Sommaire du n°14 :
Après la valorisation massive des énergies (fossiles, hydraulique), la mécanisation des tâches ou l’informatique, la fabrication additive porte les ferments d’une nouvelle révolution industrielle et constitue une innovation de rupture, dont les effets seront durables et structurants. Le succès des technologies de l’impression 3D tend à rapprocher fabrication des objets et utilisateurs, et esquisse une possible relocalisation des productions, dont l’actualité sanitaire montre la pertinence.
La fabrication additive regroupe l’ensemble des techniques ou procédés permettant de fabriquer un objet en agglomérant des couches de matières (polymères, métalliques…) à partir d’un modèle numérique (CAO). L’impression 3D s’im-pose progressivement dans de nombreux domaines et son développement s’accélère, en particulier, dans les secteurs de la santé, de l’industrie (y compris aéronautique) et de la construction, tout en intéressant de plus en plus fortement le grand public à travers des objets de consommation courante. Outre le développement des services de fabrication en ligne et le prototypage, les technologies 3D sont utilisées de manière croissante pour la production en série de pièces.
Le cabinet Deloitte estimait en 2019 la croissance du chiffre d’affaires de ce secteur à 12,5% par an, un taux qui a doublé depuis 2015DELOITTE, Deloitte Insight. Technology, Media, and Communication Predictions 2019, 2019, 112 p., https://www.deloitte.co.uk/tmtpredictions/predictions/3d-printing/ . Des études plus récentesSmartTech Analysis, Market Opportunities for Additive Manufacturing in the General Industry and Tooling Sector-2020-2029, 2 March 2020, https://www.smartechanalysis.com/reports/market-opportunities-for-addit… et 3D Natives, « Les tendances de la fabrication additive en 2020 : 3D Hubs donne ses prévisions », 4 février 2020, https://www.3dnatives.com/tendances-3d-hubs-impression-3d-04022020/ projettent une croissance annuelle de ce marché de 24% au cours des cinq pro-chaines années et son doublement tous les trois ans (pour atteindre un volume de 35 milliards de dollars en 2024).
Pour les Armées, la fabrication additive présente un potentiel de flexibilité considérable, dont la portée est limitée à ce stade par la capacité à imaginer les usages, la taille des pièces, la variété des matériaux et la qualification des processus. Mais les progrès technologiques sont très rapides dans ce secteur et des professionnelsEntretiens réalisés en 2019 dans le cadre d’une étude réalisée par la FRS pour la Direction générale de l’Armement. font état d’innovations, par exemple, dans la fabrication additive métallique, rendant possible techniquement ce qu’ils pensaient inenvisageable seulement quelques mois plus tôt. La chaîne 3D (conception, fabrication, post-traitement) permet de mettre en oeuvre des produits à la demande, soit à petite échelle (pièces détachées…), soit à grande échelle (développement de nouveaux systèmes, généralisation d’une modification…), en rapprochant les lieux de production et d’expression de la demande.
Pourquoi recourir à la fabrication additive ?
Dans les domaines où la fabrication additive apporte une capacité inédite sans équivalent comme, par exemple, la production de peau, l’innovation s’impose d’elle-même.
Dans les cas où la fabrication additive entre en concurrence avec d’autres procédés de fabrication (usinage, moulage, formage, assemblage), plusieurs principes peuvent guider la diffusion de l’impression 3D, en particulier pour les Armées. Tout d’abord, la logique inhérente à la fabrication additive ne réside pas dans la reproduction de pratiques ou de pièces existantes, mais dans leur re-conception et leur optimisation. Cette technologie permet des gains de poids et de performance, améliore la géométrie de pièces complexes et facilite leur assemblage et peut à la fois raccourcir les délais de fabrication et en diminuer les coûts. La copie à l’identique peut être choisie pour éviter la re-conception et simplifier la qualification de la pièce, pour la produire au plus vite. Ensuite, la fabrication additive est associée à une idée de rapidité et de flexibilité, pour pallier l’obsolescence de matériels, ou des délais et des coûts de production qui seraient exorbitants avec d’autres procédés (surtout pour de petites quantités).
L’impression 3D en opérations extérieures
En opérations extérieures, la capacité à durer, ou l’autonomie de manière plus générale, sont des propriétés et des qualités particulièrement recherchées par les forces pour l’engagement opérationnel ou le stationnement. Plusieurs axes d’effort s’inscrivent dans cette direction, comme l’allègement des flux logistiques, sources de vulnérabilités, pour restreindre l’exposition d’hommes à des menaces, tout en renforçant l’autonomie des forces déployées. Un autre effet recherché concerne le maintien en condition opérationnelle (MCO) pour conférer une meilleure disponibilité des maté-riels, dont la maintenance peut devenir critique face à la carence de pièces de rechange ou à des délais d’approvisionnement excessivement longs. Au-delà de ces deux exemples, la fabrication additive révèle un potentiel considérable, sans doute dans tous les domaines d’opérations militaires, incluant même des aspects médicaux (peaux, instruments…), les infrastructures ou l’adaptation des munitions à des effets recherchés. Ces technologies peuvent aussi servir à modifier, à renforcer, à personnaliser ou à adapter des matériels existants dans une logique d’efficacité ou d’ergonomie.
Sans doute ne faut-il pas attendre, au moins à moyen terme, une réduction significative des volumes de flux logistiques par l’incorporation d’imprimantes 3D en opérations extérieures. Le dépôt de matières se limite au mieux à quelques kilogrammes par heure pour les plastiques, soit deux à cinq tonnes par mois par machine et, au maximum, à une centaine de kilos par mois pour de la fabrication additive métallique. C’est bien la réduction des temps d’indisponibilité des équipements, leur amélioration ou leur adaptation qui constituent les atouts de la fabrication additive en opérations extérieures.
Imaginer et expérimenter les possibilités de la fabrication additive
Les retours d’expérience de l’US Marine Corps (USMC) en matière de fabrication additive révèlent la nécessité de se familiariser avec les possibilités offertes par ces technologies, ce qui passe par deux étapes concomitantes. Tout d’abord, « se faire à l’esprit » de ce potentiel, comme en témoigne la formation obligatoire d’une semaine à l’impression 3D des officiers généraux nouvellement promus de l’USMC. La sensibilisation de la chaîne hiérarchique permettra une meilleure intégration de ce potentiel et d’imaginer ces nouveaux usages. La deuxième est l’expérimentation dans des domaines variés, à l’échelle du terrain, à l’image du déploie-ment dans chaque régiment de l’USMC d’une capacité de fabrication additive polymère et, pour cinq d’entre eux, métallique. « Se faire la main » complète ainsi l’étape « se faire à l’esprit ».
Ce double besoin d’imaginer et d’expérimenter se retrouve dans les démonstrations menées dans la bande saharo-sahélienne par la SIMMT (Structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres) pour le MCO de matériels terrestres (MCO-T) et dans celles embarquées dans des bâtiments de la Marine nationale, avec Naval Group.
Des expérimentations en cours
La SIMMT mène deux expérimentations de fabrication additive plastique à Gao, depuis mai 2019, et N’Djamena, depuis novembre 2019, qui vont permettre de comparer les intérêts et contraintes de déploiement en opérations extérieures de trois technologies différentes : stéréolithographie, dépôt de matière par fil fondu, frittage laser sur lit de poudre. Cette dernière est d’un emploi plus contraignant, mais elle permet d’obtenir des propriétés mécaniques variées, en fonction des différentes poudres utilisées. Des poudres techniques per-mettent d’envisager des pièces composites d’une résistance
analogue ou supérieure à certains métaux comme l’aluminium. La stéreolithographie et le dépôt de matière par fil fondu ont pour arguments une mise en oeuvre simple et un faible coût à la fois de la machine et de la matière première. Sans doute y aura-t-il un intérêt à maintenir une pratique de ces technologies, ne serait-ce que pour se familiariser avec leur potentiel, plutôt que se concentrer sur l’une d’entre elles.
Plus de 300 pièces ont été fabriquées à Gao, dont un tiers était destiné au MCO-T. Les deux autres tiers répondent à des demandes d’autres services (SSA…) ou à des besoins d’opportunité. La formation et la constance du niveau de compétence des équipes opérant les imprimantes sont dé-terminantes dans la réussite d’un tel déploiement.
De plus, la SIMMT a initié une blockchain, dont le principe est d’instaurer une relation de confiance et de sécurité entre les acteurs d’une chaîne 3D, de l’industriel aux utilisateurs. Ce principe a, entre autres, pour but de garantir à l’industriel qu’il est bien rémunéré lors de l’impression d’une pièce relevant de sa conception. Autre objectif, la blockchain sert à garantir l’intégrité du fichier 3D et à assurer que le fichier imprimé est bien celui fourni par l’industriel ou validé par la SIMMT.
Naval Group a déployé une capacité de fabrication additive polymère par fil fondu sur des bâtiments de la classe Mistral, le Dixmude, puis le Tonnerre. Au cours de l’expérimentation sur le Dixmude, qui a duré 145 jours, 150 pièces ont été réalisées, dans le cadre d’une trentaine de projets distincts. Près de 60% étaient des pièces d’emménagement et d’agrément, et pour une vingtaine de pourcents des pièces techniques. Ces expérimentations ont montré la capacité à produire des pièces 3D dans un bâtiment en opération. Depuis février 2019, le porte-avions Charles de Gaulle est également équipé d’une imprimante 3D polymère par dépôt de fil fondu. Un Rafale de la Marine nationale a volé au début de l’année 2020 avec une pièce imprimée à bord du porte-avions (un boîtier de commande de vidange des réservoirs de carburant).
Entre 2017 et 2019, Naval Group a réalisé plus de 1.000 pièces, fabriquées par une dizaine d’imprimantes possédées en propre par l’industriel (technologie dépôt de fil fondu). Le groupe a également fabriqué, en collaboration avec l’École Centrale de Nantes, la pale la plus grande jamais réalisée en fabrication additive, par la technologie DED par dépôt de fil métallique. Ce démonstrateur est considéré comme très prometteur, permettant d’envisager la réalisation de propulseurs creux. Construite par une imprimante 3D, cette pièce sera également susceptible d’être réparée avec les mêmes technologies.
La nécessité d’innovations administratives
Pour éviter que chaque expérimentation ou initiative se re-trouve isolée face à des enjeux transversaux de gestion des fichiers 3D, de propriété intellectuelle et de réglementation, l’USMC a opté pour un modèle innovant, l’Advanced Manufacturing Operations Cell (AMOC). Créée par le Marine Corps Systems Command (MARCOSYSCOM), l’AMOC traite des questions de certification, des politiques d’emploi de la fabrication 3D et propose une assistance permanente (24h/7j) pour les personnels du Marine Corps opérant des capacités d’impression 3D. Pour les articles présentant un risque élevé pour les personnes ou la bonne exécution de la mission, l’im-pression de la pièce est subordonnée à l’autorisation de l’AMOC. L’usage est alors temporaire, à caractère urgent et opérationnelPrésentation de AddUp (Alexander Beuque) du 24 octobre 2019 (Agence de l’Innovation de Défense). . Dans ce cas, l’AMOC semble agir à la fois comme autorité technique et comme autorité d’emploi (sur demande préalable du chef de corps), dans le sens où elle endosse la responsabilité juridique reposant sur un chef de corps quand ce dernier décide d’aller au-delà des qualifications techniques. Il s’agit d’une innovation à la fois administrative, technique (pour la qualification) et opérationnelle, de nature à accélérer l’introduction de la fabrication additive en opérations extérieures.
Il apparaît sans doute prématuré d’esquisser une future architecture du soutien où la fabrication additive serait beau-coup plus présente et de définir ce qui devra être fabriqué sur le théâtre et ce qui sera imprimé sur le territoire national, par exemple, dans des pools de fabrication additive. Tant que ces technologies vont s’appliquer à des matériels non conçus pour être maintenus, entre autres, avec de la fabrication additive, on peut imaginer une période transitoire pendant laquelle la fabrication additive répondra à des besoins d’opportunité sur le théâtre et où des fonctions nouvelles seront consolidées (comme la réparation).
Intégrer la fabrication additive dans un programme d’équipement ?
Les limites rencontrées, techniques mais aussi de qualification et de certification, proviennent du fait que la fabrication additive est appliquée à des équipements qui n’ont pas été conçus pour être maintenus, au moins en partie, avec cette technologie.
Un accélérateur de la diffusion de la fabrication additive consiste à intégrer ces technologies dans des programmes d’équipement. Cet objectif pourrait se concrétiser, par exemple, par la fixation d’un seuil de pièces devant être compatibles avec la fabrication additive, que ce soit en poly-mère ou en métal. Non pas que l’industriel soit obligé de fabriquer ces pièces en ayant recours à l’impression 3D, mais que la pièce soit au moins conçue et optimisée pour pouvoir l’être. Au regard des évolutions très rapides des technologies (machines, matériaux…), il est encore difficile de spécifier et d’imposer à un industriel un processus de fabrication particulier au regard de la durée de vie d’un matériel terrestre.
Ces axes d’action potentiels ne signifient pas que les Armées ont vocation à se substituer à l’industriel ou à transformer une base avancée ou une BSIA (Base de soutien interarmées) en un nouveau site industriel. De même, les pièces ne sont pas toutes destinées à être réalisées sur le théâtre d’une opération. Mais il s’agit de permettre davantage de flexibilité dans la maintenance. L’architecture du soutien se fait dès la conception d’un programme d’armement et la fabrication additive doit y être intégrée au même stade.
Ces changements impliquent un vaste travail avec les industriels qui n’ont pas tous pris la mesure des apports de cette technologie et sont réticents à l’investir tant que des problématiques financières, juridiques et de confidentialité (protection des fichiers) ne sont pas résolues.