Tsuyoshi Goroku
5 mars 2024 Version PDf
Tsuyoshi Goroku, Professeur associé, Faculté de politique internationale et d’économie, Université Nishogakusha
Question 1 : Comment la guerre en Ukraine a-t-elle influencé l’approche du Japon en matière de sécurité ?
En décembre 2022, l’administration du premier ministre Kishida a adopté trois documents stratégiques majeurs : la Stratégie de sécurité nationale (NSS), la Stratégie de défense nationale (NDS) et le Programme de renforcement de la défense (DBP). Il s’agissait de répondre à « l’environnement sécuritaire le plus sévère et le plus complexe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale » auquel le Japon était confronté. L’invasion massive de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 s’est produite au moment même où Tokyo entamait le processus de discussion et de formulation de ces documents stratégiques. Ainsi, le déroulement des premiers mois de la guerre en Ukraine a certainement influencé le processus de rédaction et le contenu final.
Même avant 2022, le Japon considérait que son environnement de sécurité régionale se détériorait rapidement. La NSS identifie la Chine comme un « défi stratégique sans précédent » et la Corée du Nord comme une « menace encore plus grave et imminente ». En outre, contrairement à la précédente NSS de 2013, la Russie, ainsi que la coordination stratégique de Moscou avec la Chine, sont désormais qualifiées de « forte préoccupation en matière de sécurité ».
À la lumière de cette évaluation, la NSS prévoit un renforcement substantiel de la défense du Japon, y compris une augmentation significative du budget de la défense et l’acquisition de capacités de contre-attaque. Le Japon a longtemps débattu de l’opportunité d’acquérir de telles capacités, qui lui permettraient de lancer des frappes de représailles sur le territoire d’un adversaire, mais il a longtemps décidé de ne pas les posséder par principe. Le Japon a donc franchi une étape historique cette fois-ci, mais il ne s’agit pas d’un revirement soudain de ses principes traditionnels en matière de politique de défense. Il s’agit plutôt de la reconnaissance par Tokyo de la détérioration de son environnement de sécurité. Cela représente l’aboutissement d’une série de changements progressifs au cours des deux dernières décennies. Néanmoins, l’invasion non provoquée de l’Ukraine par la Russie a été un signal d’alarme pour le Japon. Elle a renforcé cette sombre évaluation et accéléré ces changements.
Le Japon a tiré de nombreux enseignements de la guerre en cours en Ukraine dans différents domaines et tente de les intégrer à sa réflexion stratégique. Il s’agit notamment de l’importance de la logistique, des stocks de munitions, des systèmes sans pilote, de la capacité de survie des bases et installations militaires, de la protection des civils en cas de crise, de la communication stratégique internationale ou des aspects négatifs d’une dépendance économique excessive.
En outre, la volonté des dirigeants politiques, des militaires et des citoyens ukrainiens de combattre et de résister à la Russie, particulièrement remarquable, constitue l’un des principaux enseignements pour le Japon, car elle a déclenché un soutien international, y compris des livraisons d’armes à l’Ukraine. Avec les remarques du président Joe Biden sur le retrait des troupes américaines d’Afghanistan en août 2021, le Japon a pris de plus en plus conscience que le monde n’aidera que ceux qui s’aideront d’abord eux-mêmes« Remarks by President Biden on the drawdown of US forces in Afghanistan », White House, 8 juillet 2021..
Ce changement ne doit pas être perçu comme une prise de distance du Japon vis-à-vis des États-Unis. Au contraire, comme l’indique le document stratégique, l’importance du renforcement de l’alliance américano-japonaise se renforce à mesure que l’environnement sécuritaire se détériore et que le Japon commence à renforcer ses capacités de défense. En outre, le fait que la Russie n’ait pas encore attaqué un membre de l’OTAN, mais seulement l’Ukraine, un partenaire de l’OTAN mais pas un allié au sens du traité, rappelle au Japon l’importance de l’« article 5 » (défense collective) et du renforcement de son alliance avec les États-Unis. Ce sera un sérieux défi non seulement pour l’Europe, mais aussi pour le Japon.
Question 2 : Comment l’opinion publique japonaise perçoit-elle ce changement historique dans la politique de sécurité ?
Le Japon a bénéficié de la sécurité et de la prospérité dans le cadre d’un ordre international fondé sur des règles. Mais Tokyo reconnaît aujourd’hui que cet ordre est en crise profonde. Comme le souligne la NSS, « l’agression de la Russie contre l’Ukraine a violé les fondements mêmes des règles qui façonnent l’ordre international. On ne peut exclure la possibilité qu’une situation similaire se produise à l’avenir dans la région Indo-Pacifique, en particulier en Asie de l’Est ». Au cours des deux dernières années, le Premier ministre Kishida a averti à plusieurs reprises que « l’Ukraine d’aujourd’hui pourrait être l’Asie de l’Est de demain » et que « la sécurité de l’Europe et de la région Indo-Pacifique sont inséparables ».
Ce sentiment de crise semble être partagé par une grande partie de l’opinion publique japonaise. À la suite de l’invasion russe, plusieurs sondages d’opinion ont montré que le public japonais craignait de plus en plus que la sécurité du Japon ne soit menacée. De plus, une enquête menée par le journal Nikkei en mars 2022 a montré que 77 % des personnes interrogées étaient « préoccupées » par le fait que si la communauté internationale ne parvenait pas à mettre un terme à l’invasion russe et à la modification des frontières, cela se traduirait par un recours à la force de la part de la Chine contre Taïwan. La question de savoir si l’invasion russe et son succès éventuel encourageront la Chine à recourir à la force reste un sujet de débat, mais ces craintes sont évidentes au sein de l’opinion publique japonaise.
Dans ce contexte, le soutien de l’opinion publique à la poursuite du renforcement des capacités de défense du Japon reste élevé, 62 % des électeurs ayant répondu par l’affirmative lors d’un sondage réalisé conjointement par le journal Asahi Shimbun et l’université de Tokyo un an après le début de l’agression russe. Ce chiffre est bien plus élevé que les 12 % d’électeurs qui étaient « contre » ou « plutôt contre » le renforcement des capacités militaires. Le comportement de la Russie a rappelé à de nombreux Japonais l’importance de la dissuasion et de la défense. De même, la plupart des sondages ont montré que plus de la moitié des personnes interrogées sont favorables à la possession de moyens de contre-attaque. Bien que certains aient critiqué l’absence de débat suffisant au cours du processus décisionnel, l’administration Kishida n’a pas fait face à des réactions politiques majeures. On peut penser que la guerre en Ukraine a eu un effet sur le processus de prise de décision et sur le soutien du public.
En revanche, plusieurs sondages réalisés après l’appel du Premier ministre Kishida à financer une partie des dépenses de défense par les impôts ont montré que l’opinion était divisée ou dominée par ceux qui s’opposaient à l’augmentation des dépenses de défense. Une majorité des personnes interrogées, y compris de nombreux partisans du parti au pouvoir du Premier ministre (LDP), s’opposent à l’augmentation des impôts pour financer les plans de développement de la défense. En conséquence, Kishida a reporté la décision sur la date d’introduction des hausses d’impôts. Il reste à voir comment se déroulera le débat politique sur les ressources et la mise en œuvre de la stratégie de défense.
Question 3 : Comment le conflit prolongé en Ukraine peut-il affecter les relations du Japon avec la Russie et l’Europe ?
Pendant une décennie, le Japon, en particulier sous la direction de l’ancien Premier ministre Abe, a poursuivi une politique d’engagement avec la Russie. Cette politique était motivée par le désir de Shinzo Abe de résoudre la question des Territoires du Nord et de signer un traité de paix avec la Russie, ainsi que par un calcul géopolitique visant à desserrer les liens entre la Russie et la Chine. Cette approche n’a pas changé après l’annexion illégale de la Crimée par la Russie en mars 2014. Le Japon s’est joint à contrecœur aux sanctions contre la Russie et le Premier ministre Abe a tenté d’établir une relation personnelle avec le président Poutine (ils se sont rencontrés 27 fois entre 2012 et 2020) afin de l’utiliser comme levier pour atteindre ses objectifs. Mais cette tentative n’a donné aucun résultat.
L’invasion massive de l’Ukraine par la Russie a mis fin à cette approche. Le Japon, tout comme les États-Unis et l’Europe, a rapidement imposé des sanctions sans précédent à la Russie et a fourni une aide financière et humanitaire à l’Ukraine. Les relations avec Moscou se sont fortement dégradées. Celle-ci rappelle que la normalisation des relations nippo-russes passe par l’abandon par le gouvernement japonais de sa politique hostile à son égard. Mais c’est bien l’agression de la Russie contre l’Ukraine qui exclut la possibilité d’un rapprochement.
Dans ce contexte, comme le souligne la NSS, le Japon s’inquiète des activités militaires de la Russie et de sa coordination stratégique avec la Chine dans la région Indo-Pacifique. De même, alors que la guerre se prolonge, la Corée du Nord fournirait à la Russie des missiles et des munitions. La coopération militaire entre Moscou et Pyongyang jette une ombre encore plus sombre sur les deux régions, l’Europe et l’Asie.
Le Japon a noué des relations stratégiques avec d’autres pays partageant les mêmes idées, y compris en Europe. Tokyo a renforcé ses liens stratégiques avec le Royaume-Uni et la France, qui ont été les premiers à s’engager militairement dans la région Indo-Pacifique au cours de la dernière décennie. La coopération en matière de sécurité entre le Japon et l’Italie s’est approfondie, notamment grâce au projet de développement conjoint de l’avion de combat de nouvelle génération. Les relations avec l’Allemagne se sont également renforcées depuis la première réunion des ministres des Affaires étrangères et de la Défense (« 2+2 ») en 2021, et les deux pays ont signé un accord ACSA (Acquisition and Cross Servicing Agreement) au mois de janvier 2023.
Le dialogue sur la sécurité entre le Japon et les autres pays européens, en particulier les pays d’Europe centrale et orientale et les pays nordiques et baltes, a été actif en raison de la guerre en Ukraine. Les relations avec l’UE et l’OTAN se sont également développées de manière significative. M. Kishida a été le premier Premier ministre japonais à assister à un sommet de l’OTAN immédiatement après l’invasion de la Russie, et il a été invité au sommet deux années de suite avec d’autres dirigeants des pays partenaires Asie-Pacifique (AP4) de l’OTAN. Au mois de juillet 2023, le Japon et l’OTAN ont adopté le Programme de partenariat individualisé (ITPP), qui identifie les domaines de coopération. S’il est naturel que l’Europe se concentre désormais sur le renforcement de sa propre dissuasion et de son dispositif de défense sur le théâtre européen, Tokyo se félicite que l’Europe n’ait pas réduit son engagement dans la région Indo-Pacifique, y compris vis-à-vis du Japon, même dans le contexte de la guerre que mène actuellement la Russie. L’Europe est de plus en plus considérée comme un acteur clé de la stabilisation de la région. En fonction de la situation politique aux États-Unis, il deviendra plus important et plus urgent de renforcer les rapports stratégiques entre le Japon et l’Europe.