Khadija Mohsen Finan
1 juin 2016 Version PDf
Un conflit sans vainqueur ni vaincu
Le conflit du Sahara occidental se caractérise à la fois par sa longévité (40 ans) et la difficulté d’en définir la nature exacte. Lorsqu’il éclate, au milieu des années 1970, il s’agit alors d’un conflit de décolonisation : un groupe de Sahraouis qui fondent le Front Polisario et le Maroc s’affrontent en revendiquant l’ancien Sahara espagnol. Etant donné la disproportion des forces qui oppose les deux acteurs, le Maroc ne pouvait que vaincre rapidement. Hassan II qui opte dans un premier temps pour la stratégie du dossier clos était loin d’imaginer que ce conflit, qui allait s’engouffrer dans la brèche du contentieux qui oppose son pays à l’Algérie, devait être long et coûteux.
Le coût est d’abord politique, puisque le Maroc érige ce dossier en « cause nationale » et le place au centre des préoccupations politiques du pays. Au fil des ans et alors que le pays éprouve de grandes difficultés à clore ce dossier, le Sahara devient une véritable obsession du pouvoir. Le poète Abdellatif Laâbi ne s’est pas trompé en considérant son pays « malade du Sahara ».
L’engagement de l’Algérie dans ce conflit est dicté par des considérations politiques et stratégiques : les Algériens, qui ne souhaitent pas revenir sur la question de leurs frontières héritées de la période coloniale, savent que le maintien d’un niveau de tension minimum paraît nécessaire pour leur permettre de limiter les velléités du voisin marocain. Il s’agit aussi d’affaiblir le Maroc pour éviter qu’il ne devienne une puissance concurrente au plan régional. Mais ces facteurs ne sont jamais avoués, l’Algérie met en avant des explications d’ordre idéologique : la fidélité à ses principes révolutionnaires. Officiellement, les gouvernements algériens qui se succèdent continuent d’adopter une politique de solidarité en faveur des luttes menées contre le colonialisme en souvenir de leur propre guerre de décolonisation et au nom du principe consacré par l’Organisation de l’unité africaine (OUA) : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. En réalité le dossier devient progressivement un enjeu de politique interne qui le rend intouchable. Au début de son premier mandat, Bouteflika avait lancé quelques phrases laissant penser à une possible évolution. Quelques jours plus tard, le général Nezzar, chef d'état-major trônait en première place au Congrés du Polisario. Aujourd'hui la position du président est totalement radicalisée alors que Nezzar défend la thèse marocaine...
La rivalité entre Alger et Rabat et son interaction avec le conflit ont contribué à la paralysie, d’autant que les deux pouvoirs de ces grands Etats du Maghreb ne conçoivent leur succès dans ce dossier du Sahara que par la défaite totale de l’adversaire. Pourtant, au terme de quatre décennies de conflit armé et de négociations non concluantes conduites sous l’égide de l’ONU, le conflit du Sahara évolue sans consacrer la victoire de l’un ou l’autre des protagonistes.
Maintien de la logique de guerre
En septembre 1991, une mission des Nations unies « pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental », la Minurso est mise en place afin de surveiller le cessez-le-feu et organiser dès janvier 1992 un référendum. Faute d’accord entre les parties sur la composition du corps électoral, le référendum fut régulièrement ajourné. Le processus de paix est toujours enlisé. Pour lui redonner l’impulsion nécessaire, en 1997, l’ancien secrétaire d’Etat américain James Baker est nommé envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies au Sahara. A trois reprises, en 2001, 2002 et 2003, il propose des plans de sortie de crise qui sont rejetés. Ces échecs montrent que les protagonistes ne sont pas disposés à trouver dans les dispositions de Baker un dénouement à la crise. Chacun d’entre eux campe sur ses positions et reste dans une posture de victoire totale face à l’adversaire. La logique de guerre est encore présente.
Le Maroc qui a maladroitement lié son régime politique à sa capacité à « récupérer les provinces du Sud » redoute les résultats d’un référendum qui ne consacrerait pas sa large victoire. Peu de temps avant sa mort, Hassan II opte alors pour l’autonomie. Ses conseillers mettent en avant les résultats d’une enquête qui aurait été conduite auprès des populations sahraouies et qui révèle l’importance du vote sanction pour le Maroc. Le Maroc qui a toujours tergiversé entre autodétermination et autonomie propose officiellement d’attribuer l’autonomie au Sahara dans le royaume du Maroc.
En revanche, le Front Polisario et l’Algérie ont été constants dans leur choix de l’autodétermination comme mode de règlement de ce conflit. Le premier martèle que le Sahara demeure un territoire sous le joug colonial et le second soutient officiellement le peuple sahraoui dans sa volonté de s’affranchir au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Par ailleurs, en Algérie, les parties en lutte pour le pouvoir se surveillent mutuellement pour dénoncer le moindre fléchissement de la position.
Dans les deux pays le Sahara n'est plus un objet politico-stratégique mais un symbole détaché de la réalité. Ces postures rigides qui constituent un obstacle majeur au règlement de la question présentent des inconvénients de taille. D’une part, elles rendent les négociations impossibles et par là même la mission de l’ONU irréalisable. D’autre part, obsédés par la victoire, les protagonistes ne prennent plus en compte les changements qui se sont opérés au Sahara, de même que la nouvelle donne régionale.
Dans cette obsession de vaincre, Rabat et Alger en oublient qu’il s’agit d’abord du destin d’hommes et de femmes originaires du Sahara. Ils parient sur le soutien d’Etats et d’institutions internationales qui leur paraissent influentes dans le règlement de ce conflit. L’Algérie a beaucoup usé de sa rente pétrolière et de son influence diplomatique pour amener des Etats à reconnaître la République arabe socialiste démocratique (RASD). En défendant le référendum, l’Algérie bénéficie de l’appui de grands pays africains comme l’Afrique du Sud et le Nigéria.
Quant au Maroc, il s’est appuyé sur les Etats-Unis, la France et l’Espagne, tout en comptant également sur les Etats membres du Conseil de sécurité de l’ONU. Cette comptabilité des pays alliés rend impossible la négociation entre les parties et les éloigne de l’objet même de ce conflit. Comment imaginer que le Maroc puisse négocier l’exploitation des ressources du Sahara ou la représentation politique de cette région alors qu’il bénéficie de l’appui d’Etats influents ? Sans oublier également qu’il lui est difficile de négocier la souveraineté d’un territoire qu’il considère comme le sien et administre depuis plusieurs décennies.
Quant au Front Polisario, il menace régulièrement de reprendre les armes, sachant pertinemment qu’il est dans l’incapacité de le faire. La décision militaire est prise par Alger qui ne souhaite absolument pas revenir au conflit armé et se contente d’un conflit de basse intensité au sens d'un harcèlement devant les instances internationales et le refus d'un arrêt officiel des hostilités même s'il ne se passe rien.
Autant d’attitudes politiques qui nous éloignent considérablement du réel et créent un véritable fossé entre la réalité du terrain et les solutions préconisées par les acteurs pour mettre un terme à ce conflit. Les solutions préconisées sont demeurées les mêmes durant plusieurs décennies alors que les Sahraouis, comme les autres sociétés du Maghreb ont considérablement changé et que l’environnement régional s’est totalement modifié.
Les revendications de la jeune génération
A partir de 2005, le mode de revendication des Sahraouis est différent. Les jeunes générations ont été imprégnées par les changements qu’a connus le Maroc à la fin des années 1990, à la faveur de l’ouverture du système politique. Beaucoup de Sahraouis ne se reconnaissent pas dans le pouvoir marocain et ne se rallient pas non plus au Front Polisario. Leurs revendications ont indéniablement un caractère citoyen. Pour cela, ils puisent dans un registre nouveau par rapport aux générations précédentes, en se référant aux droits humains, aux libertés individuelles et politiques et à la légalité internationale. Leurs protestations ont un caractère social et économique, même si les questions politiques restent latentes. Bien avant 2011, ils manifestaient déjà en revendiquant du travail, un accès au logement et en exprimant un sentiment d’injustice quant à la redistribution des richesses du Sahara. Bien qu’anciennes, puisqu’elles datent du milieu des années 2000, leurs demandes se sont également nourries des printemps arabes. L’effet d’émulation a affecté aussi bien les populations du Sahara administré par le Maroc que les Sahraouis de Tindouf en Algérie. En mars 2011, l’appel lancé à Tindouf par le collectif Jeunes révolutionnaires exigeait des réformes et des changements au sein de l’administration de l’Etat (RASD) et du pouvoir judiciaire, la fin de la corruption, la réforme du code électoral et une participation plus importante de la jeunesse dans la vie politique. Cette manifestation avait été appuyée par le mouvement khat al-Chahid, constitué de dissidents du Front Polisario installés en Espagne.
Cet exemple de désobéissance pourrait être multiplié des deux côtés. Il montre que les dispositifs et institutions mis en place pour représenter les Sahraouis sont insuffisants et inopérants. C’est le cas du Conseil royal consultatif pour les affaires sahariennes (Corcas) mis en place par Mohamed VI en 2005 Il fait suite à une première institution mise en place par le roi Hassan en 1992.. L’offre politique du Maroc, comme celle du Front Polisario n’est plus en phase avec les demandes des Sahraouis.
Le Sahara n’est ni une île, ni une oasis coupée du reste du monde arabe. Comme ailleurs, nous assistons à une nouvelle conception de la politique qui consacre l’émergence du citoyen qui peut être protestataire dans certains cas et qui souhaite participer à la vie de la cité. C’est bien ce changement qui interpelle la communauté internationale qui ne peut plus fermer les yeux sur ce qui se passe dans ce territoire. Les rapports annuels du secrétaire général des Nations unies, de même que le vocable utilisé par les cadres onusiens sont à lire à l’aune de ces changements.
Quand l’ONU tient un langage de vérité
Depuis que l’ONU est en charge du dossier saharien, de nombreuses entraves à la liberté d’action de la Minurso ont été constatées par les observateurs. Elles ont toutefois rarement été dénoncées par les fonctionnaires onusiens. Depuis 2011, le ton a pourtant changé. Dans son rapport de 2012, le secrétaire général de l’ONU épinglait déjà sans ménagement les entraves au bon fonctionnement de la Minurso par le Maroc. Le rapport reproche à Rabat de « brouiller la lisibilité du conflit en agissant au Sahara comme sur le territoire marocain » (organisation d’élections marocaines, obligation de faire porter aux véhicules de la Minurso des plaques d’immatriculation diplomatiques marocaines, déploiement du drapeau dans le quartier général de la Mission). Ce rapport annuel de 2012 mentionne également les effets de l’environnement régional et international, ainsi que l’évolution interne qui incitera les parties à prendre en compte « le peuple du Sahara occidental ». En mars 2016, lors d’une visite effectuée dans les camps de réfugiés de Tindouf, Ban Ki-moon parle explicitement d’ « occupation » pour désigner le contrôle exercé par le Maroc sur le Sahara occidental, territoire sur lequel l’Onu n’a pas encore statué. Le Maroc a répondu en expulsant 75 membres de la Minurso quelques jours plus tard, soit les deux tiers de l'équipe administrative et logistique et en radicalisant son discours.
Deux raisons essentielles pourraient expliquer la liberté de ton du secrétaire général des Nations unies. D’une part, après 2011 il est désormais difficile de fermer les yeux sur la réalité du terrain et d’ignorer les demandes des Sahraouis. D’autre part, Ban Ki-moon est en fin de mandat, il se sent sans doute plus libre dans l’expression de griefs déjà mentionnés dans ses rapports annuels qu’il décide aujourd’hui de rendre publics. Le changement qui s’est produit en 2011 est à prendre en considération : les nouvelles formes de protestation ne sont plus les mêmes et les sociétés civiles pèsent à présent dans la prise de décision politique, y compris sur les dossiers régionaux.
La nécessité de clore le conflit saharien
La donne sécuritaire est également très importante puisque AQMI et l’Etat islamique opèrent au Maghreb, région où les frontières sont poreuses et où la circulation d’armes en provenance de la Libye est courante. Des observateurs ont fait apparaître à plusieurs reprises des situations de « jihadisation » dans la jeunesse sahraouie de Tindouf.
Malgré ces multiples impératifs, en l’état actuel des choses, le conflit n’a aucune chance de trouver un dénouement :
- Côté marocain, le plan de paix imaginé en 2007 n’est pas viable. Il correspond en réalité au maintien de la situation actuelle qui serait baptisée autonomie. La partie adverse, qui n’a pas été consultée ne peut l’accepter, les Sahraouis non plus. Le plan de régionalisation du Maroc au sein duquel aurait pu trouver place une vraie autonomie se fait encore attendre. En outre, l’exécutif est aujourd’hui éclaté entre des pôles de pouvoir concurrents entre les conseillers du roi. Chaque pôle tente de s’emparer de ce dossier épineux, non pas dans un souci de clore le dossier mais pour se rapprocher du monarque. Cette instrumentalisation du conflit à des fins de politique politicienne rajoute à la confusion.
- Quant à l’Algérie, le maintien de ce conflit de basse intensité lui convient parfaitement. Les services de sécurité n’ont toujours pas évacué la rancune tenace à l’égard des autorités marocaines quant à leur comportement lors de la guerre civile. Et les militaires souhaitent aussi garder ce conflit tampon pour éviter de rouvrir le dossier des frontières. En favorisant le statu quo et en s’opposant à l’ouverture de la frontière entre les deux pays, l’exécutif algérien punit doublement les Marocains.
- Certes les Sahraouis ont beaucoup à perdre dans cette situation, mais ils ne sont pas audibles. Il faudra voir si la mort, le 31 mai, de Mohamed Abdelaziz, chef du Polisario depuis quarante ans permettra d'ouvrir enfin un espace politique de négociation.
A l’instar du conflit israélo-palestinien, il convient de laisser de côté les négociations directes entre les protagonistes qui ont déjà montré leurs limites. Les puissances étrangères (Etats-Unis, Espagne et France), de même que des pays de la région, comme la Tunisie devraient s’emparer du dossier pour épauler les Nations unies dans une recherche sérieuse de sortie de crise. Prenant en compte les besoins de pacification de la région et les velléités des populations concernées, ils pourraient amener les protagonistes à accepter un compromis susceptible de satisfaire les parties dont aucune n’a le sentiment d’avoir été vaincue pour capituler. Mais ce rôle de facilitateur exige une parfaite neutralité de la part de ces acteurs. Il faut se rendre à l’évidence, ce n’est ni le droit international, ni la référence à l’histoire et encore moins le retour aux armes qui régleront ce conflit, mais bien un schéma fondé sur le compromis qui ne peut se concevoir sans l’association des populations prioritairement concernées.
Enfin, pour lutter contre le terrorisme islamiste qui sévit à l’échelle transnationale sur le Maghreb et le Sahel, les pays de la région ne peuvent parvenir à une coordination des actions et du renseignement que si le dossier du Sahara est clos. Ceci permettrait aussi d'éviter de donner aux Sahraouis aguerris et qui maîtrisent bien la zone, l’occasion de venir grossir les rangs des jihadistes. Le règlement de cette question donnerait aussi à la France et à l’Espagne une plus grande marge de manœuvre dans la lutte contre le terrorisme. Aujourd’hui, la coopération de ces pays avec l’Algérie en matière de terrorisme a fait du conflit saharien un véritable fardeau.