Sommaire du n°7 :
Du métal liquide pour des drones à mémoire de forme, une peau artificielle ou un spray capables tous les deux de rendre un objet invisible à un radar, des lentilles de contact permettant de voir dans l’infrarouge, ou encore une armure liquide pour les forces spéciales… autant de projets de recherche innovants dans le domaine de la défense terrestre qui, jusqu’alors, relevaient de la science-fiction. Mais au-delà du fantasme nourri par la peur du robot-tueur intelligent ou de l’arme laser portative, le domaine de l’innovation technologique de défense connaît aujourd’hui un développement remarquable, et ce que nous prenions jusqu’alors pour des fantasmes d’ingénieur s’avèrent parfois proches de la mise en service opérationnelle. Mais la prospective dans le domaine est complexe : quelles sont les voies susceptibles de déboucher ? Comment identifier les tendances, les ruptures technologiques ou capacitaires ?
Quel raisonnement pour quelle prospective ?
Lorsque l’on effectue de la prospective technologique dans le monde de la défense, la tendance naturelle est de partir du besoin opérationnel pour en tirer les grandes directions d’évolution du domaine. Ainsi, les technologies permettant la protection ou la lutte contre les engins explosifs improvisés (IED) ont effectivement connu un développement important ces dernières années en raison des périls encourus par nos troupes sur le terrain. De la même manière, les efforts demandés aux armées en termes de réduction de budget ont privilégié certaines directions de recherche au détriment d’autres voies plus coûteuses mais également potentiellement génératrices d’innovation.
Tenter de prévoir l’évolution de l’innovation technologique de défense en se fondant sur les seuls besoins exprimés, c’est donc se limiter à l’analyse du passé pour essayer de prévoir le futur : un exercice certes intéressant, mais biaisé par nature : il est en effet impossible de percer le brouillard de la guerre, et d’identifier avec certitudes les nouvelles menaces – et, partant, les nouvelles priorités opérationnelles – auxquelles nos forces devront faire face.
Une autre tentation, qui concerne essentiellement les industriels, est de se reposer sur l’état actuel de la technologie et les priorités liées aux stratégies industrielles de recherche. Les sociétés qui investissent massivement dans les domaines de la réalité virtuelle, ou de l’intelligence artificielle tendent donc à prévoir l’évolution de la technologie par le prisme de cette dernière.
Outre le caractère évidemment limitatif de cette analyse, c’est sans compter que les technologies aujourd’hui développées ne seront pas nécessairement celles présentes demain. La technologie doit en effet franchir ce que l’on appelle « la vallée de la mort » : le fossé séparant l’innovation de laboratoire et la technologie industrialisée. Et si, finalement, la technologie ne semble pas à la hauteur des attentes qu’elle a générée, la désillusion engendrée peut mener cette dernière dans une voie de garage, provisoire ou définitive. C’est ainsi que les lunettes de réalité virtuelle de première génération ont été rapidement délaissées par les ingénieurs, en raison de leur coût, de leurs limitations techniques (latence, résolution…), générant ainsi une certaine déception, voire une désillusion.
Si aucune méthode n’est véritablement satisfaisante, l’observation des investissements tous marchés confondus et surtout l’analyse de la viabilité économique des technologies permettent néanmoins de tirer des enseignements et d’établir une prospective étayée par un certain pragmatisme. Les investissements colossaux réalisés dans le domaine de la réalité virtuelle, de la géointelligence et de l’imagerie satellitaire, de la robotique autonome et des drones, de la gestion de l’énergie ou des nanotechnologies (la liste est loin d’être exhaustive) donnent par nature des lignes de force technologiques dont la Défense bénéficie également. Ces technologies civiles seront adaptées, de manière à prendre en compte les besoins et exigences propres aux emplois militaires, et seront génératrices de ruptures technologiques et capacitaires.
Une évolution prévisible au moins dans certains domaines
Les domaines sur lesquels les investissements porteront sont bien connus : robotique, intelligence artificielle, mobilité, énergie… De nombreux rapports pointent les secteurs technologiques destinés à un avenir brillant de par les montants astronomiques investis dans leur développement, et la rentabilité des marchés visés. A titre d’illustration, on estime à 6 trillions de dollars l’impact potentiel économique lié au développement des technologies d’intelligence artificielle et de big data d’ici 2025Rapport McKinsey Global Institute – Disruptive technologies : advances that will transform life, business, and the global economy. May 2013 – James Manyika and al.. Les véhicules autonomes, quant à eux, permettraient d’éviter 1,5 million de morts inutiles dans le même délaiIdem. : le financement de cette recherche ne fait donc aucun doute. Les investissements massifs réalisés dans ces domaines permettront donc aux industriels de défense de disposer de technologies matures, financées, et qui auront franchi cette « vallée de la mort ».
Réalité augmentée et robotique militaire
Le développement des véhicules autonomes, outre ses retombées directes dans le domaine de la robotique militaire terrestre, permet également de faire progresser des domaines connexes comme la réalité augmentée. On rappelle que la réalité augmentée consiste à superposer des informations synthétiques (indications, ou même avatars virtuels) en toute cohérence avec le monde réel. Pour cela, il faut être capable de « comprendre » son environnement, par des techniques de cartographie et de vision artificielle. C’est ce qu’un robot autonome doit accomplir pour réaliser sa mission. En finançant le monde de la robotique, on fait donc également progresser les technologies de réalité augmentée, dont les applications militaires terrestres sont connues : pare-brise intelligent pour la conduite de véhicules militaires, simulation embarquée (le système d’armes devient le simulateur et peut être utilisé pour l’entraînement sur le terrain), ou encore augmentation du fantassin par injection d’informations tactiques sur des lunettes de protection (projet Ultra-Viz). Une start-up de réalité augmentée, appelée Magic Leap, vient de recevoir 800 millions de dollars de financement en série Chttp://techcrunch.com/2016/02/02/ar-startup-magic-leap-raises-793-5m-series-c-at-4-5b-valuation-led-by-alibaba/ alors que la technologie n’est pas encore aboutie. Une aubaine pour le domaine de la défense : quel industriel du domaine pourrait financer à une telle hauteur une technologie non critique ?
Au-delà, c’est l’ensemble des technologies d’interface qui, de par l’essor des financements liés à l’internet mobile, va connaître une prodigieuse accélération. Si le projet Google Glasses (désormais appelé projet Aura) a connu quelques réajustements, les interfaces de type réalité virtuelle et augmentée sont aujourd’hui amenées à se développer considérablement. Le projet JFX3 du ministère de la Défense britanniquehttps://www.sea.co.uk/docs/Simulation-Training-Augmented-Reality.pdf a ainsi montré que dans le domaine de la navigation tactique, les routes utilisées via un procédé de lunettes de réalité augmentées étaient plus pertinentes que les routes déduites par les moyens usuels (de nuit comme de jour, avec un effet plus spectaculaire de nuit).
Armes et munitions intelligentes
Autre tendance de fond : la miniaturisation et la démocratisation – sur le plan économique – des processeurs, tirées par l’industrie de l’internet mobile. On connaît déjà les munitions programmables : ainsi le fusil X25 de la société OrbitalATK est capable de tirer des munitions « intelligentes » programmées pour exploser après un temps de vol donné (« airburst »), par exemple 4m au-dessus d’un adversaire, neutralisant ce dernier par un effet de souffle et la production d’éclats sur 360 degrés. Le tir est coordonné avec le laser permettant de calculer la distance à la cible : le fusil devient une arme informatisée, tirant lui-même une munition programmable. On peut également citer la munition EXACTO (encore un projet de la DARPA), destinée à équiper un fusil de haute précision pour les tireurs d’élite et capable d’utiliser un système de guidage optique en temps réel pour trouver et neutraliser sa cible. L’extrême démocratisation des processeurs en termes de simplicité d’utilisation et de coût, comme la miniaturisation des sources d’énergie permet d’envisager que dans le futur, une majorité d’armes et de munitions (même individuelles) seront ainsi « intelligentes », avec les risques que cela comporte notamment en termes de sécurité des systèmes d’information.
Un essor des nanotechnologies dans la défense
Le domaine des nanotechnologies représente également un secteur considérablement dopé par la recherche industrielle ou étatique. En 2017, le gouvernement américain a prévu un budget de près 1,4 Mds de dollars dans le cadre de sa National Nanotechnology Initiativehttp://www.nano.gov/about-nni/what/funding - supplement to the President’s 2017 Budget request submitted to Congress on February 9, 2016, NSTC/CoT/NSET., ce qui fait des nanotechnologies le plus grand programme scientifique américain financé par le budget fédéral, dépassant de loin le Projet « Génome Humain ». Les nanotechnologies, ce sont les études et procédés de fabrication et de manipulation de structures, de dispositifs et de systèmes matériels à l'échelle du nanomètre. Les applications des nanotechnologies (dans le domaine de l’armement terrestre sont nombreuses, qu’il s’agisse de réaliser par gravure des structures nanoélectroniques (ce que l’on appelle la voie top-down) et ainsi de miniaturiser des processeurs ou des capteurs, ou (voie bottom-up) d’assembler des composants élémentaires pour fabriquer des structures plus complexes.
Quelques exemples permettent de mieux appréhender les perspectives dans le domaine militaire : ainsi, en utilisant les nanotechnologies pour développer des nanocapteurs, l'information pourrait être stockée et analysée plus efficacement, le renseignement et la surveillance pourraient fortement progresser et les projectiles pourraient atteindre une précision extrême grâce à des nano-ordinateurs incorporés dans chaque munition. Sans compter évidemment les applications en santé et médecine militaire, comme par exemple les textiles photocatalytiques revêtus de nanoparticules à base de dioxyde de titane permettant de développer des tenues auto-décontaminantes.
Egalement, de nombreux travaux cherchent à développer des métasurfaces diélectriques permettant de rendre invisible son porteur (robot, drone, véhicule, voire fantassin) à certaines longueurs d’ondes. Une telle « cape d’invisibilité » agit en absorbant et redirigeant les ondes électromagnétiques, par exemple grâce à des nanoparticules de céramique. En utilisant les nanotechnologies, plusieurs équipes ont montré qu’il était possible de rendre l’objet revêtu de cette cape invisible à certaines longueurs d’onde : ondes radars (jusqu’à 70% d’absorption), ou même…lumière visible.
Le domaine des nanomatériaux est si prometteur qu’il est impossible ici de réaliser un panorama complet de ses applications : citons pour mémoire le développement de nouveaux blindages plus légers (donc générateurs d’économie d’énergie), et plus résistants, ou la réalisation de surfaces bio-inspirées grâce à des procédés de nanofabrication. La DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) américaine a ainsi conçu Z-Man : un dispositif inspiré de la surface adhésive des pattes du lézard Gecko et destiné à être placé sur les mains d’un fantassin afin de permettre l’escalade de parois verticales.
Des convergences technologiques génératrices de ruptures capacitaires
Mais les véritables ruptures technologiques proviendront de l’association de deux phénomènes : la convergence technologique, et la rupture d’usage ou d’emploi. Apparu avec la diffusion d’un rapport du think tank World Technology Evaluation Center, le concept de convergence technologique dans le contexte considéré ici concerne l’amélioration des performances des systèmes militaires par synergie entre les grands domaines technologiques émergents. La convergence la plus médiatisée est celle des NBIC : Nanotechnologies, Biologie, Informatique et Sciences Cognitives.
A titre d’exemple particulièrement illustratif, la convergence naturelle entre informatique et sciences cognitives est à l’origine de l’essor des technologies d’intelligence artificielle. Au-delà des effets d’annonces médiatiques (le « deep learning » n’étant finalement que l’alliance des technologies de réseaux de neurones des
années 1950 avec la puissance de calcul disponibles aujourd’hui), les capacités de calcul, et donc d’algorithmique, vont continuer à progresser avec l’utilisation de nouveaux matériaux. Ainsi, l’utilisation de nanotubes de carbone comme supraconducteurs ou de graphène devrait mener dans un horizon proche au développement de processeurs très haute fréquence (de l’ordre de 500 GHz) et à très basse consommation. Il s’agit là de faire tomber la barrière de la puissance et de la mobilité sur le théâtre d’opération.
Les applications sont innombrables : à l’intérieur des véhicules ou encore pour équiper le fantassin d’une puissance de calcul compatible avec les possibilités des armes futures. Avec de telles capacités, des systèmes de combats élargis permettront de disposer en permanence d’un temps d’avance sur l’adversaire en augmentant considérablement le rythme de la boucle décisionnelle des opérations sur le terrain. Face à une multiplicité de capteurs, et même de nano-capteurs, la capacité à stocker, traiter, croiser, analyser des données sur le terrain permettra également de disposer de capacités de renseignement locales, dans un rythme cohérent avec le temps de la manœuvre.
La convergence entre la microélectronique et les nanomatériaux permet également d’envisager des ruptures capacitaires, comme ce que l’on appelle communément « l’homme augmenté ». Il s’agit d’améliorer la performance humaine dans ses différentes composantes pour obtenir un gain militaire décisif.
Ainsi, la convergence entre microélectronique et nanotechnologies mène à la réalisation de dispositifs permettant l’amélioration des perceptions : des chercheurs du MIT ont récemment annoncé avoir combiné un capteur thermoélectrique à base de graphène avec un MEMS (micro système électromécanique) composé d’une membrane de nitrure de silicium. Avec cette nouvelle technologie, il devient possible de développer un système de vision thermique très compact, voire flexible et transparent. On peut ainsi imaginer rapidement l’apparition de lentilles de contact capables de conférer une vision thermique à leur porteur.
Mais d’autres projets, plus futuristes, permettent d’augmenter plus radicalement les capacités humaines. Ainsi, la DARPA explore, dans le cadre du projet NESD (Neural Engineering System
Design), une voie de recherche visant à développer une interface cérébrale sous la forme d’un implant, permettant d’échanger entre cerveau et monde numérique. Les applications vont de la restauration de capacités perdues suite à une lésion cérébrale (audition, vision, gestes…) au traitement rapide de l’information, et au contrôle/commande de systèmes complexes par interface neurale.
De telles convergences entre informatique et biologie sont évidemment génératrices de ruptures capacitaires – avec les défis éthiques afférents à l’utilisation d’un « super-combattant » augmenté par la technologie. Car si le risque technologique est de saturer les capacités cognitives de l’homme en lui demandant d’interagir directement avec un système complexe (drones, robots, systèmes d’armes), le risque éthique est de rentrer dans une logique de mathématisation extrême des processus et de délégation des décisions.
Des technologies critiques spécifiques à préserver
L’analyse de la viabilité des innovations sur les marchés permet donc d’imaginer, dans une certaine mesure, le futur de la technologie militaire. Toutefois, même si la tentation est grande de considérer que les technologies sont duales, et que la R&T civile pourrait prendre le relais, ce n’est, de fait, qu’une illusion. En l’espèce, le domaine nécessite des compétences particulières, qui ne sauraient être directement transposées, même si les technologies sont pour une part portées par le domaine civil.
A titre d’illustration, dans le domaine de l’énergie, les moteurs hybrides civils ne répondent pas aux impératifs des besoins opérationnels militaires (disponibilité opérationnelle, périodes de veille…). Il est donc nécessaire d’investir dans la R&T pour développer des batteries longues durées dont les caractéristiques très spécifiques ne correspondent pas aux besoins du grand public.
De la même manière, les technologies liées à la furtivité sont spécifiques au domaine militaire, comme celles liées à la détonique, par exemple. Il est donc nécessaire de conserver une certaine réactivité, une capacité d’adaptation permettant d’allouer à ces domaines des efforts de financement spécifiquement dédiés à leur adaptation au monde de la défense.
Un effort de prospective à long terme
Par ailleurs, on pourrait craindre que dans les prochaines décennies, de nombreuses innovations soient verrouillées par des brevets civils, rendant complexe leur adaptation au monde de la défense. La prospective technologique est donc clé ; elle doit s’exercer avec une vision large, transverse, mais également en gardant à l’esprit que la surprise économique, comme la surprise stratégique, sont toujours possibles, et qu’il est parfois nécessaire de préempter, ou en tout cas d’investir suffisamment tôt sur les domaines technologiques clés. Par essence, ceux-ci ne sont pas définis par avance : des « signaux faibles » peuvent apparaître, des domaines technologiques peuvent se révéler, des technologies immatures peuvent s’avérer clés.
La prospective technologique de défense est paradoxale : c’est à la fois un domaine d’expertise, de grande technicité, et un champ ouvert, où l’imagination et la curiosité sont essentielles. Le domaine de l’armement terrestre, s’il fait peut-être moins rêver dans l’imaginaire collectif que l’aéronautique, le spatial ou le naval, est en réalité d’une très grande complexité, et d’une exigence remarquable. Le terrain commande : la complexité d’un milieu que l’adversaire peut parfaitement connaître et maîtriser nécessite une avance technologique toujours au profit de l’homme. La surenchère technologique doit être évitée au profit d’une juste suffisance éclairée, un juste équilibre entre science, vision, anticipation et pragmatisme.