Notes de la FRS

Le mouvement des Frères musulmans jordanien : de pilier de la monarchie à l’ennemi du régime

Publication générique pour un programme/observatoire n°00/2017
Hana Jaber
17 juillet 2017 Version PDf
Ce travail a été rendu possible grâce au soutien du programme WAFAW.

Comparées à la littérature abondante et principalement anglophone sur la Jordanie, les études extensives et lectures contradictoires qui questionnent le rôle et la place des Frères musulmans dans le paysage politique jordanien sont peu nombreuses. Pourtant, au regard du traitement répressif historiquement réservé à ses pairs dans la région par les pouvoirs politiques en place, ce mouvement occupe une place singulière. L’intérêt de la branche jordanienne de la confrérie réside dans l’agrégation, dans sa structure et son devenir mêmes, d’enjeux internes auxquels elle doit sa persistance et de questions régionales qui la fragilisent.

Dans quels termes parler aujourd’hui des Frères musulmans de Jordanie qui ont connu au printemps 2015 une fracture historique dont ils ont du mal à se releverHana Jaber, « Chronique d’une scission annoncée chez les Frères musulmans jordaniens », Orient XXI, 29 avril 2015, http://orientxxi.info/magazine/chronique-d-une-scission-annoncee-chez-les-freres-musulmans-jordaniens,0890 ? La question se pose d’autant que les mouvements islamistes dans la région connaissent de profondes transformations : le Hamas à Gaza vient de franchir en mai 2017 un pas historique en amendant sa charte de 1988 et en reconnaissant les frontières de 1967http://www.liberation.fr/planete/2017/05/02/le-message-de-pragmatisme-du-hamas-laisse-sceptique_1566745 ; en Égypte, la répression féroce est venue à bout de toute expression ; en Syrie, les différentes factions jihadistes, liées à tort ou à raison aux Frères musulmans, tentent de se positionner dans les négociations en cours.

Les rebondissements que la confrérie des Frères musulmans de Jordanie connaît depuis les printemps arabes se situent au croisement du contexte régional qui ne cesse de se complexifier, et de l’histoire propre au mouvement au sein de la monarchie. Aussi la réflexion s’organisera-t-elle de manière chronologique autour des trois points suivants : un premier point pose les repères jalonnant l’histoire de la confrérie depuis sa fondation jusqu’en 1989, année du retour à la normale d’un processus électoral jusque-là chaotique ; un second point traite de la période allant de 1989 à 2011, au cours de laquelle le Front d’Action Islamique, bras politique de la confrérie Frères, s’impose comme étant le parti d’opposition le plus important sur la scène jordanienne ; une troisième section est dédiée aux conséquences des dynamiques déployées à partir de 2011 et qui aboutissent à l’éclatement que connaît le mouvement aujourd’hui.

1 - De 1946 à 1989 : une composition complexe et un rapport de bienveillance vigilante avec la monarchie

Deux affluents sociologiques alimentent conjointement la confrérie jordanienne des Frères musulmans (Jamâat al-Ikhwân al-Muslimîn). Le premier est transjordanien et rassemble des notables éduqués de différentes villes du royaume ; ses racines remontent à la fin des années 1930, avant l’établissement de la monarchie en mai 1946. Le deuxième affluent vient de la Palestine mandataire, où les idées fréristes ont commencé à se répandre dès la fin des années 1920 parmi les notabilités des villes du littoral et autres villes de la Palestine centraleSur ces repères, cf. les fiches du dossier « Frères musulmans » fait par Orient XXI en octobre 2014 http://orientxxi.info/dossiers/les-freres-musulmans,0696. Cf. également les travaux de Jean-Pierre Filiu sur Gaza, et ceux de Jean-François Legrain sur l’histoire des mouvements islamistes en Palestine..

En Jordanie, la confrérie des Frères musulmans est officiellement fondée en 1945 par Abdel Latif Abou Qura, originaire de la ville de Salt, alors que le pays s’appelle encore l’émirat de Transjordanie. Son statut d’association est alors avalisé dans un décret signé par le Premier ministre. Avec l’exode de 1948, les Frères musulmans se replient vers la bande de Gaza alors inoccupée, et la Palestine centrale, laquelle ne tarde pas à être annexée au royaume hachémite par le roi Abdallah 1er. La guerre tripartite de 1956 soldée par l’occupation de Gaza par l’Égypte, puis celle de 1967 contribuent à concentrer le mouvement à l’est du Jourdain, principalement dans les villes au nord du pays.

1.1 – La confrérie et l’approche inclusive du roi Hussein

Autant qu’à la diversité des affluents qui participent de la fondation de la confrérie jordanienne, les repères évoqués plus haut renvoient au contexte politique agité de l’époque. Outre celui des indépendances, la région est alors marquée par le traumatisme de la Nakba palestinienne et l’afflux massif de réfugiés dont l’écrasante majorité trouve refuge dans le royaume. La monarchie, très vite échue aux mains du jeune monarque Hussein 1er, est confrontée à la nécessité de consolider sa légitimité tant parmi les tribus du sud jordanien que parmi les grandes familles citadines des villes des deux côtés du Jourdain. Le « petit roi » de Jordanie s’en acquitte avec une approche politique inclusive qui l’incite à englober les Frères musulmans plutôt qu’à les combattre. Aussi, lorsque l’armée britannique se retire en 1956, et que la loi martiale est proclamée en 1957, jugulant les protestations populaires et balisant les formes d’action politique dans le royaume, les Frères musulmans sont tout de même autorisés à poursuivre leurs activités caritatives en tant qu’association.

Jusqu’à la fin des années 1970, les Frères musulmans trouvent dans la monarchie hachémite un allié somme toute précieux et poursuivent, par l’entremise du Centre islamique, des activités de bienfaisance peu visibles dans l’espace politique. De son côté, le roi Hussein peut s’appuyer sur le mouvement pour consolider sa légitimité dans le royaume. C’est que monarchie et confrérie ont un ennemi commun : les mouvements de libération nationalistes et/ou panarabes qui déferlent sur la région. Créée en 1964, l’Organisation de Libération de la Palestine ne semble pas faire grand cas des islamistes, plutôt minoritaires au regard de la palette de mouvances idéologiques représentées en son sein. Aussi, pour grand défenseur de la cause palestinienne qu’il se présente, le mouvement des Frères musulmans reste à l’écart du conflit sanglant qui oppose le pouvoir hachémite et l’OLP et débouche sur les événements de Septembre noir 1970.

1.2 – Recrudescence du référent religieux et création du Front d’Action Islamique

Néanmoins, des changements commencent à s’opérer à compter de la fin des années 1970, et se consolident au milieu des années 1980. Le départ de l’OLP du Liban en 1982 paraphe l’échec des mouvements nationalistes dans la mobilisation des populations arabes autour de la Palestine. Ce fiasco se double de la recrudescence du référent religieux islamique. Par ailleurs, le séjour dans les pays du Golfe de nombreux Jordaniens s’accompagne d’envoi de remises migratoires vers le royaume. Les donations augmentent et l’action caritative des Frères musulmans se développe considérablement. En 1982, est inauguré l’Hôpital Islamique, où la confrérie installe ses bureaux et ceux du Centre Islamique.

Ainsi renforcé, le référent religieux induit une sensibilisation accrue à l’égard des questions panislamiques, lesquelles vont de la terre sainte de Palestine à la lutte des Talibans contre l’armée russe en Afghanistan. En parallèle, en Jordanie même, les pressions se font de plus en plus fortes pour ouvrir le champ politique. Les autorités trouvent l’exutoire en fermant les yeux sur le départ de militants islamistes pour se battre aux côtés de leurs coreligionnaires en Afghanistan, afin de réduire les tensions internes et détourner l’attention de l’évolution de la situation en Palestine : en effet, en Cisjordanie (encore jordanienne quoiqu’occupée) et dans la bande de Gaza, l’exacerbation de la population palestinienne est à son comble ; d’ailleurs, la première intifada populaire contre l’occupant israélien ne tarde pas à se déclencher en 1987.

De l’intifada de 1987, découlent plusieurs réalités qui participent de l’épaississement du paysage politique. Un nouvel acteur politique s’impose sur la scène régionale et palestinienne : le Hamas (acronyme en arabe de Mouvement de Résistance islamique) qui est à la base une émanation des Frères musulmans jordaniens. Le mouvement a son ancrage en Palestine et jouit d’une grande popularité des deux côtés du Jourdain. En août 1988, la décision du roi Hussein de rompre les liens administratifs avec la Cisjordanie crée une réalité à première vue paradoxale. Certes, le lien organique se maintient entre la confrérie jordanienne et le mouvement Hamas qui dispose à Amman de bureaux où seule l’activité médiatique est autorisée. Pourtant, la rupture des liens administratifs entre les deux rives du Jourdain implique une séparation territoriale et induit de facto des enjeux politiques divergents. Du reste, la présence des bureaux du Hamas dans le royaume permet aux services jordaniens de mieux surveiller les nœuds de communication entre les deux ailes, « nationale » et « palestinienne », de la confrérie. Autre conséquence de cet état de fait : les Frères musulmans de Jordanie acquièrent une plus grande visibilité politique à l’échelle régionale.

Dans ce contexte, à la suite des émeutes survenues à Maan en avril 1989, intervient la décision d’ouvrir le champ politique et de lancer un processus d’élaboration d’un pacte national. Des élections législatives s’organisent. En 1992, une loi (n° 22) est promulguée, qui régule la formation des partis politiques. Les Frères musulmans, dont le statut est limité jusque-là à celui d’association, se dotent alors d’un bras politique, le parti du Front d’Action Islamique.

2 - De 1989 à 2011 : le mouvement des Frères musulmans, un acteur central sur la scène politique jordanienne

Lors des élections législatives de 1989, les islamistes obtiennent 22 sièges sur 80, pour un taux de participation de 53,1 %. Le Front d’Action Islamique (FAI), créé officiellement en 1992, devient un acteur incontournable sur la scène politique jordanienne. Ce constat est en phase avec un contexte régional marqué par l’affirmation, dans les espaces nationaux, des islamismes politiques (Palestine, Iran, Liban, Afghanistan, Algérie, etc.) – une tendance amorcée par la révolution iranienne de 1979.

Dans le royaume, nous retenons deux éléments pour lire l’avancée du FAI. Le premier est l’impact de la première intifada de 1987 sur les débats dans l’opinion publique jordanienne d’une part, et au sein des Frères musulmans, d’autre part. Intégralement versé au crédit politique du Hamas, le soulèvement des « petits lanceurs de pierres » est utilisé comme argument à charge contre les régimes politiques en place dans la région, qualifiés de collaborationnistes. Le recours à une quasi théologie de la libération face à l’ennemi israélien devient l’axe dominant des éléments de langage dans les discours politiques de l’opposition jordanienne. Les questions proprement nationales, d’ordre social ou politique, sont reléguées au second plan.

Le deuxième élément renvoie aux conséquences de la rupture des liens administratifs avec la Cisjordanie en 1988. A posteriori, cet épisode se lit comme un préambule à la conférence de Madrid en 1991, suivie des accords Gaza-Jéricho signés à Oslo le 13 septembre 1993, puis des accords de paix jordano-israéliens signés le 26 octobre 1994 à Wadi Araba en Jordanie. Pris isolément, il aurait dû raisonnablement susciter l’ire de l’opinion jordanienne, sous le leadership des Frères musulmans dont l’influence se révèle au grand jour lors des élections, un an plus tard. Or les protestations s’avèrent rétrospectivement modérées, puisque le processus politique n’est pas bloqué.

2.1 – « One man one vote » : une loi pour endiguer l’influence politique des Frères

Face aux bouleversements régionaux en cours, dont l’embargo puis la guerre de 1990 contre l’Irak sont les primeurs, et pour anticiper le risque de voir les députés islamistes s’emparer de la majorité des sièges à la chambre basse, le roi Hussein décide à la veille des élections de 1993, de modifier la loi électorale (loi n°15), en adoptant le mode de scrutin « one man one vote », afin d’en juguler la déferlante. Les résultats n’en demeurent pas moins significatifs : sur 80 sièges pourvus au Parlement, 60 sont occupés par des candidats indépendants (dont des proches des islamistes), et 17 par des députés du FAI. En d’autres termes, le Front d’Action Islamique est le seul bloc politique à même de peser dans les débats parlementaires. Les élections suivantes – jusqu’à celles anticipées de septembre 2016, pour lesquelles un scrutin mixte a été introduit conformément à la loi n° 6/2016 – sont dominées par des discours dans lesquels les leaders islamistes dénoncent le caractère inique et non représentatif du système électoral : appel au boycott, contestation des irrégularités dans le déroulement des scrutins, et réclamation de transformations des mécanismes de participation politique.

Des débats font rage au sein du mouvement et se traduisent par des dissensions pouvant aller jusqu’à l’exclusion de certains membres. En interne, se dessine un clivage entre « faucons » et « colombes » dont le marqueur est l’intransigeance dans les relations avec la monarchie. Posé à tort comme étant une dichotomie entre les deux affluents transjordanien et palestinien de la confrérie, ce clivage mérite une attention spécifique qui va au-delà du présent exercice. Sans en négliger l’importance, il n’opère pas dans le sens qui lui est imputé : autrement dit, les « faucons » ne sont pas nécessairement d’origine palestinienne, ni les « colombes » impérativement d’origine transjordanienne. En tout état de cause, et pour cause de boycott, la représentation de la mouvance islamiste diminue au Parlement au fil des scrutins, au profit de candidats et/ou de partis ne disposant d’aucune efficience sur le terrain. Une sous-représentation qui vient a contrario du danger qui leur est imputé.

2.2 – L’avènement d’Abdallah II, les Frères musulmans et le Hamas

L’année 1999, riche en événements, annonce la fin d’une époque. Le roi Hussein meurt en février, et son fils Abdallah II accède au trône. À l’inverse de son père réputé pour son habileté politique, le nouveau roi de Jordanie accorde peu d’importance à l’entregent, il se lance dans une politique ultralibérale qui creuse les inégalités et débouche, en quelques années de règne, sur un affairisme criant. Abdallah II a progressivement dans sa ligne de mire deux groupes qu’il juge obsolètes et inaptes à la modernité : les tribus et les Frères musulmansCf. l’entretien avec le roi Abdallah de Jordanie, The Atlantic, 3 avril 2013 “The Modern King in the Arab Spring”, https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2013/04/monarch-in-the-middle/309270/. De surcroît, la rupture avec l’ancien règne n’est pas seulement une question de style, elle découle aussi d’un désaccord de fond portant sur la question palestinienne.

En effet, en 1997, lorsque le Mossad avait tenté d’assassiner le chef du bureau politique du Hamas à Amman, Khaled Mechaal, la colère du roi Hussein fut telle que le gouvernement israélien dut présenter des excuses officielles à la Jordanie. Il en va autrement pour le roi Abdallah II : en dépit des apparences (encouragement au processus de paix, appel au gel des colonies), la politique du nouveau monarque ne cherche pas à préserver une quelconque influence sur le cours des événements en Palestine, elle s’aligne sur les intérêts israéliens. Il faut dire qu’en Palestine, comme en Jordanie, l’année 1999 est chargée d’événements. Entre l’Autorité palestinienne et le Hamas, les relations sont mauvaises ; l’arrivée d’Ehud Barak au gouvernement permet la reprise des négociations avec l’OLP sur la base du mémorandum de Wye River (signé en octobre 1998) et la conclusion des accords de Charm-al-Cheikh le 7 septembre 1999, dans lesquels les questions de sécurité sont prioritaires et se donnent pour corollaire la neutralisation du Hamas.

Peu après les accords de Charm al-Cheikh, pendant que Khaled Mechaal et d’autres leaders sont en visite en Iran, les autorités jordaniennes décident de fermer le bureau du Hamas en Jordanie. Tandis que Yasser Arafat soutient que la fermeture des locaux du Hamas en Jordanie intervient à la demande de l’Autorité Palestiniennehttp://www.albayan.ae/one-world/1999-09-12-1.1078605, le Premier ministre Abdel Raouf Rawabdeh assure qu’il s’agit d’une décision jordanienne souveraine. Selon ce dernier, les leaders du Hamas ont manqué à l’accord oral qui leur interdit de se livrer, depuis la Jordanie, à des activités politiques ou de commanditer des opérations militaires. Selon le même Premier ministre, ces manquements restent « individuels », et la décision de fermer les bureaux du Hamas à Amman se fait dans le souci de préserver les bonnes relations entre les autorités jordaniennes et le mouvement des Frères musulmans de Jordaniehttp://www.alarabiya.net/ar/arab-and-world/2016/07/14/%D8%A7%D9%84%D8%B1%D9%88%D8% A7%D8%A8%D8%AF%D8%A9-%D9%87%D8%B0%D9%87-%D8%A3%D8%B3%D8%A8%D8%A7% D8%A8-%D8%A5%D8%BA%D9%84%D8%A7%D9%82-%D9%85%D9%83%D8%AA%D8%A8-%D8% AD%D9%85%D8%A7%D8%B3-%D9%81%D9%8A-%D8%B9%D9%85%D9%91%D8%A7%D9%86-.html. Une médiation qatarie permet de débloquer la situation, et les leaders du Hamas sont provisoirement accueillis à Doha avant de s’installer durablement à Damas. Cet intermède n’est pas sans révéler les tensions qui montent entre la confrérie et le nouveau monarque.

2.3 – Stigmas de terrorisme en dépit du recentrage stato-national

Le changement de règne et d’attitude à l’égard du Hamas intervient alors que la question du retour des « arabes afghans » – jihadistes jordaniensCette appellation ne s’applique pas qu’aux Jordaniens. Des jihadistes de nombreux pays arabes ont fait la même démarche et reçoivent la même appellation. partis se battre en Afghanistan – fait déjà des remous dans les médias et devant les tribunaux jordaniens, inscrivant la problématique terroriste au cœur des débats. Le contexte international n’a pas manqué d’irriguer cette problématique puisque dès 1998, les deux ambassades des États-Unis, à Dar Es-Salam et à Nairobi, sont la cible d’attentats jihadistes. Par la suite, les attentats du 11 septembre 2001 à New York viennent consacrer la lutte contre le terrorisme islamiste comme une priorité internationale. Le roi Abdallah II prend celle-ci à son propre compte, jetant la suspicion à l’égard de tout référent religieux.

Dans ce contexte tendu marqué à l’intérieur par le changement de règne, et à l’international par la recrudescence du terrorisme se proclamant de l’islam radical, les événements de la seconde intifada palestinienne déclenchée en septembre 2000 viendront entériner le recentrage des Frères musulmans autour de questions proprement jordaniennes. Les violences perpétrées par les forces israéliennes contre les populations de Gaza (dont la photo emblématique reste le meurtre en direct de l’enfant Mohammad Al-Durra blotti contre son père dans une rue à Gaza), puis les massacres dans le camp de Jénine, se traduisent à Amman par une tension palpable dans les rues, en particulier aux abords des camps de réfugiés. Des manifestations se déroulent devant l’ambassade israélienne, des appels à l’expulsion de l’ambassadeur d’Israël et à la révocation des accords de paix jordano-israéliens se font entendre. Les syndicats professionnels, dont certains comptent parmi les leviers de l’activisme des Frères musulmans, se mobilisent. Pour autant, le Front d’Action Islamique se garde bien de défier le pouvoir au printemps 2002 et annule au dernier moment sa participation à « la marche du retour » interdite par les autorités jordaniennes, et qui devait conduire les foules de manifestants au plus proche de la frontière avec Israël.

Partant, à l’épreuve du pouvoir, le FAI mesure les leviers, les contraintes et les limites de son action politique. Les premières années de la décennie 2000 sont celles de débats internes houleux entre « faucons » et « colombes ». Au cours de cette période, le mouvement tente de couper avec un passé confus qui a rapproché certains de ses membres du mouvement Al-Qaïda. C’est le temps de la construction d’un récit officiel, rendu public en 2005, dans un fascicule de près de 80 pages, La vision du mouvement islamiste sur la réforme (en arabe). Dans ce fascicule, les priorités sont explicitement nationales, et proposent un programme-cadre qui décline des questions de société et de représentation politique. La mère des questions, celle de la Palestine, est classée 16ème sur 17 chapitres, avec celle de l’Irak (titre du chapitre 16 : « Les grandes causes : la Palestine, l’Irak »).

3 - Les Frères musulmans au sortir des printemps arabes

Le mouvement des Frères musulmans jordanien sort affaibli par la lame de fond qui a soulevé le monde arabe en 2011, alors même que le royaume n’a pas connu son printemps – ou si peu. Pourtant, la confrérie a fait progressivement montre de prudence, sinon de maturité dans sa relation au pouvoir d’une part, et aux autres courants de l’opposition d’autre part. Comment expliquer cet état de fait ?

Dire que la Jordanie, et les Frères musulmans avec, sont restés à l’écart des soulèvements arabes serait un raccourci injuste à l’égard des mobilisations qui n’ont pas attendu 2011 pour s’exprimer dans le royaume. Ce serait également méconnaître le contexte géopolitique dans lequel la Jordanie joue son rôle historique de caisse de résonnance démographique et économique pour le chaos qui emporte les pays voisins.

3.1 – Les Frères musulmans, acteurs ou leaders de l’opposition en Jordanie ?

Il faut dire que les contestations en Jordanie, portant sur des revendications syndicales, la lutte contre la corruption, et une plus grande participation politique n’ont pas attendu l’étincelle tunisienne pour se faire entendre. L’initiative « Monarchie constitutionnelle » portée en 2008 par un membre éminent des Frères musulmans, M. Ryhayyel Gharaïbeh, alors qu’elle est le fruit d’une réflexion commune à laquelle ont participé des personnalités venues d’horizons politiques différentsHana Jaber, Mouvements contestataires en Jordanie dans le contexte des soulèvements arabes : les impasses de la réforme et l’impossible révolution, étude non publiée, DAS, octobre 2013., traduit une conscience du malaise politique et de la nécessité d’une réforme concertée portée par l’ensemble des forces en présence. Pour autant, lorsque les revendications se généralisent à l’ensemble du royaume à compter de 2011, sous forme de grèves, de manifestations ou de sit-in, les Frères musulmans se trouvent face à une équation à variables multiples : la complexité des liens avec la monarchie, l’espoir soulevé par l’accès au pouvoir des islamistes en Tunisie et en Égypte, la question syrienne qui clive l’opinion publique jordanienne et, enfin, l’inquiétude de la société qui observe avec appréhension le chambardement régional.

Conscients de leur capacité de mobilisation populaire, les Frères musulmans participent avec mesure à l’amplification des contestations dans le royaume. Celles-ci culminent à Amman, en novembre 2012, par une manifestation de plusieurs dizaines de milliers de personnes, pour laquelle les Frères ont décidé de se mobiliser massivement, incitant le gouvernement à engager des réformes constitutionnelles. Celles-ci restent au demeurant minimales. À cette période précise des printemps arabes, aucun acteur en présence sur la scène politique n’est en mesure d’infléchir en sa faveur l’équilibre des forces. Les choses changent à compter de l’été 2013 : dans la Ghouta de Damas, l’utilisation des armes chimiques par le régime syrien reste impunie ; au Caire, Mohammed Morsi est destitué par le maréchal Sissi qui procède à une purge systématique des Frères musulmans. Ces deux événements ont en Jordanie des conséquences quasi immédiates : par-delà les effets d’annonce du roi Abdallah à l’intention de la communauté internationale, les réformes cessent pour le régime d’être une priorité.

3.2 – Scissions en cascades

Il faut dire que dès octobre 2011, quelques mois après le déclenchement des printemps arabes, un nouveau directeur issu des rangs de l’armée est nommé à la tête des services de renseignements généraux jordaniens, le colonel Fayçal al-Shawbaki. Ce dernier désigne le mouvement des Frères musulmans comme l’ennemi à abattre, dès lors qu’il est la seule force politique à même de défier le pouvoir. Néanmoins, les méthodes à l’égyptienne ne font pas partie de la culture politique de la monarchie adepte du soft power. Dès lors, c’est à l’implosion du mouvement que les services s’appliquent, alors que des débats houleux s’engagent, au sein même de la confrérie, entre les tenants de l’orthodoxie et ceux du renouveau. Ainsi, l’Initiative de Zamzam en mai 2012, alors perçue par certains observateurs comme novatrice et progressiste, est-elle lue rétrospectivement comme une fissure opérée dans les rangs des FrèresEn réalité, cette tactique a un précédent en 2001, qui a abouti à la scission de plusieurs membres du mouvement des Frères musulmans et à la constitution du Parti islamique du Centre.. En effet, à l’appel d’une cinquantaine de personnalités au sein de la confrérie, avec à leur tête Rhayyel Gharaïbeh, Nabil Kofahi et Jamil Dheissat, quelque 500 figures jordaniennes se réunissent pour signer une charte appelant à la réforme politique. Entre le moment où les membres islamistes de l’Initiative se revendiquent entièrement de la confrérie, et celui où ils la quittent pour se constituer en un parti politique dont les statuts sont approuvés en août 2016 (le parti Al-Moubadara al-Wataniyya – Zamzam), une deuxième fracture se produit.

Le 5 mars 2015, la rupture est en effet consommée. Les services jordaniens informent le mouvement des Frères musulmans que ses statuts ne sont pas conformes à la loi jordanienne sur les associations et lui intiment de les régulariser, au risque de se faire dissoudre. Autrement dit, il faut se mettre sous la responsabilité du ministère des Affaires sociales, et mentionner explicitement la rupture de tout lien avec la matrice égyptienne. Aussi anodine que puisse paraître la sommation de mise en conformité, elle s’avère lourde de conséquences. Les débats se font houleux sur le timing et les motivations de l’injonction, alors que la question ne s’est jamais posée depuis 1945, date de la création du mouvement. Sans attendre une décision consensuelle, deux membres éminents, Abdel-Majid Thneibat, suivi de Rhayyel Gharaybeh, déposent aussitôt les statuts pour un mouvement bis, appelé Association des Frères musulmans (Jam’iyyat al-Ikhwan al-Muslimîn). Quelque temps plus tard, la confrérie mère finit par s’aligner sur les exigences des autorités, mais la situation ainsi créée est aussi inédite qu’inextricable, tant sur le registre politique que juridique et financier : c’est que la confrérie dispose en Jordanie d’investissements considérables gérés par l’entremise du Centre Islamique, dont elle tient les commandes. Toutefois, le basculement des membres vers la nouvelle « Association des Frères musulmans » ne s’opère ni automatiquement ni massivement. Le contrôleur général des Frères musulmans fait appel à l’arbitrage du roi Abdallah, et un statu quo s’établit en attendant que les tribunaux se prononcent sur la légitime propriété des biens, des locaux et des fonds.

Une troisième scission est à l’œuvre, sans doute plus profonde et de loin plus significative que les deux premières. Elle touche des cadres des Frères (telles que Salem Flahat) et quelque 200-250 militants, de moindre visibilité, qui ont déposé leur démission il y a peu. La direction du mouvement ne s’est pas encore prononcée sur cette démission collective qui vaut scission et qui doit être prochainement rendue officielle. Il reste que les statuts pour créer un nouveau parti ont déjà été déposés à la fin de l’année 2016 par le noyau dur de défecteurs (Al -Sharaka wal-Inqaz).

3.3 – Éclatement et/ou réorganisation ?

Cependant, peut-on conclure à l’éclatement total des Frères musulmans jordaniens ? Selon des interlocuteurs proches des débats internes qui s’y déroulent, le mouvement matriciel aurait perdu 20 % de ses effectifs. Une recomposition au sein de la confrérie mère est en cours et un nouveau contrôleur général est en passe d’être désigné. Au niveau des pouvoirs publics, un nouveau directeur est nommé en mars 2017, à la tête des services des renseignements généraux, le colonel Adnan al-Jundi. Ce dernier plaiderait pour renouer le dialogue avec le mouvement, ce qui est un signe d’apaisement. Mais les leaders au sein de ce dernier prétendent ne l’avoir jamais interrompu, et crient à un procès en sorcellerie de la part des autorités. Selon eux, des pas de géant ont été accomplis par la confrérie, et les critiques émises par les défecteurs avaient reçu satisfaction, en vue d’une transformation profonde. Ils avancent, comme preuves de leurs efforts, les modifications introduites au sein de la profession du Front d’Action Islamique, la mise en avant de la place des femmes, et les échanges enclenchés avec les autres acteurs politiques pour la construction d’un socle national commun de valeurs et de revendications.

Les élections législatives anticipées de septembre 2016 confirment ces efforts, du moins partiellement. Le Front d’Action Islamique s’accommode de la nouvelle loi électorale dont les modalités imposent, entre autres contraintes techniques, la constitution de coalitions. La Coalition nationale pour la Réforme, initiée par le FAI, ratisse large et parvient à fédérer des candidats de sensibilités différentes, politiques (indépendants ou baathistes) et confessionnelles (chrétiens) ; elle est présidée par une femme, Dima Tahboub, elle-même membre de la confrérie. Au Parlement, la Coalition nationale pour la Réforme remporte plus d’une quinzaine de sièges sur 130, tandis que Zamzam n’en remporte que trois.

Aussi, certains proches du mouvement préfèrent-ils parler de clarification et voient dans cette scission l’opportunité d’une régénération politique. L’affirmation selon laquelle les fractures au sein de la confrérie se sont opérées selon des clivages communautaires (transjordanien/palestinien) est obsolète, ou du moins nécessite une approche qui aille au-delà de la vision communautariste elle-même. Il en est de même pour celle qui pose le degré d’intransigeance à l’égard de questions nationales ou régionales comme marqueur de rupture. Une observation fine des dissensions et scissions interpelle l’observateur sur une question bien plus profonde : celle de la relation, au cœur même du projet des Frères musulmans, entre action de prosélytisme et action politique.

Les pages précédentes montrent l’ancrage du mouvement des Frères musulmans dans le paysage politique jordanien et sa place comme interlocuteur politique incontournable tant pour le régime que pour les autres mouvements d’opposition. Pour mieux comprendre les leviers d’un tel ancrage, des études au croisement de la sociologie politique, des sciences politiques, et des relations internationales sont nécessaires. Sans une attention fine portée au contexte régional, il est impossible de comprendre les ressorts des dynamiques politiques jordaniennes, lesquelles dynamiques fournissent à leur tour des indices et des pistes pour mesurer l’amplitude des transformations régionales. Force est de constater que l’acharnement avec lequel les services jordaniens combattent les Frères musulmans aboutit à l’éclatement du mouvement. À l’inverse, ce même éclatement prive le régime du seul interlocuteur politique qui ait, au sein de la société jordanienne, la masse critique requise pour contenir des situations de crises économiques, sociales et politiques qui s’annoncent explosives.