Bruno Tertrais
29 avril 2024 Version PDf
Ce texte est adapté de l’un des derniers livres de l’auteur, La Guerre des mondes. Le retour de la géopolitique et le choc des empires (Observatoire, 2023).
Comment se déroulerait le scénario de l’invasion de Taïwan ?
Cette hypothèse n’est pas la plus probable pour les années qui viennent. Pékin préférera subjuguer Taïwan l’île rebelle sans envahir le territoire, notamment par une stratégie d’érosion progressive de sa souveraineté politique, territoriale et économique. Et peut-être en ayant recours à la contrainte économique, celle du blocus, qui pourrait initier une sorte de crise de Cuba inversée. Un cran plus haut, Pékin entreprendrait une stratégie de prises de gage : Taiping (Itu Aba) dans l’archipel des Spratleys, puis les îles Dongshas (Pratas), puis Kinmen (Quemoy) et enfin les Penghu (Pescadores), proches de l’île principale. Une sorte de tactique du salami. Ces scénarios présenteraient des inconvénients : ils auraient un impact majeur sur l’économie chinoise et permettraient aux défenseurs de l’île de se préparer. À moins que le but soit de pousser Taipei à l’indépendance, donnant ainsi à Pékin un prétexte rêvé pour une invasion.
L’autre scénario consisterait en une offensive tous azimuts. Il est certain que Pékin ne bénéficierait pas alors de l’effet de surprise stratégique. Mais pourrait-il s’en sortir avec une surprise tactique ? Un scénario possible serait que l’Armée populaire de libération (APL) passe d’un exercice à grande échelle à une invasion réelle. Étant donné le nombre croissant d’exercices spécifiquement conçus pour préparer les forces armées chinoises à une attaque réelle contre Taïwan, les observateurs extérieurs pourraient ne pas être en mesure de prédire l’invasion.
Une première volée de centaines de missiles tirés depuis le territoire chinois, accompagnée d’attaques cybernétiques massives, aurait pour but de paralyser les infrastructures et les bases militaires du pays. Puis la flotte chinoise d’invasion – plusieurs centaines de navires militaires et civils – se dirigerait vers l’île. Admettons que, malgré des pertes considérables durant la traversée du détroit, des dizaines de milliers de soldats chinois débarquent sur une dizaine de plages du côté occidental de l’île principale, pendant que des commandos aéroportés sont largués sur l’arrière. Avec pour objectif d’y acheminer plusieurs centaines de milliers d’hommes.
Un objectif clé de l’opération serait la décapitation du leadership. Il est peu probable que Pékin veuille anéantir la capitale, y compris parce que le musée national du Palais, qui abrite les objets les plus précieux de l’histoire de la Chine et qui a été transféré à la hâte sur l’île en 1949, s’y trouve. Une réplique grandeur nature du palais présidentiel, construite en Mongolie extérieure, laisse penser qu’elle pourrait tenter de le capturer au moyen de forces terrestres – même s’il est probable que dès le premier avertissement d’une attaque de la RPC le gouvernement taïwanais se serait réfugié dans l’un des nombreux bunkers souterrains qui existent dans l’île rocheuse et montagneuse.
La corrélation des forces est certes défavorable sur le papier.
La République populaire a l’avantage de la masse et de la technologie. Elle a fait des progrès remarquables depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012. La Chine dispose de plus de deux mille avions de combat, dont près de mille modernes. À la fin de la décennie, la marine de l’APL devrait disposer de quatre cents navires de combat. Les missiles balistiques et de croisière conventionnels positionnés en direction de Taïwan uniquement sont au nombre de mille environ. Pékin a développé la capacité de mener des opérations interarmées. Plus important : Xi Jinping a reconnu que la technologie seule ne pouvait pas résoudre les déficiences de l’APL et a axé les réformes sur les questions d’organisation et de personnel. Les exercices interarmées à grande échelle sont de plus en plus impressionnants. Une nouvelle doctrine d’opérations interarmées a été publiée en 2020. Et contre les États-Unis, la Chine jouerait à domicile à moins de cent trente kilomètres de sa cible principale. Pékin qui, contrairement à Moscou, prépare sa propre armée au scénario d’une invasion massive depuis des années, s’efforce de tirer les leçons de l’aventure ukrainienne, tant sur le plan des matériels que de la stratégie ou de l’organisation du commandement. Et s’efforce de rendre son économie aussi étanche que possible aux sanctions.
En face d’elle, que peut faire une petite île de 215 000 soldats, peuplée de près de 24 millions d’habitants, et sans profondeur stratégique bien que le pays compte près d’une centaine d’îles et d’îlots, contre un géant militaire qui dépense vingt-cinq fois plus qu’elle pour sa défense ? Elle dispose de moins de quatre cents avions de combat, dont seulement une cinquantaine d’appareils sont modernes. De plus, ses effectifs se sont réduits avec le raccourcissement progressif de la conscription dans les années 2000, désormais réduite à quatre mois. Le pays s’efforce d’avoir une force de volontaires. (Seuls quatre cinquièmes environ des postes de soldats professionnels sont occupés.) Mais les réserves sont mal formées, et séparées du reste de l’armée, alors qu’elles pourraient porter le potentiel du pays à 500 000 soldats.
Toutefois, une victoire de Pékin serait loin d’être acquise.
Contrairement à l’Amérique, la Chine ne connaît pas la guerre. Son dernier engagement est un court affrontement avec le Vietnam en 1979, et ce ne fut pas un épisode glorieux pour l’APL. La motivation des troupes appelées à participer à la mission la plus importante de la République populaire depuis sa création ne peut être mise en doute. Mais la fièvre nationaliste peut se transformer en hybris et les forces armées non démocratiques ne sont historiquement pas bien placées et entraînées pour s’adapter et s’ajuster rapidement à des développements militaires imprévus. Ses forces restent celles d’un pays autoritaire, avec peu de marge de manœuvre laissée aux officiers sur le terrain. Et nombre d’incertitudes demeurent quant à l’efficacité au combat des matériels chinois.
Taïwan, quant à elle, se prépare depuis longtemps à l’éventualité de devoir se défendre. Le terrain montagneux, avec seulement une douzaine de sites de débarquement, est truffé de tunnels. Taipei a eu des décennies pour assurer la résilience physique et électronique de l’État et de ses infrastructures, ainsi que pour se préparer à la guérilla et aux capacités défensives. Elle tire les leçons de la guerre d’Ukraine et a entrepris d’allonger la durée de la conscription et de renforcer sa défense civile. Or Pékin ne pourrait pas se permettre de réduire l’île en cendres. Outre que cela la priverait d’un potentiel économique et technologique important, cela cadrerait mal avec le récit d’une réunification pacifique. La détermination des Taïwanais à défendre leur territoire va croissant : l’Ukraine a servi d’électrochoc. La part de la population prête à défendre la patrie a doublé. Et la résistance des Ukrainiens a donné confiance à la population… Taipei sait que le conflit serait, littéralement pour elle, existentiel. Sur le papier, l’équilibre des forces semble opposer l’éléphant au moustique. Mais l’avantage va toujours à la défense, et la supériorité numérique ne garantit jamais la victoire.
Un débarquement de vive force, destiné à prendre le contrôle d’un territoire hostile, n’est pas une partie de plaisir. C’est d’ailleurs pour cette raison que les Américains avaient renoncé, en 1944, à envahir Taïwan (Opération Chaussée), alors occupée par le Japon. La côte occidentale de l’île, ce n’est pas la Normandie. Une progression en terrain marécageux, miné et bien défendu serait très difficile.
Et l’Amérique entrerait en scène. Certes, la République de Chine ne dispose pas d’une garantie de sécurité formelle de la part de Washington, mais l’on peine à imaginer qu’elle puisse renoncer à défendre l’île. Le prix d’une telle renonciation serait en effet terrible. Les États-Unis prendraient le risque de voir Pékin rendre impossible la défense du Japon, déverrouiller l’accès au Pacifique occidental, et de donner confiance à la République populaire pour se lancer dans la course à la suprématie planétaire. Sans compter que l’Amérique pourrait s’estimer garante d’un « bien public mondial » en protégeant l’industrie taïwanaise des semi-conducteurs. Cette dimension peut être comparée à celle de 1991, lorsque l’engagement américain dans la guerre d’Irak était en partie justifié par la nécessité d’éviter une rupture du marché pétrolier. D’autant plus qu’une opération contre Taïwan pourrait s’accompagner d’une cyberattaque massive contre l’Amérique, destinée à compliquer l’intervention des États-Unis.
L’effet psychologique ne serait pas moindre : comment dès lors les alliés de l’Amérique, Japon, Corée du Sud et Philippines en tête – suivis par l’Australie et l’Europe – pourraient-ils alors maintenir leur confiance en elle ? Depuis 2021, les enquêtes d’opinion montrent qu’une majorité d’Américains soutiendraient une opération de défense de Taïwan.
L’Amérique mobiliserait ses forces stationnées au Japon, tandis que celles qui sont déployées à Guam et Hawaï feraient rapidement mouvement vers la zone des combats. Sous-marins, flotte de surface, bombardiers et drones s’efforceraient de couler les navires chinois pendant que les Marines effectueraient des sauts de puce d’île en île pour détruire les infrastructures édifiées par Pékin sur les îlots disputés d’Asie. Le Japon, mais aussi l’Australie, pourraient s’estimer contraints de participer aux opérations.
La surprise qu’ont éprouvée la plupart des observateurs devant les piètres performances des forces armées russes en Ukraine devrait faire réfléchir à tout jugement définitif sur le déroulement éventuel d’une guerre entre les États-Unis et la Chine au sujet de Taïwan. La Russie ne jouait-elle pas « à domicile » autant que Pékin le ferait ? Personne ne sait ce que serait la performance de l’APL. Et les forces chinoises seraient vulnérables aux sous-marins et bombardiers américains opérant depuis la première chaîne d’îles.
Mise en difficulté, la Chine riposterait bien sûr. On peut imaginer qu’elle active des virus informatiques préalablement injectés dans certains systèmes américains de commandement, contrôle et communication. Voire qu’elle détruise certains satellites américains, vitaux pour le renseignement et les communications. Pour le régime communiste, l’enjeu deviendrait rapidement existentiel.
En dépit d’une doctrine affichée de non-emploi en premier, il est dès lors possible que Pékin s’estime contrainte d’employer l’arme nucléaire pour effrayer l’opinion américaine. Par exemple au-dessus de l’île de Guam, territoire non incorporé du Pacifique qui accueille une importante base militaire. Aux États-Unis, le missile balistique chinois Dong Feng 26, d’une portée d’environ 5 000 kilomètres et mis en service en 2016, est d’ailleurs surnommé le Guam Killer. Ou encore de Pearl Harbour, ce qui serait plus grave à la fois militairement – c’est le siège du commandement en Indopacifique –, politiquement – Hawaï est l’un des cinquante États de l’Union –, et bien sûr symboliquement. Dans une telle hypothèse, les forces aériennes et maritimes américaines attaqueraient alors massivement les bases et forces chinoises localisées dans les régions côtières. Sans doute au prix d’importants dommages collatéraux. La population chinoise serait-elle prête à accepter que la guerre l’affecte directement à ce point ? Le régime de Pékin pourrait alors avoir à se trouver devant un choix impossible : la défaite – inacceptable – et la destruction – insupportable. Sa seule porte de sortie pourrait être de se retirer en prétendant avoir mis un terme aux velléités taïwanaises d’indépendance.
Rien n’est acquis, et David ne gagne pas toujours contre Goliath. Au fond, nous ne savons pas ce que donnerait une invasion à grande échelle de Taïwan, car rien de semblable ne s’est produit dans l’histoire. Ce conflit pourrait très bien devenir une véritable guerre hégémonique. Et de tels affrontements peuvent durer longtemps. Il est tout à fait possible que la Chine et les États-Unis finissent par se mobiliser dans la perspective d’une guerre totale. Mais il serait dangereux pour Pékin de tester la résolution américaine : la dernière fois que la puissance militaire asiatique dominante s’y est frottée, sa capitale a été brûlée et deux de ses villes atomisées.
Les Européens ne participeraient presque certainement pas à la défense de l’archipel : ils ne sont pas prêts à mourir pour Taipei et, au demeurant, leur contribution n’apporterait pas grand-chose à la situation militaire. Leurs forces n’auraient pas une plus-value considérable, et compliqueraient en fait la planification américaine. Surtout, les Européens seraient appelés à garder la maison en Europe, car la ponction sur les forces américaines (aviation notamment) serait significative. Seules leurs marines pourraient avoir un rôle indirect à jouer dans la gestion des contrecoups de l’invasion, en contribuant à garantir la liberté de navigation en Asie du Sud-Est, par exemple. Mais une guerre pour Taïwan nous concernerait néanmoins, de quatre manières différentes.
D’abord, bien sûr, parce que ses répercussions économiques nous toucheraient directement. La Chine est notre premier fournisseur de marchandises et notre troisième marché à l’exportation. Quant à Taïwan, elle est l’un de nos principaux fournisseurs de semi-conducteurs. Surtout, les conséquences indirectes d’une guerre seraient massives. Même si l’escalade n’allait pas jusqu’aux extrêmes, l’impact psychologique d’un choc militaire sino-américain sur les marchés financiers serait considérable, les flux commerciaux seraient ralentis, les chaînes de valeur bousculées. Rappelons que TSMC détient aujourd’hui plus de la moitié du marché mondial des semi-conducteurs et possède un quasi-monopole sur les puces de taille inférieure à dix nanomètres. Taïwan occupe une place encore plus importante dans l’assemblage des semi-conducteurs grâce à son groupe Advanced Semiconductor Engineering (ASE). C’est toute l’économie mondiale qui en pâtirait, bien davantage que dans le cas ukrainien. La firme Rhodium a estimé les pertes possibles à au moins deux mille milliards de dollars dans un scénario de blocus. Si vous ne vous intéressez pas à Taïwan, Taïwan s’intéresse à vous.
Ensuite parce que les conséquences pour la crédibilité de l’engagement américain dans le monde pourraient être tout aussi importantes pour nous. Si les États-Unis n’intervenaient pas, ou s’ils étaient défaits, la victoire de Pékin serait éclatante et c’en serait sans doute fini de l’hyper-puissance. Avec deux conséquences possibles pour nous. Soit l’Amérique se retirerait alors sur son Aventin, soit elle chercherait à établir un bastion en Asie contre l’expansionnisme chinois. Dans les deux cas, l’Europe aurait sans doute à prendre en charge sa sécurité. Le scénario annoncé depuis des décennies par la France se réaliserait. Paris estime en effet, depuis la fin des années 1950, que notre continent est à la merci d’un revirement stratégique américain et qu’il ne saurait se fier entièrement à la protection d’un allié distant.
Par ailleurs, la RPC ne manquerait pas de nous menacer si nous devions, comme cela serait attendu par nos alliés et amis, exprimer notre solidarité, voire notre soutien, à Taipei, y compris en imposant des sanctions économiques. Pékin dispose pour cela d’instruments allant des cyberattaques aux missiles nucléaires en passant par les contre-sanctions. Il faudrait alors se préparer à neutraliser, voire à contrer – notamment par la dissuasion – de telles menaces.
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