L'attaque de l'organisation de l'Etat Islamique (OEI) le 7 mars dernier qui a visé Ben Guerdane, ville du sud tunisien située à une trentaine de kilomètres de la frontière libyenne, est venue attester de la fragilité de la situation dans cette région du pays. L'enlisement de la Libye voisine dans la guerre civile et l'installation de l'OEI dans la région de Syrte, devenue une base arrière des jihadistes tunisiens, ont accru les risques de déstabilisation et de propagation du conflit armé libyen. Dans cette région qui vit des échanges transfrontaliers, les difficultés socio-économiques sont venues s'ajouter aux risques sécuritaires pour entretenir, depuis 2011, une situation d'instabilité que les dispositifs de militarisation des zones frontalières, mis en place depuis 2015, ne semblent pas prêts à maîtriser de sitôt.
1 – Les bouleversements de l'économie de la frontière dans le Sud depuis 2011
L’évolution de l’économie de la frontière est étroitement associée aux bouleversements politiques que la région a connus et à la manière dont les États les ont gérés. L’éclatement du soulèvement libyen en 2011 a profondément transformé l’économie à la frontière tuniso-libyenne, dominée par les réexportations de produits asiatiques en provenance de Libye vers la Tunisie, et par les activités de change parallèle. Les commerçants et les cambistes de Ben Guerdane (cf. Annexe) ont joué un rôle considérable dans la fuite des capitaux libyens au lendemain du déclenchement de la révolution libyenne en assurant les montages, le recours à des prête-noms et en mettant en place des arrangements avec le secteur bancaire tunisien. La chute du régime de Kadhafi a plongé les régions frontalières dans le chaos. Pour une partie des rebelles libyens, les trafiquants de Ben Guerdane ont été les « enfants de Kadhafi », qui l’ont soutenu et approvisionné. De fait, certains contrebandiers et commerçants tunisiens, connus des rebelles pour leurs liens avec les troupes de Kadhafi, se sont abstenus de se rendre de l’autre côté de la frontière, laissant le champ libre à leurs concurrents. En 2012, l’attraction exercée par la rente frontalière sur les différents groupes armés se livrant à divers trafics et rackets a entraîné la prolifération d’hommes en armes à la frontière. Les accrochages et les violences armées se sont multipliés empêchant les commerçants tunisiens de se rendre en Libye et entrainant la fermeture temporaire à de multiples reprises du poste frontière de Ras Jdir.
L'instabilité dans le sud tunisien n'a pas seulement été le fait du conflit libyen. Elle a également été étroitement liée au retrait des forces de sécurité tunisiennes entre 2011 et 2013 et à la fin des arrangements entre celles-ci et les opérateurs économiques dans cette région. En effet, le relâchement de l'emprise des forces de sécurité s’est accompagné de l’élargissement du cercle des participants à l’économie frontalière, au-delà des anciens groupes protégés par les autorités policières et douanières. Il s'en est suivi une intensification de la compétition entre les opérateurs économiques sur le partage de la « rente frontalière », ainsi que l'entrée en jeu d'acteurs issus du monde du crime qui ont trouvé dans cette situation une opportunité d'accumulation. Les produits illicites, voire prohibés, ont dès lors commencé à prendre une part plus grande dans les trafics : fusils de chasse, stupéfiants, cannabis, drogues de synthèse, boissons alcoolisées en quantité toujours plus importantes, et surtout produits alimentaires subventionnés, phosphate et produits agricoles exportés illégalement vers le marché libyen. La transformation de la Tunisie en un pays de transit pour les trafics de cannabis, de stupéfiants et d’alcool entre l’Algérie et la Libye a créé un appel d’air, incitant de nouveaux acteurs à s’engager dans ce commerce, et les acteurs subalternes à prendre toujours plus de risques pour se développer.
Il n’y a pas de coupure franche entre le monde du commerce transfrontalier, de contrebande et le monde du crime. Des passerelles entre ces deux mondes existent. Ainsi, la baisse des profits, consécutive à l’arrivée massive de nouveaux acteurs dans l’économie frontalière durant l’année qui a suivi la chute de la dictature libyenne, a fragilisé les contrebandiers. Certains ont basculé dans la criminalité pour faire face à leurs obligations financières, payer leurs traites et éviter la saisie de leurs véhicules par les sociétés de leasing. La levée des barrières à l’entrée du commerce a eu pour conséquence une intensification de la concurrence, et donc une baisse des profits, distillant de l’aigreur chez beaucoup, et poussant certains dans le crime.
A l'image des filières criminelles, les réseaux terroristes ont établi des connections avec le monde de la frontière afin d'assurer le départ des jihadistes vers la Libye et la Syrie dans un premier temps, avant d'œuvrer dans un second temps à l'installation de camps d'entrainement et d'accueil des combattants en prévision de leur départ vers les multiples fronts libyens (Syrte, Derna et Benghazi) ou de leur retour en Tunisie pour y perpétrer des attaques, comme celle du musée de Bardo en mars 2015, ou de Sousse en juin 2015. C'est ainsi que Sabrata, en Libye, à 70 kilomètres de la frontière tunisienne (cf. Annexe), est devenue une base logistique d'accueil et d'acheminement des combattants avant que les frappes aériennes américaines du 21 février 2016, qui ont fait plus d'une cinquantaine de morts dont une grande partie de Tunisiens, n'interviennent. Des frappes qui, selon certaines sources, avaient poussé le groupe jihadiste à précipiter son attaque contre la ville de Ben Guerdane le 7 mars dernier.
Ces passerelles entre des phénomènes globalisés aux frontières perméables – le commerce, le crime, le jihad – sont le fruit d’adaptations à un contexte politique, sécuritaire, économique et social qui n’a cessé d’évoluer. Il va de soi qu’elles ne sont pas nées du néant, mais ont été rendues possibles par le mode de gouvernement antérieur des territoires du sud tunisien : un « mode de gouvernement à faible coût », fondé sur la « décharge » de leur surveillance aux populations vivant de l’économie de la frontière à travers le renseignement, la délation, la peur, l’intimidation, le chantage, l’ambition et l’appât du gain. Sous Ben Ali, policiers, douaniers et gardes nationales participaient avec les populations locales à une co-production de la sécurité à la frontière. Les trafics se déroulaient sous l’œil bienveillant des agents de l’État, qui monnayaient leur protection et leur complicité. Ce « laisser-faire » n’était pas le fait d’actes isolés, mais obéissait à un mode de contrôle de ces régions méridionales et des confins du territoire national. Loin d’incarner la faiblesse de l’État, ce « laisser-faire » reflète un mode de gouvernement pragmatique qui s’appuie sur des pratiques illégales consenties à la population afin de laisser faire et d’accompagner des dynamiques économiques locales historiquement ancrées, et d’éviter d’assumer le coût politique, économique et social exorbitant de leur éradication. Le travail de renseignement des services de sécurité reposait essentiellement sur le recrutement d’informateurs parmi les contrebandiers et les criminels. S’il favorisait la porosité de la frontière, ce mode de surveillance ne contribuait pas moins à limiter la menace jihadiste, à surveiller les mouvements suspects des personnes, les trafics d'armes et à réguler l'économie en consolidant les profits et la suprématie de contrebandiers protégés et dociles. Les « printemps arabes » ont sonné la fin de ces arrangements et ont participé au brouillage et au parasitage de l’économie générale des pratiques illégales, alimentant du coup l'insécurité dans le sud tunisien.
2 – Gestion de l'incertitude et militarisation de la frontière
L'insécurité qui prévaut dans les régions frontalières tuniso-libyennes est également alimentée par l'enchâssement croissant de l'économie de la frontière dans une économie de guerre en Libye. En effet, au lendemain de la chute de Kadhafi, l'Etat libyen a perdu le contrôle sur des régions entières au profit des milices armées. En réalité, entre 2011 et 2013, l'insécurité qui a prédominé à la frontière tuniso-libyenne n'était pas le résultat de mauvaises relations entre les autorités à Tunis et à Tripoli. Au contraire, les gouvernements dirigés par Ennahda d’une part, et les autorités du Congrès National de Transition (NTC) à Tripoli d’autre part, ont cherché à consolider leur coopération en améliorant l'échange d'informations et en veillant à mettre en place des mesures afin de faire face aux menaces sécuritaires tout en garantissant la fluidité des circulations de marchandises et des voyageurs des deux cotés. Si, du côté tunisien, l'insécurité résultait essentiellement du repli et de l'autonomisation progressive des services de sécurité ; du côté libyen, le nouveau pouvoir à Tripoli avait très peu de contrôle sur les groupes armés que ce soit ceux de Zuwara au niveau du poste frontière de Ras Jdir ou de Zintan plus au sud qui étaient engagés dans une lutte avec la tribu des Nouayel pour contrôler le commerce transfrontalier au niveau du poste Dhiba-Wazen (cf. Annexe). La faible autorité du pouvoir central à Tripoli l'a empêché de reprendre le contrôle sur les frontières et a donc exacerbé les conflits entre les groupes armés pour le contrôle de celles-ci. Beaucoup de milices, dont celles notamment de Zintan, avaient peur d'être évincées des trafics transfrontaliers et de ne pas avoir accès à la frontière. L'incapacité du pouvoir central à Tripoli à jouer le rôle de médiateur a rendu le recours aux armes inévitable dans les conflits autour de la rente frontalière.
Cette rente est devenue indispensable pour ces groupes désireux d'accroitre leurs capacités guerrières et leur poids politique. C'est l'enchâssement de cette rente frontalière dans une économie de guerre qui explique que de nombreux groupes armés n'affichent qu'un faible soutien à une éventuelle solution politique en Libye. Les fermetures désormais périodiques des postes frontières à cause des rivalités et des accrochages armés suspendent la vie économique dans le sud tunisien et maintiennent les populations des gouvernorats de Medenine et de Tataouine dans une situation d'incertitude permanente. Cette situation a poussé les commerçants et cambistes de Ben Guerdane à s'organiser et à créer en 2013 l'Association de la fraternité tuniso-libyenne. Cette association a essayé de faire un travail de médiation des deux côtés de la frontière. Aussi bien avec les autorités tunisiennes afin d'assurer l'ouverture du poste frontière ou la fluidité du passage des marchandises, qu'avec les milices libyennes afin de libérer des commerçants tunisiens kidnappés ou arrêtés en Libye et de leur restituer leur argent et leurs marchandises. Ce travail de médiation implique une capacité de mobiliser des liens dans différentes sphères : bureaucrates, élites sécuritaires, députés, chefs tribaux, chefs de milices en Libye. L'incertitude généralisée dans laquelle a été plongé le sud tunisien a participé à la réémergence de la tribu sur la scène politique économique locale. La rente frontalière s’est progressivement imposée comme un enjeu politique, et sa protection s’est muée en un argument électoral. La tribu des Twazine de Ben Guerdane (cf. Annexe) a cherché à mobiliser des soutiens politiques au sein du parti islamiste Ennahda. Il serait erroné de voir dans la assabiyya Assabbiyya: concept tiré d’Ibn Khaldoun, solidarité communautaire fondée sur un système complexe d’allégeances, voir Michel Seurat, Syrie. L’état de Barbarie, préface de Gilles Kepel, PUF, collection Proche-Orient, Paris, 2012, p. 62. la manifestation innée d’une solidarité fondée sur des liens primaires de parenté : la conscience tribale est davantage le produit de l’accaparement et de la sécurisation des ressources de la frontière, et la peur a été un élément de taille dans la remobilisation de l’assabiyya. Conscients tout à la fois de leur poids démographique, de leur force économique et de la précarité de leur situation, les Twazine, en s’alliant avec le mouvement islamiste Ennahda, ont cherché à apprivoiser l’État et à utiliser aussi bien les canaux politiques officiels qu'officieux pour sécuriser le commerce transfrontalier.
Au lendemain de l’attaque de Sousse, en juin 2015, Habib Essid, le chef du gouvernement conduit par Nidaa Tounès, a annoncé le creusement d’un fossé doublé de barrières de sable sur un tronçon de 200 kilomètres le long de la frontière tuniso-libyenne. Cette annonce a été faite alors que les travaux avaient déjà commencé au mois d’avril 2015. La tentative de sanctuarisation de la Tunisie reflète son incapacité à gérer un environnement régional instable, livré aux activités d’acteurs non étatiques armés. Sa politique à l’égard du voisin libyen semble guidée par une aversion idéologique pour la coalition de milices Fajr Libya (« Aube de la Libye ») à dominante islamiste, et par une vision obsidionale de la Tunisie. L’interdiction des vols vers la Libye, le durcissement des contrôles à la frontière, l’arrestation de responsables de Fajr Libya − confirmant, au moins pour ces derniers, l’abandon de sa neutralité dans le conflit libyen − ont envenimé les relations de la Tunisie avec son voisin.
La fermeture des postes de Ben Guerdane et de Dhiba en février 2015 par les autorités tunisiennes, a déclenché des protestations massives qui ont culminé avec l’organisation d’une journée de grève générale dans le gouvernorat de Tataouine et à Ben Guerdane le 10 février 2015, attestant de l'extrême dépendance de ces régions au commerce transfrontalier. La répression de ces manifestations a maintenu la tension à cette frontière désormais placée sous contrôle militaire. La militarisation de la frontière qui s'est affirmée au cours de 2015 et 2016 à travers le renforcement de la présence de l'armée et la mise en place de dispositifs de surveillance et de contrôle, n'a en rien permis de stopper les trafics. Elle a surtout participé à aggraver la corruption au sein des agents de l’État ; une corruption qui contribue à saper le contrôle gouvernemental, à rendre les frontières plus poreuses et à opposer une contre-violence à la violence étatique. On assiste de fait non pas à un nouveau régime des frontières mais à la multiplication des acteurs ayant un enjeu économique et à l'exacerbation de la compétition entre eux. La corruption y a la part belle et son poids ne cesse d’augmenter. La militarisation de la frontière a introduit l'entrée en jeu de l'armée tunisienne dans la régulation des flux de l'économie illicite et donc dans la captation d'une partie de cette rente à travers la corruption, ce qui risque à terme de léser son image et d'atténuer le crédit dont elle a bénéficié durant des décennies et surtout depuis le soulèvement de 2010-2011. Les différents services étatiques cherchant désormais à capter une partie de cette rente. L’une des causes de l’échec des patrouilles communes entre l’armée, la garde nationale et la police est le fruit de la surveillance et la suspicion mutuelle qu’exercent entre eux les différents services. Du coup, chaque corps mène ses opérations indépendamment des autres.
Cette « démocratisation » de la corruption s’accompagne également d’une diffusion de l’incertitude : payer à un point de contrôle ne garantit pas le passage, et les acteurs sont amenés à multiplier les paiements à chaque fois qu’ils se font contrôler. La corruption s’est largement diffusée et a pris un aspect compétitif, incarnant ce que Frank Gunter appelle une « corruption entrepreneuriale ».
La répression indifférenciée et la corruption qu’elle génère risquent d’alimenter le mécontentement des populations frontalières – phénomène que les groupes jihadistes ont cherché à exploiter pour recruter et renforcer leurs rangs. Au cours du mois de juillet 2015, une trentaine de « jeunes » de Remada dans le gouvernorat de Tataouine ont ainsi quitté la frontière libyenne pour rejoindre Daesh. Le 7 Mars 2016, l'organisation de l'Etat islamique a mené une attaque importante et a cherché à prendre possession de la ville de Ben Guerdane en essayant de monter la population contre les autorités étatiques. Face au vide (ou au trop plein sécuritaire) laissé par l’Etat, l’islam radical semble la grammaire de la révolte des laissés-pour-compte dans le sud tunisien, nourrissant du coup la menace jihadiste, et lançant les services de l’État dans une sorte de « border games », selon l'expression de Peter Andreas qui, loin d’endiguer la menace, l’entretient et renforce les services chargés de la combattre.
3 – Conclusion
Analyser les ressorts socio-économiques de l'insécurité dans le sud tunisien permet de comprendre pourquoi un discours calibré pour opérer à l'échelle nationale voire transnationale, le discours jihadiste en l'occurrence, arrive à prendre et à s'ancrer dans cette région. Certes, l'adhésion au jihadisme ne peut être expliqué par les seules conditions socio-économiques, néanmoins dans cette région de la Tunisie, présentée comme historiquement rebelle et frondeuse, le jihadisme incarne aujourd'hui, pour certains groupes sociaux exclus de la bienveillance de l'Etat, de la sécurité économique et de la représentation démocratique, une modalité de renégociation par la violence de leur place dans l'ordre social et de leur rapport à l'Etat central. En face, l’épouvantail terroriste est brandi pour imposer une vision de la sécurité publique qui se résume à la lutte antiterroriste et marginalise la sécurité économique et sociale, principale revendication des populations, et oublie le rôle de celles-ci dans la sécurité de la région, et donc du pays. La lutte contre le terrorisme devient dès lors synonyme de reprise en main du contrôle de l’espace public des régions méridionales et des marges frontalières. Le redéploiement répressif et intrusif de la police est légitimé au nom du « Haybat addawla » (le prestige de l’État), dans un renversement des relations avec la population.
La prégnance du discours sur « l'absence de l'Etat » dans ces régions reflète en réalité une demande d'Etat. Le décès de nombreuses femmes sur le point d'accoucher à l'hôpital de Tataouine au cours des mois de mars et avril 2016 reflète l'absence d'infrastructures sanitaires et le dénuement dans lequel des régions entières du Sud se retrouvent plongées. Les malades se retrouvent ainsi obligés de se déplacer à Sfax pour espérer être soignés dans les hôpitaux publics. Les politiques publiques régionales sont anachroniques et souffrent d'un manque de réflexion sur la spécificité de ces régions, entrainant une reproduction des modes antérieurs de gouvernement et une aggravation du sentiment d'injustice dans le sud tunisien. Une injustice que se proposent d'exploiter les groupes jihadistes qui s'activent dans ce nouvel arc d'instabilité entre le Mali, le sud algérien et la Libye voisine.