Notes de la FRS

L’engagement des États-Unis en Asie : un point de vue du Japon

Publication générique pour un programme/observatoire n°00/2023
Akiko Fukushima
7 mars 2023 Version PDf

Akiko Fukushima est maître de recherche à la Tokyo Foundation for Policy Research. Elle est titulaire d’un doctorat de l’Université d’Osaka et d’une maîtrise de la Paul H. Nitze School of Advanced International Studies (SAIS) de l’Université Johns Hopkins. Elle a notamment été professeur à l’Ecole d’études mondiales et de collaboration de l’Université Aoyama Gakuin et directrice des études politiques à l’Institut national pour l’avancement de la recherche (NIRA). Parallèlement, le Dr Fukushima est membre non-résident de l’Institut Lowy (Australie). Elle a notamment publié Japanese Foreign Policy: The Emerging Logic of Multilateralism, MacMillan (1999), et « Multilateralism Recalibrated », dans Postwar Japan (CSIS, 2017). Elle a contribué au volume collectif The Palgrave Handbook of Diplomatic Reform and Innovation (Palgrave, 2023) avec notamment un chapitre intitulé « A New Logic of Multilateralism on Demand ».

 

Question 1 : Certains pensent que l’implication des États-Unis dans la guerre en Ukraine les détourne du théâtre Asie-Pacifique. Quel est votre avis sur cette position ?

Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine en février 2022, des inquiétudes se sont exprimées, tant aux États-Unis qu’en Asie, quant à un éventuel pivot des États-Unis vers l’Europe et à une réduction conséquente de l’engagement sécuritaire des États-Unis en Asie. Cependant, les États-Unis ont exprimé une position claire officielle dans leur stratégie de sécurité nationale en octobre 2022 : « Depuis 75 ans, les États-Unis maintiennent une présence forte et cohérente en matière de défense et continueront à contribuer de manière significative à la stabilité et à la paix dans la région. Nous réaffirmons notre engagement inébranlable envers nos alliés traditionnels dans la région Indo-Pacifique ». Les États-Unis ont démontré leur engagement envers la région en accueillant un sommet avec les dirigeants de l’ASEAN, ainsi qu’en participant à des conférences en Asie à l’automne 2022, notamment le Sommet de l’Asie de l’Est, le G20, etc. Les États-Unis accueilleront l’APEC cet automne.

Cette position américaine a contribué à activer les discussions sur l’impact possible de l’agression russe contre l’Ukraine sur l’Indo-Pacifique dans le contexte des actions russes visant à modifier le statu quo par la force, en violation du droit international. C’est ce que reflète la remarque du Premier ministre Fumio Kishida lors du Dialogue Shangri-La de l’IISS et du sommet de l’OTAN avec l’AP4 (Japon, Corée du Sud, Australie et Nouvelle-Zélande) en juin 2022, selon laquelle « l’Ukraine d’aujourd’hui peut être l’Asie de l’Est de demain ». L’interconnexion de la sécurité en Europe et dans l’Indo-Pacifique a été reconnue tant en Europe que dans l’Indo-Pacifique. En février 2023, l’opinion majoritaire dans la région est que les États-Unis maintiendront leur stratégie d’engagement dans l’Indo-Pacifique.

Cependant, si nous regardons l’histoire, par exemple les guerres de Corée, du Vietnam et en Afghanistan, nous avons appris que les conflits régionaux prolongés ont produit des changements stratégiques américains. La réponse à votre question dépend de la façon dont l’invasion russe de l’Ukraine se poursuit et se termine. Si l’agression russe se prolonge, elle pourrait susciter de l’instabilité en Europe, ce qui pourrait obliger les États-Unis à y consacrer davantage de ressources. Ainsi, la région suit de près l’évolution de la situation en Ukraine pour voir si la prolongation indéfinie des combats meurtriers avec l’escalade des transferts d’armement peut se poursuivre ou si une nouvelle direction politique menant à un cessez-le-feu rapide grâce à des efforts concertés peut émerger dans un avenir pas trop lointain.

 

Question 2 : Les pays d’Asie peuvent-ils et doivent-ils tenter d’échapper au dilemme de la rivalité entre les États-Unis et la Chine ?

En Asie, les pays ne veulent pas être affectés par la rivalité croissante entre la Chine et les États-Unis. Les pays membres de l’ASEAN ont clairement fait savoir qu’ils ne voulaient pas se retrouver dans la situation de devoir choisir entre les États-Unis et la Chine. Toutefois, leurs distances respectives par rapport aux deux puissances varient. Certains sont plus proches de la Chine, tandis que d’autres veulent garder leurs distances avec les deux. Ils estiment que la meilleure solution pour eux est de ne pas se ranger du côté de l’une ou l’autre des deux grandes puissances. Ils affirment que s’ils choisissent l’une, ils perdront l’autre et en subiront les conséquences. Ainsi, ils ont habilement géré leurs relations. Beaucoup d’entre eux reçoivent une aide économique des deux, équilibrant ainsi leurs relations avec eux. Il est préférable pour eux que la rivalité soit contrôlée et ne s’intensifie pas.

Ces dernières années, les pays d’Asie ont tissé leurs relations avec les puissances, dont la Chine et les États-Unis, sur une base bilatérale, minilatérale et multilatérale. Ils recherchent l’équilibre et se montrent prudents dans leurs choix. Les pays asiatiques veulent conserver leur autonomie stratégique et leur prospérité économique.

Cependant, l’augmentation récente de la rivalité entre la Chine et les États-Unis est une source de préoccupation pour les pays d’Asie. Les pays de l’Indo-Pacifique veulent généralement empêcher toute tentative de modifier le statu quo par la force ou la coercition qui les affecterait, eux et la région. Ainsi, une façon d’aborder cette question est de souligner que l’ordre fondé sur des règles est le programme commun de nombreux pays de la région. Le Japon a pris une initiative dans ce sens en accueillant un débat ouvert au Conseil de sécurité des Nations unies en janvier 2023, alors qu’il assure la présidence du Conseil. Il appartient aux puissances volontaires et partageant les mêmes idées, comme la France et le Japon, de se soutenir mutuellement pour défendre l’ordre international fondé sur des règles et une institution comme l’ONU pour résoudre les tensions. Toutefois, il est également clair que la Chine et les États-Unis ont une conception différente de « l’ordre international fondé sur des règles ». On attend des pays asiatiques qu’ils déploient des efforts supplémentaires pour trouver un critère acceptable pour à la fois la Chine et les États-Unis afin de gérer leur relation de rivalité.

 

Question 3 : Comment les sanctions économiques et les contrôles des exportations contre la Russie peuvent-ils affecter le rôle des États-Unis en Asie ?

Les alliés des États-Unis dans la région, à savoir le Japon, la République de Corée et l’Australie, se sont joints aux États-Unis pour imposer des sanctions et des contrôles des exportations vers la Russie. Alors que l’invasion se poursuit, ils tentent de lui imposer davantage de sanctions, notamment des restrictions en matière de visas et des plafonds sur les prix du pétrole russe. Entretemps, la Russie a imposé un nombre croissant de sanctions en représailles contre l’Occident. Les conséquences des sanctions économiques et des contrôles à l’exportation contre elle auront ont un impact plus long et plus profond sur ce pays.

En Asie, la Chine a apporté un soutien prudent à la Russie. L’Inde a adopté une position neutre, mais soutient la Russie avec plus de prudence. Leurs positions se reflètent, par exemple, dans leurs votes aux Nations unies.

Les États de l’ASEAN ont réagi différemment. Seul le Myanmar a explicitement soutenu la Russie, tandis que seul Singapour a imposé des sanctions à la Russie immédiatement après l’invasion, interdisant les exportations de biens liés à l’armée et les transactions bancaires. Les autres ont limité leur réponse à la condamnation des actions russes visant à porter atteinte à la souveraineté nationale et à l’intégrité territoriale, mais pas nommément. Ils ont pris leurs distances par rapport aux sanctions et aux contrôles des exportations. À la base de ces positions de l’ASEAN, il y a le fait que la Russie a été le plus grand fournisseur d’équipements de défense, par exemple les avions de combat Sukhoi, à l’Asie du Sud-Est, en particulier Vietnam, Malaisie et Indonésie, au cours des deux dernières décennies. D’autres, comme les Philippines ou la Thaïlande, ont également développé récemment une coopération en matière de défense avec la Russie, bien qu’ils aient revu leurs contrats après l’invasion.

Les pays d’Asie sont concernés au-delà des positions sur les sanctions et les contrôles à l’exportation. Certains qui se sont rangés du côté de la Russie en ont profité en important à prix moindres de l’énergie et d’autres produits de base, tandis que d’autres ont souffert de pénuries ou de hausses de prix.

La Chine suit de près l’évolution de la situation. Le journal chinois en langue anglaise, le Global Times, a publié un éditorial le 15 janvier 2023 intitulée « Le Japon risque de devenir l’Ukraine de l’Asie s’il suit la ligne stratégique des États-Unis ». L’article mettait en garde les alliés des États-Unis, le Japon et l’Australie, et dans une moindre mesure la République de Corée, pour avoir agi de concert avec les États-Unis.

Alors que l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 était un événement lointain pour de nombreux pays asiatiques, l’invasion de l’Ukraine depuis 2022 a des implications pour l’Asie. L’impact sur le rôle des États-Unis en Asie par le biais de leurs sanctions et de leurs contrôles à l’exportation nécessite plus de temps pour être décrypté, car l’invasion n’a pas cessé et il n’y a aucune perspective qu’elle se termine bientôt. La situation risque d’aggraver les clivages dans la région. Du point de vue de cette dernière, le moyen le plus crédible de combler ces divisions est un cessez-le-feu rapide, que les principales parties belligérantes pourraient atteindre ensemble grâce à leurs efforts concertés. Les États-Unis, leurs alliés et leurs partenaires peuvent également fournir des biens publics par le biais de leurs réseaux bilatéraux, minilatéraux et multilatéraux afin d’apaiser toute fracture éventuelle en Asie. Sinon, il serait facile de blâmer les États-Unis pour avoir créé des difficultés en Asie. Il faut lutter contre la stratégie qui consiste à diviser pour mieux régner.