Notes de la FRS

Évolution de la stratégie japonaise : vers une nouvelle voie

Publication générique pour un programme/observatoire n°00/2023
Rui Matsukawa
6 mars 2023 Version PDf

Mme Matsukawa a travaillé pendant 23 ans au Ministère japonais des Affaires étrangères (MOFA), où elle a occupé divers postes, notamment dans les domaines de la coopération entre le Japon et l’ASEAN, du droit international et de l’émancipation des femmes. Parmi les postes qu’elle a occupés à l’étranger figurent la mission du Japon auprès de la Conférence du désarmement (Genève) et le poste de secrétaire générale adjointe du service de coopération en matière d’information (Séoul). Pendant son service, elle a obtenu une maîtrise à la School of Foreign Service de l’Université de Georgetown. En 2016, elle a quitté le MOFA et a été élue sénatrice. Elle a occupé le poste de secrétaire parlementaire à la défense de 2020 à 2021. En juillet 2022, elle a été élue pour la deuxième fois et occupe désormais le poste de directrice générale du Bureau des affaires féminines du Parti libéral démocrate.

 

Question 1 : Quels sont les principaux défis stratégiques auxquels le Japon est confronté ?

Par le passé, le Japon s’est transformé plusieurs fois dans son histoire afin de survivre. La première fut la bataille de la rivière Baekchon en 633, la première guerre que le Japon a menée pour interdire le contrôle de la péninsule coréenne par la dynastie chinoise des Tang. Après sa défaite, le Japon a établi un gouvernement centralisé et formé une ligne de défense face à la péninsule coréenne. La deuxième fut la restauration Meiji en 1868. Afin de prévenir une éventuelle occupation coloniale par l’Europe occidentale, le gouvernement shogunal d’Edo a remis son autorité gouvernementale au gouvernement Meiji. La politique d’isolement du pays a été abandonnée afin de promouvoir une modernisation à l’occidentale et de réaliser l’objectif d’une « nation riche, armée puissante ». Aujourd’hui, le Japon connaît une « troisième auto-transformation », qui constitue un changement majeur de la politique de sécurité de l’après-guerre vers l’acquisition progressive de capacités de défense et une stratégie fondée sur la « défense de notre nation par nous-mêmes ».

Le plus grand défi en matière de sécurité pour le Japon pour les années à venir est de prévenir toute crise dans le détroit de Taïwan. Malheureusement, le président chinois Xi Jinping a déclaré que « la Chine n’hésitera pas à réunifier Taïwan par des moyens militaires si nécessaire », et la Chine améliore effectivement sa capacité à envahir Taïwan. Comme l’a déclaré le défunt Premier ministre Shinzo Abe, « la crise de Taïwan est la crise du Japon ». L’île japonaise de Yonaguni n’est qu’à 110 kilomètres de Taïwan, et il est fort probable que les îles du sud-ouest du Japon, y compris Yonaguni, fassent partie du théâtre de la guerre si la Chine envahit militairement Taïwan.

Taïwan est un nœud stratégique qui détermine si la Chine peut contrôler le Pacifique occidental, où se trouve le Japon. Le détroit de Taïwan et le détroit de Bashi sont des voies maritimes essentielles pour le transport du pétrole du Moyen-Orient et le commerce avec l’Europe. Taïwan produit 60 % des semi-conducteurs les plus avancés dans le monde, qui sont essentiels à notre industrie. Taïwan est notre ami et nous partageons les principes de liberté et de démocratie, on ne peut le laisser être annexé militairement par la Chine contre sa volonté. Par conséquent, le maintien de la paix dans le détroit de Taïwan est essentiel pour la sécurité et l’économie du Japon. Pour le monde également, il est vital d’éviter une crise à Taïwan, qui signifierait très probablement un conflit militaire entre les États-Unis et la Chine. Par conséquent, il est important que le plus grand nombre de pays possible, y compris les nations européennes, travaillent ensemble pour prévenir un conflit dans le détroit de Taïwan.

Au-delà du détroit de Taiwan, l’environnement stratégique du Japon est devenu plus difficile. Alors que se poursuivent l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le développement de missiles nucléaires par la Corée du Nord et, surtout, la pression militaire croissante de la Chine sur Taïwan et les îles Senkaku du Japon, les capacités militaires conventionnelles des États-Unis et de la Chine s’approchent de la parité en Asie. Par conséquent, au lieu de compter uniquement sur les États-Unis, il est devenu essentiel pour le Japon de renforcer radicalement ses propres capacités de défense.

Le Japon cherche également à approfondir la coopération en matière de sécurité avec les principaux pays européens, notamment le Royaume-Uni et la France. Je voudrais appeler les pays européens, qui certes sont éloignés de l’Asie de l’Est mais qui partagent des valeurs et des intérêts stratégiques communs, à contribuer à la paix et à la stabilité dans le détroit de Taïwan et dans la région Indo-Pacifique, car un conflit affecterait le monde entier. Plus les partenaires s’intéressent à préserver la paix et à la stabilité dans le détroit de Taïwan et plus leur engagement est profond, plus leur capacité à dissuader une crise taïwanaise est grande.

Dans le même temps, le Japon est déterminé à engager un dialogue direct avec la Chine, comme il l’a fait lors du sommet Japon-Chine en marge de l’APEC en Thaïlande au mois de novembre 2022. Le Japon souhaite sincèrement des relations constructives et stables avec la Chine et ne veut que la paix. Cette politique du Japon est cohérente, car la Chine est un voisin géographique important pour le Japon, et cette situation ne changera pas. Toutefois, afin de maintenir la stabilité entre le Japon et la Chine, il faut dissuader la tentation chinoise d’envahir militairement Taïwan pour réaliser la « réunification ». Par conséquent, une communication directe et fréquente avec les dirigeants chinois est encore plus importante pour le Japon. Les deux pays ne doivent pas se méprendre sur les intentions de l’autre et doivent explorer toutes les possibilités de coopération pour réduire les tensions dans la région. Dissuasion et garantie de sécurité doivent aller de pair.

La défense prépare au pire, la diplomatie s’efforce d’obtenir le meilleur. Grâce à ces deux moyens, le Japon est déterminé à collaborer avec tous les pays qui partagent les mêmes idées pour construire la paix dans la région Indo-Pacifique.

 

Question 2 : L’opinion publique japonaise est-elle prête à accepter une augmentation significative du budget de la défense ?

Depuis sa défaite dans la guerre du Pacifique, le Japon a mené une politique dans laquelle il s’en remet entièrement à son allié, les États-Unis, pour sa défense. Mais à la fin de l’année dernière, au mois de décembre 2022, le gouvernement japonais a choisi de renforcer radicalement ses propres capacités de défense par une décision du cabinet sur trois documents liés à la sécurité, dont la stratégie de sécurité nationale. Les dépenses de défense, qui représentaient moins de 1 % du PIB, vont doubler au cours des cinq prochaines années. Le Japon a décidé de se doter d’une capacité de dissuasion indépendante en développant des moyens de contre-attaque avec des missiles à longue portée de production nationale. Il vise également à améliorer ses capacités dans de nouveaux domaines tels que l’espace et le cyberespace. Bien que cela reste dans les limites autorisées par le droit international et la Constitution japonaise, le Japon a finalement décidé de se rallier à la position commune du monde selon laquelle « il faut protéger sa nation par soi-même ».

Plus de 60 % des Japonais soutiennent l’idée de renforcer les capacités de défense du Japon. Cependant, 60 % d’entre eux s’opposent également à l’augmentation des impôts pour financer cet effort. Le gouvernement japonais a résolu de poursuivre les discussions sur les réductions de dépenses et les augmentations d’impôts appropriées pour financer le budget de la défense et décidera des mesures à prendre d’ici la fin de l’année. Les politiciens et les parlementaires japonais devront contribuer à une meilleure compréhension de ces développements une fois que les choix effectués seront finalisés.

Les États-Unis, qui ont demandé à leurs alliés d’en faire plus, ont salué la décision du Japon. Taïwan et les pays d’Asie du Sud-Est, qui s’inquiètent de la pression chinoise, ont également soutenu la volonté du Japon de renforcer ses capacités de défense, ce qui pourrait faire partie de l’équilibre régional des forces avec la Chine.

 

Question 3 : Quel est l’avenir du triangle stratégique Etats-Unis-Japon-Corée du Sud ?

Sous le précédent gouvernement de Moon Jae-in, les relations entre le Japon et la Corée du Sud ont atteint le point le plus bas de leur histoire. Toutefois, le nouveau gouvernement conservateur du président Yoon Seong-nyeol a fait des efforts constants pour améliorer les relations avec le Japon. Dans l’éventualité d’une situation d’urgence à Taïwan, il est possible que la Chine et la Russie collaborent, et que la Corée du Nord décide de prendre des mesures contre la Corée du Sud. Ainsi, la Corée du Sud peut partager les mêmes intérêts que le Japon dans la dissuasion d’une crise taïwanaise. La Corée du Sud est un voisin libéral et démocratique et une puissance militaire dans la région, avec son armée de 600 000 hommes. Dans ce contexte sécuritaire difficile, la coopération entre le Japon, les États-Unis et la Corée du Sud n’a jamais revêtu autant d’importance. Le président Yoon Seon-yeol, qui partage avec le Japon et les États-Unis les préoccupations sécuritaires concernant la Corée du Nord et la Chine et qui est profondément engagé dans l’amélioration des relations avec le Japon, offre une opportunité de progrès. Je pense que le Japon doit répondre aux avancées de l’administration Yoon et faire des efforts sincères pour normaliser les relations entre le Japon et la Corée du Sud, conformément aux accords signés en 1965. Le moment est venu pour les deux pays de tout faire pour ouvrir une nouvelle page dans leurs relations diplomatiques et stratégiques.