Question 1 : Quel rôle jouent les îles du Pacifique dans la stratégie géopolitique et de sécurité du Japon ?
Au Japon, une partie des élites politiques et des intellectuels impliqués dans la politique étrangère s’est traditionnellement intéressée à la région du Pacifique pour diverses raisons. Parmi ces facteurs, on peut citer les relations historiques du Japon avec la région, les préoccupations en matière de sécurité maritime, la position antinucléaire des pays de la région, les questions liées à la pêche et les effets du changement climatique.
Toutefois, dans le contexte général de la diplomatie japonaise, le Pacifique Sud n’a pas été un centre d’intérêt majeur, ce qui ne signifie pas que cette région ne soit pas stratégiquement importante pour le Japon. La sécurité de cette vaste zone maritime qui s’étend à l’est et au sud-est de l’archipel nippon, la stabilité interne des îles et les relations entre elles sont vitales pour la sécurité du Japon. Toutefois, l’importance stratégique du Pacifique Sud n’a pas toujours été sérieusement reconnue par les décideurs politiques japonais. Tokyo ne percevait pas la nécessité d’être proactif dans la promotion de la stabilité dans la région puisque son allié américain, son quasi-allié australien et des pays partageant la même vision comme la Nouvelle-Zélande entretenaient des liens étroits avec les pays du Pacifique Sud et ont préservé la stabilité de la région pendant plusieurs décennies après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ces circonstances ont suffi à faire croire à l’élite politique japonaise que la région du Pacifique Sud n’avait pas besoin d’un engagement accru de la part de Tokyo.
Ces dernières années cependant, l’importance stratégique de la zone pour le Japon s’est considérablement accrue. En effet, des changements significatifs dans le Pacifique Sud ont rendu l’équilibre stratégique de la région moins favorable à l’archipel. Le poids croissant de la Chine est le principal facteur contribuant à l’évolution de la situation. La RPC (République populaire de Chine) renforce son influence par le biais d’une aide économique et d’une coopération politique et sécuritaire accrue avec certains pays de la région. Chacune des nations du Pacifique Sud a des problèmes, tels que le développement économique et le changement climatique. Une augmentation de l’aide et des investissements, y compris de la part de la Chine, devrait être appréciée à la fois par ces pays et par le Japon, qui soutient tout ce qui favorise la stabilité dans la zone. Toutefois, les intentions stratégiques de la Chine et l’effet de ses avancées sur l’ordre régional et l’ordre international, doivent être soigneusement examinés pour les raisons suivantes. Premièrement, l’un des objectifs de l’expansion de la Chine dans le Pacifique Sud est de réduire la présence internationale de Taïwan. Dans le passé, six pays du Pacifique Sud entretenaient des relations diplomatiques avec Taïwan, mais en raison de l’assistance économique ou de la pression diplomatique exercée par la RPC, Kiribati et les Îles Salomon ont successivement rompu leurs liens avec Taïwan et établi des relations diplomatiques avec la Chine en 2019. En janvier 2024, Nauru a fait de même. Deuxièmement, la Chine n’étant pas membre du Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE, les modalités de son aide manquent de transparence. Troisièmement, comme c’est souvent le cas dans des pays tels que les Îles Salomon, la Chine tente d’étendre son influence politique en intervenant dans les jeux politiques internes.
Le Japon doit lui aussi stabiliser ses relations avec la Chine et éviter une confrontation directe, mais il doit en même temps tout faire pour garantir un système libre, ouvert et stable dans la région du Pacifique Sud.
Question 2 : Comment le Japon utilise-t-il ses partenariats avec les îles du Pacifique pour renforcer son influence diplomatique et sa position dans le monde ?
Historiquement, les pays du Pacifique Sud ont entretenu des relations importantes avec le Japon. En particulier, les États fédérés de Micronésie et les Palaos étaient administrés par le Japon dans le cadre du système de mandat de la Société des Nations avant la Seconde Guerre mondiale. Les troupes japonaises ont occupé la Papouasie-Nouvelle-Guinée et Nauru pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce ne sont pas des souvenirs heureux pour les deux parties, mais néanmoins, en raison de ce contexte historique, il existe un groupe au sein du Japon qui attache de l’importance aux relations avec les nations du Pacifique Sud. Cependant, on ne peut pas dire que celles-ci aient constitué une priorité pour le Japon.
Néanmoins, certains développements suggèrent que la diplomatie japonaise s’intéresse davantage au Pacifique Sud en raison de l’expansion chinoise dans cette région et de problèmes communs tels que le changement climatique, la pollution marine et la gestion des ressources halieutiques. Par exemple, dans un discours politique intitulé « L’avenir de l’Indo-Pacifique » qu’il a prononcé à New Delhi en mars 2023, le Premier ministre japonais Fumio Kishida a identifié les nations insulaires du Pacifique Sud comme des partenaires qui devraient partager la vision d’un « Indo-Pacifique libre et ouvert » (FOIP).
Ce discours de politique générale est l’expression d’une nouvelle vision japonaise de l’aide publique au développement. L’un des éléments clés de cette nouvelle vision est la promotion d’un nouveau type d’aide publique au développement (APD). Cela fait suite à la « Charte de la coopération et du développement » approuvée par le Cabinet en juin 2023. L’un des principaux éléments est l’accent mis sur « l’offre ». C’est ce qu’on appelle « l’initiative de co-création pour un agenda commun ». Dans le cadre de ce nouveau type de coopération pour le développement, le Japon ne se contente pas d’attendre les demandes des pays bénéficiaires comme il l’a fait par le passé, mais il doit créer une offre en s’appuyant sur ses points forts et la proposer de manière proactive aux pays bénéficiaires. L’aide publique au développement (APD) fondée sur de telles offres proactives du Japon est adaptée à l’assistance aux pays insulaires du Pacifique Sud vulnérables aux effets des catastrophes naturelles telles que le changement climatique, la pollution marine, les maladies infectieuses et les explosions volcaniques. Elle contribuera au renforcement de la coopération pour le développement dans cette région.
En outre, en plus de l’APD, le Japon a introduit l’aide publique à la sécurité (APS) en avril 2023. Il s’agit d’un nouveau cadre pour l’assistance sous forme de subventions qui répond aux besoins de sécurité des pays de la région, y compris la fourniture d’équipements et de matériels et le développement d’infrastructures, les forces armées étant les bénéficiaires. Il peut être utilisé pour les futurs programmes de coopération pour les pays du Pacifique Sud. Au cours de l’exercice budgétaire 2023, les Fidji sont devenues l’un des bénéficiaires de l’OSA, avec la signature, en décembre, d’un accord avec le Japon relatif à l’OSA avec un montant de subvention de 400 millions de yens. Cet accord prévoyait spécifiquement la fourniture de navires et d’autres équipements à la Marine fidjienne. Le Japon considère que cette coopération contribue au maintien et au renforcement de la sécurité maritime dans les eaux des Fidji et dans la région Indo-Pacifique en améliorant les capacités d’alerte, de surveillance et de réponse aux catastrophes des forces de défense fidjiennes. Il est prévu de moderniser l’OSA pour équiper une division à partir de l’exercice 2024.
En outre, le Japon accueille tous les trois ans depuis 1997 la réunion des dirigeants du Pacifique et des îles du Pacifique (PALM). La 10e PALM devrait se tenir en 2024. En dépit du caractère positif de ces réunions PALM, qui ont pu se tenir régulièrement, les pays insulaires du Pacifique Sud ont exprimé leur préoccupation quant au fait que les discussions n’aient pas encore débouché sur une coopération plus efficace. Lors du 10e PALM, le Japon doit clairement démontrer sa volonté de contribuer à la stabilité du Pacifique Sud et au développement des pays de la région, ainsi que les ressources qu’il est prêt à consacrer à cette fin.
Question 3 : Quelle coopération future, par exemple en matière de pêche, de changement climatique et de catastrophes humanitaires, est possible avec d’autres puissances résidentes telles que la France ?
La coopération avec les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, l’Australie et la Nouvelle-Zélande dans des domaines tels que la pêche, le changement climatique et l’aide humanitaire en cas de catastrophe est tout à fait possible. Toutefois, les intérêts de ces pays ne sont pas nécessairement alignés en ce qui concerne les questions de pêche et de changement climatique. En outre, la coopération en matière d’aide humanitaire en cas de catastrophe nécessite une communication et une coordination des réponses opérationnelles potentielles. La coopération de défense entre les alliés, tels que les États-Unis, le Japon, les États-Unis et l’Australie, et entre les alliés indirects, tels que le Japon et l’Australie, s’est élargie et approfondie. Un mécanisme de réunion des ministres des Affaires étrangères et de la Défense (2+2) existe déjà entre la France et le Japon (la septième réunion s’est tenue en mai 2023). Il est donc possible et nécessaire de discuter de l’avenir de la coopération dans le Pacifique Sud entre les pays concernés, en tirant parti des mécanismes de communication et d’approfondissement de la coopération nouvellement créés et renforcés. Il pourrait également être nécessaire d’envisager un nouveau cadre multilatéral à l’avenir.
Je voudrais conclure cet entretien en ajoutant mon évaluation de la diplomatie japonaise dans le Pacifique Sud. Dans ce qui précède, nous avons mentionné des moyens et des projets possibles pour renforcer l’ouverture du Japon sur les pays du Pacifique Sud, ainsi qu’une éventuelle coopération avec d’autres pays tels que la France. Cela indique qu’un tel potentiel existe, et il est vrai que l’expansion de la Chine dans le Pacifique Sud a accru l’intérêt pour la région dans les cercles politiques japonais.
Toutefois, je m’interroge sur l’ampleur de l’engagement du Japon dans le Pacifique Sud. Néanmoins, le Japon a lancé de nouvelles initiatives telles que l’ODA et l’OSA, et il ne fait aucun doute que les îles du Pacifique Sud font partie des pays cibles et des partenaires de ces initiatives. Dans ce contexte, nous pensons qu’il est possible que les efforts futurs du Japon dans le Pacifique Sud augmentent de manière significative.