50,001% de la firme de défense et d’ingénierie Kongsberg Gruppen, le reste des parts étant coté à la bourse d’Oslo.

  • Le gouvernement finlandais détient 50,1% de la firme d’aéronautique et de défense finlandaise Patria, le reste des parts étant détenu par Kongsberg Gruppen.

  • Le gouvernement norvégien détient 50% des parts de la firme transnationale de munitions Nammo, à parité avec le groupe finlandais Patria.

Cet article repose sur une perspective d’économie historique visant à mettre en évidence les mutations de la firme comme organisation par rapport à celles de son environnementAlfred CHANDLER, Strategy and Structure. Chapters in the history of the American industrial enterprise, Beard Books, 1962, 480 p. ; Patrick FRIDENSON, Pascal GRISET, Entreprises de hautes technologies. Etat et souveraineté depuis 1945, IGPDE, 2013, 300 p.. Il cherche donc à comprendre le processus par lequel l’industrie finlandaise de la défense a été amenée à s’orienter vers ce qui s’apparente à une coopération régionale renforcée dans le domaine industriel. Pour ce faire, nous nous intéresserons d’abord à l’évolution de l’industrie de la défense de la Finlande de son développement dans les années 1920 jusqu’à la fin de la guerre froide (I), puis aux mutations consécutives à la fin de la guerre froide et à la recherche de partenariats internationaux (II).

Historique des activités industrielles militaires finlandaises aujourd’hui consolidées dans Patria des années 1920 à la fin de la guerre froide

La Finlande est un pays qui obtient l’indépendance de la Russie soviétique en 1917. Pratiquement dépourvu d’industrie de la défense à cette date, le pays développe des capacités industrielles militaires modestes, qui prennent une nouvelle ampleur lorsque survient la guerre d’hiver face à l’Union soviétique en 1939, suivie de la Seconde Guerre mondiale puis de la guerre froide. Sont ici étudiées les activités relatives à l’aéronautique militaire (A), aux véhicules militaires (B) puis aux armes lourdes (C) afin d’analyser le processus de consolidation du secteur sur le long terme : toutes ces activités sont en effet consolidées en une entité unique, Patria, à la fin des années 1990.

Le secteur aéronautique militaire

Le président directeur général de Patria déclarait en 2011 « notre histoire industrielle remonte à 1921, lorsque l’usine d’avions de l’armée de l’air a débuté ses activités à Suomenlinna »Patria, Annual Report 2011, Helsinki, p.8.. Initialement simple atelier de maintenance de l’armée finlandaise, ce dernier devient une entreprise à la fin des années 1920 sous le nom de Valtion Lentokonetehdas (entreprise d’Etat de construction d’avions). Alors que le site de Suomenlinna (une forteresse du XVIIIème siècle sur une petite île dans la baie d’Helsinki) est peu adapté au développement de cette activité, l’usine est transférée à côté de la ville de Tampere en 1936, à quelques 180 kilomètres au Nord d’Helsinki.

L’entreprise produit quelques avions de conception finlandaise pendant le second conflit mondial, mais ces derniers ne donnent pas entière satisfaction à l’armée de l’Air et son activité consiste surtout dans l’assemblage d’avions militaires allemands mais aussi britanniques sous licence. Après la fin des hostilités, le gouvernement finlandais cherche à réorganiser la production industrielle du pays. Ainsi, « en 1946, plusieurs ateliers du domaine de la métallurgie sont regroupés afin de former Valtion Metallitehtaat (Ateliers métallurgiques d’Etat). Au début de l’année 1951, le groupe Valtion Metallitehtaat fut renommé Valmet Oy, et sa production s’est développée au fil des ans jusqu’à inclure la fabrication de navires, d’avions, d’armements, de locomotives, de tracteurs, de moteurs maritimes, d’élévateurs et, bien sûr, de machines à papier »Valmet, « History », http://www.valmet.com/about-us/valmet-in-brief/history/..

La fin du second conflit mondial marque cependant un coup d’arrêt pour le développement de l’industrie aéronautique militaire finlandaise, en raison des restrictions imposées par le traité finno-soviétique de 1948. Alors que cette période est caractérisée par un saut technologique du fait du développement de l’aviation à réaction, l’industrie aéronautique finlandaise qui intervient uniquement dans le domaine des petits avions à turbopropulseur se focalise sur deux domaines d’activité : assemblage local sous licence puis maintenance des avions de l’armée de l’air finlandaise acquis auprès de constructeurs étrangers, et fabrication d’avions d’entraînement pour forces armées. Le premier avion de conception finlandaise, le Vihuri, est ainsi produit dès 1951. Dans les années 1960, l’entreprise assemble localement les avions d’entraînement Fouga Magister acquis auprès de la France. Par la suite, elle assemble les avions de chasse suédois Draken, les avions d’entraînement britanniques Hawk dans les années 1980 et les avions de chasse américains Hornet dans les années 1990Patria, Annual Report 2011, op. cit., p.12..

Elle poursuit également ses activités de construction d’avions d’entraînement, en particulier le Vinka puis le Redigo dans les années 1990. Les années 1980 sont cependant caractérisées par de fortes difficultés pour le conglomérat, qui se sépare de plusieurs de ses activités : chantiers navals, véhicules et engins agricoles… Les activités relatives à l’aéronautique restent cependant au sein du groupe Valmet, avant d’être séparées et intégrées dans Patria en 1996. L’entreprise abandonne alors ses capacités dans la construction d’avions d’entraînement et se focalise désormais sur la maintenance d’avions et d’hélicoptères ainsi que sur la fabrication de composants et sous-systèmes pour les grands constructeurs mondiaux. Il s’avère que « depuis 1922, l’entreprise a construit elle-même trente modèles d’avions, dont 19 de conception finlandaise »Global Security, « Finavitec », http://www.globalsecurity.org/military/world/europe/finavitec.htm..

Les activités relatives aux véhicules militaires

Si la Finlande possède une petite industrie automobile focalisée sur la construction de camions et d’engins spécialisés qui se développe progressivement au début du XXème siècle, la décision de se doter d’une industrie dans le domaine des véhicules militaires remonte à la guerre de continuation face à l’Union soviétique à partir de l’été 1941. Du fait du besoin de véhicules de transport de troupes et des difficultés d’approvisionnement, « la solution fut d’établir une entreprise dont les actionnaires seraient l’Etat de Finlande, le propriétaire du seul fabricant de véhicules [de l’époque] (Oy Suomen Autoteollisuus Ab), ainsi que diverses entreprises dominantes dans le secteur des métaux, et le seul fabricant de pneus du pays »Santos HEINI, « The road to Patria », Patria Focus, 2011, no 2, p. 17-21, p.18.. Baptisée Yhteisisu (Sisu, la marque sous laquelle sont commercialisés les véhicules, signifiant courage ou détermination en finnois), la nouvelle entreprise est localisée à Hämeenlinna, ville peu industrialisée mais bien desservie par les infrastructures de transport et située à cent kilomètres au Nord de la capitale. La naissance d’Yhteisisu en 1941 s’explique donc par la volonté de mettre en place une firme spécialement dédiée à la fabrication de véhicules militaires. Un contrat est passé avec l’armée finlandaise pour la livraison de camions et de bus, bien que la guerre se termine avant que la production n’ait réellement débuté.

Après une période d’interrogations sur la pertinence du maintien de l’activité, Yhteisisu ne reprend réellement sa production qu’en 1946. L’entreprise prend le nom de VAT (Vanajan Autotehdas Oy) en 1948 et ses véhicules sont alors commercialisés sous la marque Vanaja. Dépendant essentiellement des commandes publiques de l’Etat finlandais, VAT s’affirme peu à peu. Elle abandonne la seule production de véhicules militaires et institutionnels et diversifie ses activités vers le secteur privé finlandais puis, avec un succès limité, vers les marchés internationaux. Se faisant, elle entre en concurrence directe avec l’autre acteur finlandais du secteur, Suomen Autoteollisuus, en produisant des camions robustes, mais aussi des bus et tramways. Vanaja se tourne à nouveau vers la production de véhicules spécifiquement militaires dans les années 1960 avec la construction du camion Proto (abréviation de son surnom de ‘prototype’ durant la phase d’essais) baptisé KB-45 dans l’armée finlandaise. Construit en partenariat avec les forces armées, le premier prototype de ce camion à quatre roues motrices est réalisé en 1962.

Vanaja et Suomen Autoteollisuus fusionnent finalement en 1968, ce qui donne naissance à un acteur unique de l’industrie du poids lourd en Finlande. La nouvelle entité conserve le nom de l’entreprise principale, Suomen Autoteollisuus. Suite au décès de son fondateur en 1974, elle devient une entreprise publique.

En 1981, l’entreprise adopte le nom d’Oy Sisu-Auto Ab. C’est cette même année qu’est réalisé le premier prototype d’un véhicule blindé à six roues motrices, suite à un appel d’offres de l’armée finlandaise auquel participent deux entreprises : le constructeur d’engins agricoles « Valmet avec son produit basé sur un tracteur et Sisu avec un véhicule basé sur la technologie du poids-lourd »Pävi BRINK, « XA-vehicle, a.k.a. Pasi, well-known from the field », Patria Focus, 2010, no 2, p.22.. Sisu l’emporte avec un véhicule baptisé Pasi, abréviation de Panssari-Sisu ou Sisu blindé en finnois. Véhicule blindé de transport de troupes à six roues motrices, le Pasi ou XA-180 dans l’armée finlandaise est destiné à transporter dix fantassins avec leur équipement. Il s’avère rapidement approprié aux opérations de gestion de crise en-dehors du territoire national et connaît un grand succès à l’exportation : « les premiers véhicules furent délivrés aux Nations Unies en août 1984, et vers la fin de cette même année, les livraisons ont débuté pour les Forces de Défense Finlandaises »« History of the XA-series armoured wheeled vehicle, “Pasi”, at home and abroad », Patria Focus, 2005, no 3, p.14.. Dans les années 1980, Sisu produit également une nouvelle génération de camion militaire, le Masi (abréviation de ‘Maasto Sisu’ signifiant Sisu tout terrain) baptisé SA-150. L’entreprise se tourne brièvement dans la production de véhicules à chenilles avec le Nasu. Il s’agit d’un véhicule léger destiné au transport de troupes et qui peut également servir comme plateforme d’arme lourde (de mortier de 120 mm notamment). Dans les années 1990, l’entreprise produit également un véhicule de déminage pour l’armée finlandaise, le RA-140 DS, exporté en petite quantité. A l’exception de quelques projets à l’exportation, la grande majorité des véhicules construits par Vanaja puis Sisu Auto ont été uniquement produits pour les forces armées nationales. Seuls le XA-180 et ses versions ultérieures ont fait l’objet de livraisons internationales à plus grande échelle« Patria - the Finnish military vehicle supplier of the cutting edge », Patria Focus, 2004, no 2, p.8..

En 1994, Sisu est dans un premier temps intégrée au sein du conglomérat public Valmet, avant que sa branche véhicules blindés ne soit finalement consolidée dans une nouvelle entité, Patria, à la fin de l’année 1996. Les activités de fabrication de camions restent cependant indépendantes, dans le cadre de l’entreprise Sisu Auto Oy, qui reste impliquée dans la construction de camions militaires à 4, 6, 8 et 10 roues motrices via sa filiale Sisu défense. Forte du succès du XA-180, Patria conçoit à la fin des années 1990 un véhicule plus avancé, l’Armoured Modular Vehicle (AMV) à six et huit roues motrices, ce qui lui permet d’être doté d’un armement plus lourd et d’un blindage plus important. Alors que le premier prototype est dévoilé en juin 2000, le véhicule remporte également des succès importants à l’exportation avec près de 1 600 véhicules aujourd’hui commandés par huit pays.

Les activités relatives aux armes lourdes

Deux entreprises finlandaises sont historiquement présentes dans le domaine des armes lourdes, Tampella Oy, spécialisée dans les mortiers, et Vammaskosken Tehdas Oy qui intervient dans le domaine de l’artillerie et des munitions. Créée dans les années 1930 à Tampere, Tampella est une entreprise industrielle qui intervient dans la construction de machines outils, de locomotives, mais également dans le secteur forestier. Elle devient surtout active dans le secteur militaire en construisant des mortiers dans les années 1940 : « lors de la Seconde Guerre mondiale, l’armée de terre finlandaise avait grandement besoin de mortiers lourds de 120 mm afin de compenser son manque d’artillerie. Comparés à l’artillerie, les mortiers étaient également mieux adaptés aux combats finlandais en terrains forestiers »Terhi PALMU, « 120 Krh/40 », Patria Focus, 2010, no 1, p.22.. Le prototype d’un mortier lourd de 120 mm (le 120 Krh/40) est ainsi testé juste avant la guerre d’hiver et produit en série durant la guerre de continuation face à l’Union soviétique.

Pour ce qui est de la seconde entreprise, son histoire « remonte à la Seconde Guerre mondiale, lorsque les premières armes étaient réparées à Vammala. A cette époque, le dépôt de l’armée finlandaise effectuait ce travail mais peu de temps après la guerre, l’entreprise Vammaskosken Tehdas fut établie »« Focus: weapon systems », Patria Focus, 2004, no 3, p.5.. Elle se spécialise alors dans la fabrication de canons d’artillerie et de munitions de gros calibre.

Les deux entreprises poursuivent leurs activités séparément jusqu’à ce qu’en 1991, les branches défense de Tampella Oy et Vammaskosken Tehdas Oy fusionnent pour former une nouvelle entité, Vammas Oy. Dans les années 1990, Vammas développe en particulier un canon d’artillerie de 155 mm, le 155 GH 52 APU remorqué par un véhicule. Alors que l’entreprise est intégrée dans Patria à la fin de l’année 1996, elle obtient en 1998 un contrat pour la livraison de 27 canons d’artillerie 155 GH 52 APU pour l’armée finlandaise. Le système est par la suite exporté en Egypte en 1999 dans le cadre d’un accord de production locale sous licenceChristopher FOSS, « Finland builds up artillery capability », Jane’s Defence Weekly, 20 juin 2001.. En 2000 cependant, l’armée finlandaise annule un programme de système d’artillerie automoteur auprès de Patria. Faute de financement, cette décision condamne les activités de l’entreprise dans le domaine de l’artillerie. Patria se recentre alors sur les seuls systèmes de mortiers à tourelles de 120 mm pour véhicules militaires.

Ces éléments permettent de constater que l’industrie finlandaise de défense, pratiquement inexistante à l’indépendance du pays en 1917, se développe dans l’urgence de la guerre d’hiver face à l’Union soviétique en mêlant conjointement volonté étatique et initiative privée. La base industrielle est alors fortement fragmentée, y compris dans certains secteurs : l’industrie des armées lourdes, mortiers et artillerie, compte ainsi deux producteurs jusqu’en 1991. Elle est, tout au long de la guerre froide, essentiellement tournée vers le client national. Les exportations sont en effet peu nombreuses et, à l’exception de quelques succès comme les véhicules militaires Pasi, la production vise uniquement à satisfaire les besoins de l’armée nationale.

Une première tentative de consolidation a lieu avec le regroupement progressif d’activités militaires au sein du conglomérat industriel civil et militaire Valmet, jusqu’à ce que la plupart des industries de l’aéronautique et de la défense soient finalement consolidées au sein d’une nouvelle entité, Patria, au sortir de la guerre froide. Cette évolution a lieu dans un contexte de fortes restructurations capacitaires puisque plusieurs activités sont définitivement abandonnées, en particulier la construction d’avions d’entraînement et de systèmes d’artillerie. Elle implique cependant une mutation profonde de l’industrie, par la recherche désormais constante de partenariats internationaux.

La consolidation en deux entités, Patria et Nammo, et la recherche constante de partenariats internationaux

Après avoir étudié l’évolution historique des industries militaires finlandaises, cette seconde partie s’intéresse plus spécifiquement aux mutations post-guerre froide. Elle porte donc sur les principales entreprises actuelles, sur leur évolution récente et sur les liens capitalistiques entrecroisés qu’elles entretiennent. L’étude s’y focalise sur la création et l’évolution de la principale entreprise de défense du pays, Patria (A), sur le munitionnaire Nammo, issu d’une consolidation capitalistique entre la Norvège, la Suède et la Finlande (B), puis sur l’alliance stratégique récente formée entre Patria et la firme norvégienne Kongsberg (C).

Patria : une entreprise majoritairement publique en quête de partenaires internationaux

Patria est aujourd’hui la principale entreprise de défense de Finlande et malgré plusieurs évolutions de la structure de son capital, elle reste détenue à une faible majorité par le gouvernement finlandais (50,1%). Dans ce cadre, « le Ministère de la défense est chargé de la détermination des objectifs stratégiques pour l’actionnaire principal. L’entreprise joue un rôle important dans la sécurité des approvisionnements de la Finlande, et plusieurs de ses divisions sont essentielles pour la défense nationale en temps de crise »Global Security, « Patria Group », http://www.globalsecurity.org/military/world/europe/patria.htm. Son chiffre d’affaires est essentiellement militaire. En légère diminution du fait de la tendance à la contraction des débouchés export, il se situe autour de 500 millions d’euros.

L’origine de l’entreprise remonte à la fin des années 1990. Dans le contexte de la consolidation du secteur de la défense observé au même moment dans d’autres pays européens, cinq entreprises finlandaises de défense et de l’aérospatial sont regroupées au 1er octobre 1996 au sein d’une nouvelle entité, Suomen Puolustusväline (ou « Equipements finlandais de défense »). Il s’agit de :

  • Vammas (artillerie, mortiers et munitions de gros calibre)
  • Lapua (munitions de petit calibre)
  • Sisu Defence (véhicules blindés)
  • Vihtavuori (explosifs)
  • Finavitec (aérospatial)

La nouvelle entreprise regroupe donc la grande majorité des activités aéronautiques et militaires de Finlande. Elle débute ses opérations en janvier 1997 avant d’être rebaptisée Patria. Initialement détenue à 100% par l’Etat finlandais, son organisation est celle d’une holding, chapeautant les cinq entreprises qui conservent une autonomie. La maison-mère, Patria Industries Oyj, détient les entreprises du groupe à 100% ainsi qu’un certain nombre de filiales et coentreprises. Quelques années après la création de la nouvelle entité, le Ministère du commerce et de l’industrie annonce ouvrir un processus pour trouver un ou plusieurs partenaires et propriétaires stratégiques pour Patria. Alors qu’Airbus (à l’époque EADS) et BAE Systems (alors actionnaire de la firme suédoise de la défense et de l’aérospatial Saab à hauteur de 35%) font part de leur intérêt, c’est EADS qui l’emporte avec la signature d’un accord en janvier 2001 portant acquisition de 26,8% du capital, le gouvernement finlandais conservant les 73,2% restantsJean-Pierre NEU, « EADS avance un pion en Scandinavie », Les Echos, 7 février 2001.. Les motivations semblent alors principalement liées aux activités aérospatiales de Patria : pour l’avionneur européen EADS nouvellement créé, il s’agit en effet de faire entrer un Etat supplémentaire dans l’organisation du groupe, en particulier dans le contexte de la compétition pour un programme d’hélicoptères commun aux pays nordiques, le NSHP (Nordic Standard Helicopter Program), par la suite remportée par l’hélicoptère NH90 proposé par EADS. Ainsi, « pour les pays scandinaves, le geste politique de l’opération NSHP […] a une dimension industrielle. La Finlande, qui entend conserver une industrie de défense indépendante, a choisi d’adosser Patria à EADS, qui propose, dans le cadre de la compétition NSHP, le nouvel hélicoptère de transport NH90 d’Eurocopter. Sans être directement impliquées dans une offre concurrente, BAE Systems et Saab étaient, selon certains, sensiblement plus proches des hélicoptéristes Westland ou Sikorsky […]. Par ailleurs, la perspective de glaner de la charge sur l’A380 d’Airbus aurait constitué un argument de poids en faveur d’EADS »Ibid..

Le début des années 2000 est une période florissante pour Patria. L’année 2003 constitue à ce titre un tournant important avec la vente de 690 véhicules blindés de type AMV à la Pologne, qui marque la première exportation de la nouvelle génération de véhicules militaires construits par Patria, mais surtout la première exportation majeure de l’entreprise depuis sa création en 1996. L’année 2005 marque ensuite la montée de Patria au sein du groupe Nammo (cf. infra), de 27,5 à 50% du capital, à parité avec le gouvernement norvégien. Les bons résultats de l’entreprise nordique de munitions ont un impact immédiat sur les résultats de Patria. Alors que l’entreprise obtient d’autres succès internationaux pour son véhicule AMV, elle se trouve cependant impactée par les difficultés que traverse EADS à partir de 2007. A partir de 2008, Patria est confrontée à de forts soupçons de corruption. En juin 2008, quatre employés du groupe ayant joué un rôle dans le cadre de la vente de canons d’artillerie à l’Egypte entre 1997 et 2004 sont arrêtés par la police finlandaise. Les allégations portent également sur la vente de 136 véhicules AMV à la Slovénie en 2006, ce qui engendre des tensions diplomatiques entre la Slovénie et la Finlande et conduit finalement à l’annulation du contrat à l’exception des 30 véhicules déjà livrésAgence France Presse, « Slovenia to go forward with Finland defense deal », Defense News, 5 septembre 2008.. Dans le même temps, Patria fait face à des accusations de corruption dans sa tentative de commercialiser le mortier Nemo auprès de la République tchèqueJiri KOMINEK, « Patria publishes findings on alleged Czech corruption », Jane’s Defence Weekly, 7 octobre 2010.. Toutes ces allégations, ainsi que les longues procédures judiciaires qui s’ensuivent, affaiblissent l’image de l’entreprise.

Comme un grand nombre de firmes du secteur de la défense, Patria est également confrontée à des difficultés consécutives à la chute des budgets militaires européens suite à la crise de 2008. Dès 2009, son nouveau président directeur général  relève que

« les ministères de la défense qui sont nos clients les plus importants avaient établi leurs budgets avant la crise financière, d’où un marché assez bon. Dans un grand nombre des pays importants que nous avions ciblés cependant, l’évolution économique a rapidement conduit à freiner brutalement. Tout compte fait, la récession a eu pour conséquence des changements significatifs dans les calendriers de livraison mais a aussi retardé la date d’entrée en vigueur de nouveaux projets, qui sont toujours dans la phase de soumission, dans tous les domaines »Patria, Annual Review 2009, Helsinki, p.5..

Après avoir échoué dans sa tentative de fusion avec BAE Systems à l’automne 2012, EADS réévalue en profondeur sa stratégie dans le secteur de la défense. Rebaptisée Airbus, elle vend à la fin de l’année 2014 sa participation dans Patria à l’Etat finlandais qui détient de nouveau la totalité du capital de l’entreprise. Cette situation est cependant présentée comme temporaire, l’objectif affiché par le gouvernement étant de trouver un partenaire stratégique sous la forme d’une firme étrangère présente de façon minoritaire et durable au sein du capital de Patria.

Nammo, entreprise transnationale intégrée entre la Norvège, la Suède et la Finlande 

Nammo AS est une entreprise créée en 1998 dans le cadre d’une consolidation transnationale des activités relatives aux explosifs et aux munitions entre les firmes norvégienne Raufoss, suédoise Celsius et finlandaise Patria. Détenue à 50% par le gouvernement norvégien et à 50% par Patria depuis le retrait de la Suède du capital de l’entreprise en 2006, son siège social se situe dans la ville de Raufoss en Norvège. Elle constitue donc la seule entreprise transnationale de défense des pays nordiques et figure, aux côtés de groupes beaucoup plus importants comme Airbus et MBDA, parmi les rares entreprises de défense européennes aux activités intégrées entre plusieurs Etats.

La création d’une entreprise de fabrication de munitions en Finlande remonte à 1923 dans la ville de Lapua. Il s’agit d’une entreprise publique, qui le reste jusqu’en 1991. A cette date, elle est privatisée et prend la forme d’une société à responsabilité limitée. Depuis les années 1980, elle diversifie par ailleurs ses activités dans le secteur civil en produisant des munitions pour la chasse et le tir sportifLapua, « History », http://www.lapua.com/en/lapua/history-of-lapua.html ..

Lapua fait partie des cinq entreprises finlandaises rassemblées à la fin de l’année 1996 en une nouvelle entité, Patria. Elle ne reste cependant qu’une année et demie au sein de Patria. Le groupe Nammo est en effet créé en septembre 1998 sous la forme d’une holding rassemblant les activités relatives aux munitions de trois entreprises préexistantes dans les pays scandinaves qui deviennent des filiales à 100% : Nammo Raufoss (Norvège), Nammo Liab (Suède) et Nammo Lapua (Finlande). L’actionnariat de la nouvelle entité est alors réparti entre Raufoss (Norvège, 45%), Celsius (Suède, 27,5%) et Patria (Finlande, 27,5%).

Alors que Raufoss cherche au début des années 2000 à se recentrer sur ses activités civiles, l’Etat norvégien fait l’acquisition des 45% que détient l’entreprise au sein de NammoJohn BERG, « Raufoss share in Nammo for sale », Jane’s Defence Weekly, 26 janvier 2000.. Le groupe suédois Celsius est racheté cette même année par son compatriote Saab, sans que cela change l’actionnariat de Nammo. Un protocole d’accord (memorandum of understanding) est signé en 2001 entre les gouvernements norvégien, suédois et finlandais pour renforcer leur coopération dans le domaine des munitionsNammo, Annual Report 2008, Raufoss, 71 p., p.4.. Par la suite, le groupe allemand Rheinmetall fait part en 2005 de son intérêt pour une prise de participation significative au sein du capital de Nammo, qui reste cependant sans suite. L’entreprise entreprend progressivement une stratégie d’expansion internationale, ouvrant des sites de production ou en procédant à des acquisitions en Allemagne et aux Etats-Unis.

A la fin de l’année 2005, le groupe suédois Saab qui fait face à des difficultés et à une diminution des dépenses militaires suédoises annonce son intention de se retirer de l’actionnariat de Nammo de façon à rationnaliser son organisation et à se focaliser sur ses propres opérations. Ses parts sont alors vendues au gouvernement norvégien (5%) et à Patria (22,5%). Nammo est dès lors une coentreprise détenue à parité par le gouvernement norvégien et par PatriaGuy ANDERSON, « Patria increases stake in Nammo », Jane’s Defence Industry, 1er mars 2006..

Au niveau de ses domaines d’intervention, Nammo « conçoit, produit et vend des munitions à usage militaire et civil, des systèmes d’armes à épaules, des moteurs de fusées pour applications spatiales et militaires, et constitue l’un des principaux fournisseurs de services de démilitarisation conformes aux règles environnementales »Nammo, Annual Report 2013, Raufoss, 2013, p.3.. Son chiffre d’affaires oscille entre 400 et 450 millions d’euros en fin de période dans le graphique ci-après, ce qui en fait une entreprise de taille comparable à Patria. Bien que Nammo ne communique pas le montant de son chiffre d’affaires défense, ses activités civiles sont cependant très restreintes lorsque rapportées à l’ensemble. On constate par ailleurs que l’entreprise est fortement exportatrice (sont considérés comme marchés export les zones géographiques autres que les trois Etats fondateurs : Norvège, Suède et Finlande).

Le rapprochement Patria - Kongsberg

En mars 2016, la division militaire de l’entreprise norvégienne de défense et d’ingénierie Kongsberg annonce son intention de faire l’acquisition de 49,9% du capital de Patria, le gouvernement finlandais restant l’actionnaire majoritaire à hauteur de 50,1%. Créée au début du XIXème siècle, Kongsberg est détenue à 50% par le gouvernement norvégien, les autres 50% étant cotés à la bourse d’Oslo. Ce mouvement constitue donc une alliance stratégique, et non une fusion puisque les deux entreprises poursuivent leur existence comme deux entités distinctes. La coopération industrielle existante entre la Norvège et la Finlande s’en trouve renforcée, d’autant que le fabriquant de munitions, de poudres propulsives, et d’explosifs Nammo est lui-même détenu depuis 2005 à 50% par le gouvernement norvégien et 50% par Patria.

Kongsberg est une entreprise majoritairement civile dont le chiffre d’affaires est largement supérieur à celui de Patria, de l’ordre d’1,5 milliard d’euros en 2017. Sa diminution très marquée entre 2012 et 2017 dans le graphique ci-après doit être relativisée car elle est fortement amplifiée par les fluctuations du taux de change entre l’euro et la couronne norvégienne. Malgré cette différence de taille, le chiffre d’affaires défense de Kongsberg est relativement proche de celui de Patria, autour de 500 millions d’euros. On constate également que le groupe Kongsberg est fortement dépendant des ventes à l’exportation.

Ce rapprochement contribue donc à renforcer la coopération entre pays nordiques dans le domaine de l’industrie de la défense. Ensemble, les deux entreprises représentent ainsi le deuxième groupe nordique dans le domaine de la défense en chiffre d’affaires, derrière la firme suédoise Saab. La nouvelle entité dispose ainsi de compétences très larges, à la fois civiles et militaires : véhicules blindés, systèmes d’armes pour véhicules, aérostructures, maintenance de moteurs d’avions et d’hélicoptères, assemblage d’avions et d’hélicoptères, systèmes navals… Dans ce contexte, « l’objectif principal de l’activité en cours de fusion et d’acquisition est de renforcer l’avantage concurrentiel afin de remporter de grands contrats nationaux et régionaux face à une présence et des offres accrues en provenance de rivaux ‘étrangers’ »G. O’DWYER, « Industry consolidates as Nordic states unify on defense », Defense News, 11 novembre 2016. Alors que le groupe Kongsberg affiche ouvertement qu’un des éléments clés de la stratégie de marché de sa division aéronautique et défense est la formation d’alliances avec des entreprises de défense internationales, le rapprochement avec le Finlandais Patria « a pour ambition de créer un ensemble complémentaire dont chaque élément pourra mieux rivaliser en Europe du Nord et au-delà »https://www.ttu.fr/kongsberg-rachete-499-de-patria/.

Ces éléments permettent de constater que la consolidation des industries finlandaises de la défense suite à la fin de la guerre froide s’est effectuée en trois temps.

Tout d’abord (1996-1997), la majorité des entreprises de la défense et de l’aéronautique du pays sont consolidées en une entité unique détenue par l’Etat, Patria. Une telle évolution revient à assembler des activités industrielles certes disparates, mais elle permet d’obtenir une certaine taille critique dans le cadre d’activités toutes fortement liées à l’Etat.

Dans un second temps (1998-2001), le gouvernement finlandais cherche activement des partenaires internationaux sous la forme de partenaires stratégiques, de façon à pérenniser une industrie stratégique confrontée à la fois la chute du budget de la défense d’un Etat de quelques cinq millions d’habitants ainsi qu’à une internationalisation croissante du secteur. Ces partenariats se manifestent par des liens capitalistiques et industriels : Nammo est issue de la consolidation des activités de fabrication de munitions de la Norvège, de la Suède et de la Finlande, et l’actionnariat est au départ réparti entre les trois Etats. Quant à Patria, la présence d’EADS à hauteur de 26,8% de son capital lui donne accès à une visibilité européenne et mondiale.

Plus que le retrait de la Suède du capital de Nammo en 2006, c’est surtout la décision d’EADS (devenu Airbus) de se retirer du capital de Patria dans le cadre d’une vaste réorganisation interne en 2014 qui marque la troisième phase : après une période d’incertitude marquée par une reprise de l’intégralité du capital par le gouvernement finlandais, un partenariat stratégique est trouvé avec le groupe norvégien Kongsberg en 2016, ce qui renforce une coopération industrielle militaire existante entre les deux Etats.

Conclusion

Cet article a étudié la mise en place de partenariats capitalistiques et industriels croisés entre la Norvège et la Finlande en les replaçant dans le temps long, à travers l’étude des mutations de l’industrie finlandaise de la défense depuis les années 1920. Il a mis en évidence la succession de deux grandes périodes qui correspondent à deux modes de régulation différents du secteur.

Des années 1920 jusqu’à la fin de la guerre froide, la Finlande se dote progressivement d’une industrie militaire dans le cadre d’initiatives publiques comme privées, via un vaste soutien gouvernemental. La guerre d’hiver, la guerre de continuation (Seconde Guerre mondiale) et la guerre froide voient alors se développer un système national de production d’armement. Ce système est avant tout tourné vers le client national, avec plusieurs productions au niveau de plateformes (avions d’entraînement, véhicules, systèmes d’artillerie…) et des exportations restreintes. Une première consolidation a lieu durant cette période avec le regroupement d’une partie des industries aéronautiques et de défense au sein d’un vaste conglomérat industriel civilo-militaire : Valmet.

La fin de la guerre froide ouvre cependant la voie à un processus d’internationalisation, de recherche accrue de débouchés export et de redimensionnement capacitaire. Alors que la totalité des entreprises de l’aéronautique et de la défense sont consolidées en une entreprise unique détenue par l’Etat, Patria, certains programmes ambitieux (avions d’entraînement, systèmes d’artillerie) sont remis en cause. Toujours avec un soutien gouvernemental actif, la recherche de partenariats internationaux passe alors par deux éléments : l’intégration transnationale des activités relatives à la fabrication de munitions entre la Norvège, la Suède et la Finlande (Nammo) et l’entrée de l’avionneur européen EADS au sein du capital de Patria à hauteur de 26,8%. La décision d’EADS, devenu Airbus, de se retirer du capital de Patria en 2014 implique alors une reprise temporaire de la totalité du capital de l’entreprise par la puissance publique, qui cherche activement un nouveau partenaire international. En 2016, le groupe norvégien Kongsberg fait l’acquisition de 49,9% du capital de Patria : cette alliance stratégique entre deux firmes aux activités défense complémentaires inaugure alors le basculement d’une recherche d’ouverture internationale en s’adossant à un grand acteur du secteur vers une coopération régionale renforcée et pragmatique, de façon à faire face à une concurrence accrue sur les marchés nationaux comme internationaux.

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