Notes de la FRS

Les proxies de Pékin à Taïwan : tour d’horizon d’un vecteur de l’influence chinoise

Publication générique pour un programme/observatoire n°00/2024
Adrien Simorre
11 janvier 2024 Version PDf

La société taïwanaise est aux premières lignes des stratégies d’influence du Parti communiste chinois (PCC). Si celles-ci se traduisent par des manœuvres informationnelles visant à désinformer la population et à la faire douter des institutions démocratiques du pays, elles se matérialisent également dans le recrutement de groupes et d’individus directement sur l’île. L’utilisation de ces proxies de Pékin à Taïwan est cependant « plus rarement rapportée dans les médias internationaux, [...] qui tendent à voir à Taïwan ce qu’ils observent dans leur propre pays, à savoir la désinformation »WU Jieh-min, « More than sharp power: Chinese influence operations in Taiwan, Hong Kong and beyond », in China’s influence and the center-periphery tug of war in Hong Kong, Taiwan and Indo-Pacific, Routledge, 2020. .

Cette politique n’en est pas moins essentielle en ce qu’elle participe du travail de « Front uni » mis en œuvre dont l’objectif final est la prise de contrôle de l’île de 23 millions d’habitants par la République populaire de Chine. Le déploiement de cette stratégie à Taïwan est donc spécifique puisqu’elle vise non seulement à influencer la vie politique de cette démocratie, mais aussi à contribuer au processus d’annexion – y compris par la force –, et à anticiper la gouvernance qui en découlerait.

Une stratégie d’influence par la mobilisation de relais des intérêts du Parti

La notion de Front uni désigne à l’origine la fédération des forces extérieures au PCC dans le cadre de la guerre civile contre les nationalistes (1927-1949). Aujourd’hui, le département du Travail du Front uni a pour objectif de servir les intérêts du Parti en Chine comme à l’étranger en cherchant à asseoir sa légitimité, ainsi qu’à discréditer et éliminer toute opposition potentielle à l’exercice de son pouvoir, en Chine ou à l’étranger. Cette stratégie a notamment été activement déployée à Hongkong avant et après la rétrocession de 1997. En 2021, les citoyens taïwanais ont été explicitement désignés comme étant une des cibles dans la nouvelle version du règlement du Travail du Front uni, avec l’objectif d’accomplir la « réunification complète de la patrie ».

Le Travail du Front uni envers Taïwan implique en particulier le Bureau des affaires taïwanaises du Conseil des Affaires d’État et du Comité central du PCC et le département du Travail du Front uni du Comité central du PCC ainsi que les organisations placées sous son contrôle, comme le Bureau des affaires religieuses. Cette politique est déclinée au niveau local via les bureaux locaux des affaires taïwanaises (台辦) mais aussi des affaires religieuses, du tourisme ou encore de la culture. Tous ces acteurs sont en mesure de « financer des individus ou des organisations taïwanaises, organiser des réceptions en groupe, prendre des participations ou subventionner des entreprises servant leurs intérêts, accorder des avantages commerciaux, ou encore travailler à recruter des collaborateurs au service du projet d’unification », note le Bureau d’investigation taïwanaisEntretien en décembre 2023.. Plus proches de Taïwan, la province du Fujian et notamment l’île de Pingtan sont à l’avant-poste de cette stratégie et bénéficient à ce titre de postes de dépense renforcés et de mesures préférentielles exclusives à destination des TaïwanaisA l’image de la zone d’expérimentation intégrée de l’île de Pingtan (平潭綜合實驗區), où a été installé un Marché de produits taïwanais exemptés de taxes et un Parc des entrepreneurs taïwanais..

Depuis le début des échanges économiques entre les deux rives dans les années 1990, la Chine a pu s’appuyer sur les centaines de milliers d’investisseurs taïwanais installés sur son territoire, les Taishang (台商), et aujourd’hui leurs enfants, les Taisheng (台生). Dans le même temps, le PCC a encouragé les échanges avec toutes les strates de la société taïwanaise autour d’éléments culturels (calligraphie, généalogie), religieux (taoïsme, bouddhisme, culte des ancêtres), historiques (mémoire de la guerre sino-japonaise, étude de Sun Yat-Sen ou Confucius), ou économiques (agriculture, tourisme, technologie, etc.). Par ailleurs, un réseau d’intermédiaires et d’agences de voyage tire ses revenus de ces échanges et de ces visites organisées sous l’égide du Front uni.

Sous la présidence Ma Ying-Jeou (2008-2016), ces échanges se sont renforcés, en particulier au niveau officiel, avec par exemple la venue à plusieurs reprises de représentants du Bureau des affaires taïwanaises à Taïwan. Depuis l’élection, en 2016, de la candidate d’opposition Tsai Ing-wen, Pékin a gelé les canaux de communication avec Taipei, et renforcé significativement la pression sur l’île, dans tous les domaines. Le Front uni poursuit en parallèle le recrutement actif de partenaires taïwanais. Alors que la Chine mentionne explicitement dans l’Article 8 de sa Loi anti-sécession de 2005 la possibilité de l’usage de la force contre Taïwan, le risque de mobilisation de ces agents par l’Armée populaire de libération en cas de conflit est réel. Le député du parti majoritaire, le Parti démocrate-progressiste (DPP), Wang Ting-Yu juge par exemple que plusieurs milliers de membres d’organisations criminelles pourraient être mobilisés par Pékin. Des sources non officielles estiment que le nombre d’acteurs susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale en temps de guerre varie entre quelques milliers et 30 000.