Notes de la FRS

Le rôle du QUAD et le partenariat avec l’Asie du Sud : l’importance de l’océan Indien pour la stratégie japonaise

Publication générique pour un programme/observatoire n°00/2022
Nobuhito Hobo
10 mars 2022 Version PDf
Nobuhito Hobo est Professeur au National Graduate Institute for Policy Studies (GRIPS). Il a été ambassadeur du Japon au Sri Lanka et aux Maldives et vice-président de la Japan International Cooperation Agency (JICA).

Question 1 : Pouvez-vous expliquer l’importance de l’océan Indien pour la stratégie Free and Open Indo-Pacific du Japon ?

L’un des événements les plus importants a été la réunion au sommet entre le Japon et les États-Unis en avril 2021. M. Suga, alors Premier ministre du Japon, a rencontré Joseph Biden à Washington DC pour la première fois. À cette occasion, le Japon et les États-Unis ont réaffirmé la stratégie commune pour l’Indo-Pacifique sous la nouvelle présidence des États-Unis.

Les deux dirigeants auraient noté leur engagement envers les valeurs universelles, notam­ment la liberté, la démocratie, les droits de l’Homme et l’état de droit, et ils ont partagé leurs points de vue sur le renforcement de l’alliance Japon-États-Unis, qui est la pierre angulaire de la paix et de la prospérité dans la région Indo-Pacifique. Ils ont également confirmé que le Japon et les États-Unis renforceront leur unité et leur coopération tout en s’associant à des pays partageant les mêmes idées, tels que l’Australie, l’Inde et les pays de l’ASEAN, en vue de la réalisation d’un « Indo-Pacifique libre et ouvert ».

Un autre développement important concerne le processus du G7. Il y a eu la réunion au sommet du G7 en Cornouailles, au Royaume-Uni, en juin 2021, ainsi que deux réunions des ministres des Affaires étrangères et du Développement du G7 en mai et décembre de la même année. Lors de la réunion de décembre 2021, les ministres du G7 ont pour la première fois abordé la question de l’Indo-Pacifique avec les ministres des Affaires étrangères de l’ASEAN. Ils ont débattu de l’importance de maintenir un Indo-Pacifique libre et ouvert, qui soit inclusif et fondé sur l’état de droit. C’était un nouveau développement et une confirmation qu’ils partageaient les mêmes valeurs. Dans le même temps, la situation se tend dans la région, notamment en mer de Chine méridionale, où la Chine revendique l’espace situé à l’intérieur d’une ligne en neuf points qui couvre la quasi-totalité de la mer de Chine méridionale.

À l’occasion de cette rencontre commune, le G7 a fermement réaffirmé les engagements et les positions énoncés lors de sa précédente réunion en mai 2021, qui sont les suivants : « Nous restons fortement préoccupés par la situation à l’intérieur et autour des mers de Chine orientale et méridionale. Nous soulignons l’importance de la paix et de la stabilité de part et d’autre du détroit de Taïwan, et encourageons la résolution pacifique des problèmes entre les deux rives ». La réunion de mai des ministres du G7 avait également appelé à une résolution pacifique des différends en mer de Chine méridionale, en accord avec la décision du 12 juillet 2016 rendue par le Tribunal arbitral de La Haye dans le cadre de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM). On peut donc dire que les positions communes concernant la question de l’« Indo-Pacifique » se consolident progressivement dans le cadre du G7.

Le Japon a constaté un niveau d’engagement accru de la part des membres du G7 et d’autres pays partageant les mêmes idées en 2021 pour un « Indo-Pacifique libre et ouvert ».

Concernant le QUAD, le développement le plus significatif en 2021 a été les deux premières réunions au sommet, l’une en téléconférence en mars, et la première réunion au sommet en personnes qui s’est tenue à Washington au mois de décembre. Le QUAD, formé par l’Australie, l’Inde, le Japon et les États-Unis, est en train de devenir rapidement une alliance très impor­tante. Avec ce processus, on comprend que lorsque les parties prenantes parlent de la sécurité maritime et de la liberté de navigation dans la voie maritime la plus importante dans le monde, l’océan Pacifique et l’océan Indien sont indissociables. Les pays directement intéressés sont nombreux en Asie, en Europe, en Afrique et sur le continent américain. En outre, beaucoup considèrent que, dans une perspective historique, le centre de gravité de la croissance économique mondiale se déplace progressivement de la partie orientale de l’Asie vers l’ouest.

Question 2 : Après AUKUS, quelle est la pertinence et les spécificités du QUAD ?

Permettez-moi de commencer par des explications supplémentaires sur le QUAD. Il est important de noter que l’ordre du jour du QUAD est beaucoup plus large qu’auparavant. Cet élargissement reflète les nouveaux enjeux de sécurité qui sont apparus avec la pandémie mondiale de Covid-19, l’accélération de la crise climatique et un contexte de sécurité régionale toujours plus complexe, comme l’ont exprimé les dirigeants du QUAD lors de leur réunion en septembre 2021. Le QUAD est désormais une alliance qui s’occupe non seulement de la sécurité maritime, mais aussi d’un programme diversifié indispensable pour réaliser un « Indo-Pacifique libre et ouvert » résilient et inclusif. Ce programme couvre des domaines tels que la vaccination contre la Covid-19 par le biais du « Partenariat du QUAD pour le vaccin », la coopération scientifique et technologique, conformément aux « Principes du QUAD sur la conception, le développement, la gouvernance et l’utilisation des technolo­gies », et un nouveau partenariat du QUAD pour les infrastructures, etc.

Le QUAD a également pris un engagement ferme en faveur des rencontres annuelles des dirigeants et des ministres des Affaires étrangères. Ces rencontres sont soutenues par des réunions régulières de hauts fonctionnaires et des groupes de travail.

Dans leur déclaration conjointe datée du 24 septembre 2021, les dirigeants du QUAD ont réaffirmé leur ferme soutien à l’unité et à la centralité de l’ASEAN et aux « Perspectives de l’ASEAN pour l’Indo-Pacifique ». Dans le même paragraphe de la déclaration, ils ont égale­ment salué la « Stratégie de l’UE pour la coopération dans la région Indo-Pacifique ». Ces propos clairs des dirigeants du QUAD illustrent leur volonté d’avoir des relations à plusieurs niveaux avec d’autres partenaires, afin de partager les mêmes valeurs avec le plus grand nombre possible de membres de la communauté internationale. Dans ce contexte, on peut dire que le QUAD est de nature très « inclusive ».

L’AUKUS a été créé en septembre 2021 en tant que partenariat de sécurité trilatéral renforcé entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis dans la région Indo-Pacifique. L’AUKUS met particulièrement l’accent sur le renforcement de la Royal Australian Navy avec des sous-marins à propulsion nucléaire et favorise un partage plus approfondi des informations et des technologies. Le Japon se félicite de la création de l’AUKUS, qui vise à concrétiser les mêmes valeurs que le QUAD, un « Indo-Pacifique libre et ouvert », et l’attachement à l’ordre international fondé sur des règles. Le Japon considère que l’AUKUS et le QUAD pourront se compléter mutuellement.

Question 3 : L’Inde est au premier plan des tensions stratégiques avec la Chine. Dans ce contexte, quelle pourrait être la portée de la coopération entre le Japon et l’Inde ? L’Inde pourrait-elle rejoindre le CPTPP (Comprehensive Progressive Trans-Pacific Partnership) ?

Il est vrai que l’Inde est confrontée à des tensions avec la Chine au nord, le long de la fron­tière montagneuse, ainsi qu’au sud, sur l’océan Indien et au-delà. Je me souviens que, juste pendant la visite du président chinois Xi Jinping en Inde en septembre 2014, des troupes chinoises ont fait intrusion à l’intérieur de la ligne de contrôle effectif dans le nord et qu’un sous-marin chinois s’est glissé dans l’océan Indien depuis le port de Colombo au Sri Lanka. J’ai vu le sous-marin de mes propres yeux à deux reprises à Colombo et je me suis interrogé sur la complexité des relations entre l’Inde et la Chine.

Le Japon considère l’Inde comme un pays d’une importance cruciale pour la paix et la stabilité dans le monde. Le Japon et l’Inde ont renforcé leur coopération dans le cadre du « partena­riat stratégique spécial Japon-Inde » depuis 2014. Les deux pays se sont engagés à tenir une réunion annuelle des dirigeants et à travailler ensemble pour la stabilité dans la région, non seulement de manière bilatérale, mais aussi avec d’autres pays partageant les mêmes idées sous diverses formes.

Permettez-moi de me référer au discours de S.E. Nahendra Modi, Premier ministre de l’Inde, à l’occasion du dialogue Shangri La qui s’est tenu à Singapour en juin 2018. Dans son discours d’ouverture, il a déclaré que « le concept de région Indo-Pacifique s’impose naturellement » et a énoncé la vision de l’Inde en mettant particulièrement l’accent sur l’inclusivité : « Cette région représente une région libre, ouverte et inclusive, qui nous englobe tous dans une quête commune de progrès et de prospérité. Elle englobe toutes les nations de cette zone géogra­phique ainsi que d’autres nations qui y ont un intérêt ».

En ce qui concerne les relations bilatérales entre le Japon et l’Inde, la résilience économique est l’un des domaines de coopération les plus importants. Elle couvre des questions telles que la stabilisation de la monnaie, le renforcement de la relation commerciale et des chaînes d’approvisionnement ainsi que le développement industriel.

L’aide publique au développement (APD) du Japon à l’Inde a atteint 2,7 milliards USD en 2019 (brut), soit le montant le plus élevé pour le Japon comme pour l’Inde. Cette aide couvre, entre autres, des projets de connectivité dans la région nord-est de l’Inde depuis 2003. Cette initiative a été suivie par la création du « Japan-India Act East Forum » en 2007. Le Japon considère la connectivité comme le mot clé pour rapprocher l’Inde et les pays de l’ASEAN.

Dans le domaine de la sécurité maritime, nous constatons les progrès constants de l’exercice Malabar. Tous les pays du QUAD ont participé à l’exercice en 2020 et en 2021.

Le QUAD a identifié un certain nombre de domaines de coopération en vue de renforcer la « résilience » dans la région. Ces domaines sont la pandémie de Covid-19, la science et la technologie (S&T), y compris les questions climatiques, la cybersécurité et la biotechnologie, ainsi que les infrastructures de qualité et le développement des ressources humaines.

En outre, le Japon et l’Inde ont signé un accord de partenariat économique global en février 2011.

Dans ce contexte, je pense que le Japon souhaite que l’Inde rejoigne tout accord de partenariat économique global en fonction de son intérêt propre et du mérite de cet accord. L’Inde dispose de plusieurs options pour l’avenir. Il peut s’agir du partenariat économique global régional (RCEP, Regional Comprehensive Economic Partnership) et/ou de l’accord global et progressif pour le partenariat transpacifique (CPTPP) même si l’Inde a décidé de garder ses distances avec le RCEP pour l’instant. Selon des études universitaires menées sur ces accords commerciaux de nouvelle génération, l’Inde pourrait bénéficier d’avantages économiques par des moyens tarifaires et non tarifaires dans le cadre de ces méga-accords, si elle acceptait d’y participer.

Question 4 : Existe-t-il des possibilités de coopération trilatérale, notamment dans le domaine maritime, entre le Japon, l’Inde et les États membres de l’UE ou l’UE ?

Oui, le Japon a accueilli favorablement la « Déclaration commune sur la réunion des dirigeants Inde-UE » en mai 2021. C’est une façon d’étendre la coopération du point de vue du QUAD également. Il y a de grandes opportunités de coopération avec les États membres de l’UE partageant les mêmes idées, ainsi qu’avec l’UE. Ainsi, en avril 2021, l’Inde a participé pour la première fois à l’exercice naval La Pérouse dans l’océan Indien. L’exercice était dirigé par la France, et d’autres pays du QUAD y ont participé.

Le monde a été témoin d’un certain nombre d’initiatives similaires en 2021, même si l’on ne considère que le domaine de la sécurité maritime. En février, le sous-marin nucléaire d’attaque français SNA Emeraude, accompagné du navire de soutien BSAM Seine, a effectué une patrouille en mer de Chine méridionale, démontrant ainsi la capacité de la France à déployer une capacité maritime dans la région avec d’autres partenaires stratégiques. Le sous-marin a rejoint trois navires de guerre indonésiens pour participer à un exercice naval dans le détroit de Sunda tout proche, alors que l’Indonésie est en conflit avec la Chine au sujet de la délimitation de la ligne en neuf points.

En septembre 2021, le porte-avions britannique HMS Queen Elizabeth a fait escale pour la première fois dans un port japonais. Avant cette escale, le Queen Elizabeth a participé à un exercice conjoint avec des navires de guerre des États-Unis, des Pays-Bas, du Canada et du Japon. L’exercice s’inscrivait dans le cadre des efforts internationaux pour garantir un « Indo-Pacifique libre et ouvert ».

En décembre 2021, la frégate allemande Bayern, qui effectuait une patrouille de sept mois dans la région indo-pacifique, a traversé la mer de Chine méridionale, ce qui constitue la première mission de l’Allemagne en Indo-Pacifique depuis vingt ans. La traversée de la mer de Chine méridionale vise à souligner l’engagement de l’Allemagne en faveur de la liberté de navigation et de l’ordre international fondé sur des règles.

Un autre exemple encourageant est la « Stratégie Indo-Pacifique de la France 2021 », présentée par le Président Emmanuel Macron en juillet. Je cite les propos du président français : « En tant que pays Indo-Pacifique à part entière, la France veut aussi être une force stabilisatrice, promouvant la valeur de la liberté et de l’état de droit. Nous souhaitons apporter des solutions aux défis sécuritaires, économiques, sanitaires, climatiques et environnementaux auxquels sont confrontés les pays de la zone ».

Question 5 : Comment envisagez-vous l’avenir du QUAD ?

Nous poursuivrons nos efforts jusqu’à ce que l’objectif du QUAD se concrétise. Il en va de nos valeurs et de notre avenir au-delà des frontières des pays du QUAD.

Je voudrais attirer votre attention sur le lieu du premier discours présentant le concept d’un « Indo-Pacifique libre et ouvert » par le Premier ministre japonais de l’époque, M. Shinzo Abe, en 2016. Il s’agissait de Nairobi, au Kenya, à l’occasion de la sixième Conférence interna­tionale de Tokyo sur le développement de l’Afrique (TICAD VI). C’est depuis le sol africain que M. Abe a évoqué l’avenir de la région Indo-Pacifique.

À ce propos il a déclaré : « Ce qui donnera la stabilité et la prospérité au monde n’est autre que l’énorme vivacité engendrée par l’union de deux océans libres et ouverts et de deux continents. Le Japon a la responsabilité de faire de la confluence des océans Pacifique et Indien et de l’Asie et de l’Afrique un lieu qui valorise la liberté, l’état de droit et l’économie de marché, sans recours à la force ni coercition, et de le rendre plus prospère. Le Japon souhaite travailler avec vous en Afrique afin de faire des mers qui relient les deux continents des mers pacifiques et régies par l’état de droit. C’est ce que nous souhaitons faire avec vous. Les vents qui traversent l’océan poussent nos regards vers l’avenir ».

Il se peut qu’il y ait quelques différences de compréhension de la couverture géographique de l’« Indo-Pacifique », des futurs domaines de coopération et du calendrier envisagé, même parmi les pays du QUAD. Mais le Japon poursuivra son engagement.