Mayu Watanabe
6 mars 2023 Version PDf
Mayu Watanabe est présidente du Japan Forum on International relations. Elle a obtenu un Master en éducation de l’Université de Tokyo en 1997. Mayu Watanabe a rejoint le Japan Forum on International Relations (JFIR) en 2000 et a été nommée maître de recherche en 2007. Pendant cette période elle s’est spécialisée dans les questions de diplomatie du soft power. Elle a été nommée directrice en 2011, directrice exécutive en 2017, vice-présidente en 2018 et présidente en 2019. Mayu Watanabe est également présidente du Global Forum of Japan et du Council on East Asian Community.
Question 1 : La guerre en Ukraine remet-elle en question le multilatéralisme ?
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a détruit l’ordre international libre et ouvert fondé sur le multilatéralisme et les valeurs fondamentales des démocraties libérales, des droits humains et de l’État de droit, qui a apporté la paix, la stabilité et la prospérité au monde après la Guerre froide. Elle a porté un coup qui tracera une ligne dans l’histoire du monde. Bien que l’invasion soit une violation claire du droit international –une violation de la souveraineté nationale et de l’intégrité territoriale par l’utilisation inhumaine de la force militaire et la menace d’armes nucléaires –, nous sommes confrontés à la réalité qu’il n’est pas possible d’arrêter cette guerre par le droit international ou les systèmes internationaux. En d’autres termes, le multilatéralisme est confronté à un test sans précédent.
En réponse, le G7, l’Union européenne (UE), l’OTAN et d’autres ont uni leurs efforts pour condamner la Russie et imposer des sanctions économiques très dures, tout en acceptant le contrecoup (sous forme de difficultés économiques) sur leurs propres citoyens. En outre, l’Organisation des Nations unies (ONU), qui symbolise le multilatéralisme et représente l’opinion publique internationale, est également confrontée au dilemme de l’impossibilité d’arrêter l’action militaire d’un membre permanent de son Conseil de sécurité. Néanmoins, l’ONU a joué un rôle dans une certaine mesure, puisque 141 États membres, soit une majorité écrasante, ont voté en mars 2022 pour condamner la Russie lors d’une session extraordinaire d’urgence de l’Assemblée générale des Nations unies.
Cependant, il est important de noter que 40 pays se sont opposés ou se sont abstenus lors de ce vote. Parmi les 35 pays qui se sont abstenus figurent les membres du G20 que sont la Chine, l’Inde et l’Afrique du Sud. Le vote a révélé des divergences dans l’attitude des pays à l’égard de la Russie et a mis en évidence le fait que des pays émergents et en développement ne sont pas d’accord avec l’ordre actuel.
Autrement dit, même avant la tragédie de la guerre, les voix des forces qui font primer les intérêts individuels de chaque pays sur les intérêts communs du monde rendaient difficile l’obtention de consensus multilatéraux. Il y a même lieu de parler d’une « impasse du multilatéralisme ». C’est un défi que le multilatéralisme doit relever depuis un certain temps, du fait du retrait des cadres multilatéraux qui a résulté de la politique du président Trump consistant à faire passer son propre pays en premier et du Brexit.
Plus grave encore : la menace que cela représente pour l’ordre actuel – car la puissance économique chinoise entre dans ces secousses du multilatéralisme, prônant le « véritable multilatéralisme » tout en séduisant les pays émergents et en développement, accélérant ainsi le multilatéralisme « aux caractéristiques chinoises »Kunio Takahashi, « China’s Characteristic Multilateralism », Institut de stratégie internationale, Rapport mensuel sur la situation de la Chine, n° 2021-02, 28 mai 2021.. La Chine a déclaré qu’elle cherchait à changer l’ordre international basé sur le système international de l’ONU par un « véritable multilatéralisme ». Le fait est que les ressortissants chinois occupant des postes importants dans les organisations internationales sont très présents. En outre, le multilatéralisme « caractéristique de la Chine » se développera avec l’Organisation de coopération de Shanghai, l’initiative « la Ceinture et la Route », la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (AIIB) et d’autres initiatives chinoises. En outre, pour compléter l’initiative « la Ceinture et la Route », qui a été considérée comme problématique parce qu’elle constitue un « piège à dettes », la Chine a également proposé le concept séduisant de « l’Initiative de développement mondial » (IDM), dans le cadre de laquelle elle travaille avec l’ONU pour mettre en œuvre une coopération au développement.
Ces défis lancés par la Chine et la Russie exacerbent le « multilatéralisme contesté », exposant le multilatéralisme libre et ouvert fondé sur des valeurs fondamentales à un risque de division.
Ce clivage qui s’accélère a pour toile de fond une lutte pour la domination entre les États-Unis et la Chine sur la normalisation et l’interconnexion de la haute technologie résultant de l’émergence d’une quatrième société industrielle. Même l’approfondissement de l’interdépendance économique de l’après-Guerre froide est devenu une « arme ». L’espace géographique s’est étendu à l’espace et au cyberespace, et la sphère de la sécurité s’est étendue à l’économie, au changement climatique et à d’autres domaines. Nous sommes littéralement en transition vers une nouvelle ère du multilatéralisme. Ce qu’il faut avant tout, c’est une sagesse qui ne crée pas de divisions dans un multilatéralisme libre et ouvert, fondé sur des valeurs fondamentales. La clé de cette sagesse est une approche qui tend la main à tous les pays du Sud, y compris les pays émergents et en développement, afin qu’ils choisissent de soutenir le multilatéralisme.
Question 2 : Quelle est l’approche du Japon en matière de multilatéralisme ?
Le Japon a renoncé au multilatéralisme en se retirant de la Société des Nations en 1933, ce qui a entraîné la catastrophe d’une guerre mondiale. Après la guerre, le Japon, après une profonde réflexion, a toujours respecté le multilatéralisme libre et ouvert fondé sur des valeurs fondamentales et a suivi la voie d’une nation pacifique qui coexiste et coopère avec l’Asie et le monde. Le Japon a rejoint les Nations unies en 1956 et a réintégré la communauté internationale en prônant une diplomatie centrée sur les Nations unies, la coopération avec les nations libérales et le maintien de la position du Japon en tant que partie de l’Asie comme les trois principes de la politique étrangère japonaise. Jusqu’à ce jour, le Japon a positionné le concept de « contribution proactive à la paix », qui est au cœur de sa stratégie de sécurité nationale, basée sur le principe de la coopération internationale comme une politique fondamentale centrée sur l’ONU et fondée sur l’alliance Japon-États-Unis. À ce titre, le Japon a rempli son rôle de membre responsable de la communauté internationale en développant une diplomatie bilatérale et multilatérale et en participant à la construction et au maintien de l’ordre international en tant que membre du G7. En outre, en tant que partie de l’Asie et compte tenu de son histoire d’avant-guerre, marquée par la défense de la « sphère de coprospérité de la grande Asie orientale » et la colonisation de l’Asie, il a encouragé une aide publique au développement (APD) favorable à l’Asie et contribuant à restaurer la confiance mutuelle, ainsi qu’une coopération et des échanges exclusivement bilatéraux. Après la Guerre froide, l’Asie a connu un développement économique en tant que centre économique mondial, avec le Japon en tête. Une intégration de fait s’est développée en Asie, qui n’est pas un système comme l’Union européenne et n’est pas dirigée par des idéaux mais par le marché. Des cadres multilatéraux centrés sur l’ASEAN, dans lesquels l’ASEAN se voit confier le rôle de promoteur de l’intégration régionale, sont apparus à différents niveaux, en commençant par l’APEC (Asia Pacific Economic Cooperation) et en incluant l’ARF (Asean Regional Forum), l’ASEM (Asia Europe Meeting), l’APT (ASEAN Plus Three), l’EAS (East Asia Summit) et le RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership). En raison de la riche diversité des structures politiques, des religions, des races et des conditions économiques de l’Asie, celle-ci a adopté comme principe la voie modérée de l’ASEAN, à savoir « le respect de la souveraineté, la non-ingérence, la prise de décision par consensus et la diplomatie informelle ». Le Japon a toujours respecté ce « multilatéralisme modéré »Katsuyuki Yakushiji, « The Age of Moderate Multilateralism », Diplomacy, Vol. 74, juillet-août 2022. et s’est rapproché de l’Asie. En outre, dans les pays en développement, le Japon a encouragé la coopération au développement sur la base de la sécurité humaine, indépendamment des systèmes politiques des pays, et s’est efforcé d’être une nation respectée et favorablement considérée dans le monde.
Ainsi, le multilatéralisme japonais adopte comme principe de base le multilatéralisme libre et ouvert fondé sur les valeurs fondamentales, et se caractérise également par sa proximité avec les pays du Sud en adoptant une approche de sécurité humaine et « modérée ».
Question 3 : L’Europe a-t-elle un rôle à jouer dans les organisations multilatérales de la région Indo-Pacifique ?
L’année dernière, le Japon a formulé une stratégie de sécurité nationale (SSN) pour la première fois depuis 2013. L’objectif principal de la SSN est de soutenir un « Indo-Pacifique libre et ouvert » (Free and Open Indo-Pacific, FOIP)La vision FOIP a été proposée par le Premier ministre Shinzo Abe en 2016, et actuellement l’Europe (Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie, Pays-Bas, UE et pays du groupe de Visegrad), les États-Unis, le Canada, l’Australie, Singapour, l’Inde, la Corée du Sud, l’Afrique, les nations insulaires du Pacifique, l’ASEAN et le Quad partagent et coopèrent sur la vision « Indo-Pacifique » dans leurs documents politiques. fondé sur l’état de droit afin de répondre à la menace sans précédent que représentent les tentatives répétées de la Russie, de la Chine et de la Corée du Nord de modifier unilatéralement le statu quo. L’un des principes de la SSN stipule que le Japon « attachera de l’importance à la coexistence et à la coprospérité avec les autres pays, à la coopération avec les pays de même sensibilité et à la coopération multilatérale ». Même dans ce cadre, la coopération avec l’Europe sera essentielle en termes de valeurs et d’objectifs partagés, ainsi que l’expérience et la sagesse du multilatéralisme pour faire face aux grandes puissances voisines qui représentent une menace. Il existe des organisations de pays partageant les mêmes idées dans la région Indo-Pacifique. Il s’agit notamment des organisations multilatérales centrées sur l’ASEAN mentionnées ci-dessus, ainsi que de l’IPEF (Indo-Pacific Economic Forum) et du Quad, et elles accueillent favorablement la coopération avec l’Europe (l’UE et l’OTAN). Outre l’approbation par l’Europe du concept de FOIP, la proposition de l’OTAN de renforcer la coopération avec l’Indo-Pacifique dans un document stratégique qu’elle a révisé l’année dernière et le sommet ASEAN-UE qui s’est tenu l’année dernière sont autant de signes encourageants. L’ensemble de cette coopération aura également un effet dissuasif sur la Chine. Plus important encore, étant donné que certains pays émergents et en développement de la région Indo-Pacifique ne sont pas nécessairement d’accord avec l’ordre existant, cela conduira à la recherche d’une troisième voie qui évite les divisions du multilatéralisme. Même si les pays se font concurrence, ils sont confrontés à des défis régionaux qui menacent l’humanité, tels que le changement climatique et les maladies infectieuses. Travailler avec l’Europe, qui est un leader dans ce domaine, contribuera certainement à la paix, à la stabilité et à la prospérité de l’Indo-Pacifique et, par extension, du monde.
Enfin, dans la SSN, le Japon a exprimé sa détermination à faire pleinement usage de la résilience et de « la puissance nationale globale, y compris les capacités diplomatiques, de défense, économiques, technologiques et de renseignement ». Le Japon dispose de ressources naturelles limitées, le multilatéralisme est donc une nécessité a priori. Le pays a bénéficié des avantages de l’ordre actuel, et c’est pour cette raison même qu’en faisant connaître au monde l’intérêt d’un multilatéralisme libre et ouvert fondé sur des valeurs fondamentales et en démontrant une capacité de coordination qui jette des ponts avec divers pays, le Japon fera pleinement usage de sa puissance nationale globale.