Isabelle Facon
11 avril 2017 Version PDf
En recevant successivement en mars 2017 le Premier ministre israélien Netanyahu (pour sa cinquième visite en dix-mois), le président turc Erdogan et le président iranien Rohani, Moscou illustre son poids nouveau au Moyen-Orient, une réalité qui désormais semble devoir s’ancrer dans un temps long. Son implication dans le jeu libyen, et en particulier son soutien au « maréchal » Haftar, va dans le même sens.
Cette nouvelle configuration tranche avec celle des années 1990, marquées par un affaiblissement notable de l’empreinte russe dans l’ensemble de la zone considérée. Comme l’explique le chercheur russe Alekseï Malachenko, la Russie s’était alors « abstenue d’entreprises indépendantes dans la politique proche-orientale, laissant complètement l’initiative aux partenaires américains et européens »« Faktor islama v rossiïskoï vnechneï politike » [Le facteur islam dans la politique étrangère russe], Rossiia v global’noï politike, n° 2, mars-avril 2007 (www.globalaffairs.ru).. D’une part, la profonde crise financière et économique qu’elle traversait privait sa diplomatie de moyens d’action significatifs, ce qui l’amena à prioriser quelques orientations dont ne faisait pas partie la zone Afrique du Nord/Moyen-Orient (républiques ex-soviétiques, monde euro-atlantique et Chine). Cela marquait une rupture considérable avec la posture soviétique durant la Guerre froide, quand l’URSS promouvait activement dans la région, à partir du milieu des années 1950, son influence idéologique, économique et militaire. La zone était d’autant plus importante aux yeux de l’URSS qu’elle se trouvait à proximité directe de ses frontières. La disparition de la dimension idéologique dans la conduite de la politique étrangère russe avait en outre amenuisé l’intérêt de certains partenariats traditionnels au Moyen-Orient, et l’importance désormais attachée au développement d’un « partenariat stratégique » avec les pays occidentaux dictait « une prudence extrême, voire une distance, par rapport au conflit israélo-palestinien et aux autres conflits et sources de tension du Moyen-Orient »Andrej Kreutz, Russia in the Middle East, Friend or Foe?, Praeger Security International, 2007, p. 4..
Dès que la Russie a renoué avec une relative santé économique, vers le milieu des années 2000, elle a travaillé à relancer sa présence régionalePour certains pays, les premières approches avaient commencé dès la fin des années 1990 – Algérie, Libye, Tunisie… De fait, la direction du ministère des Affaires étrangères a été reprise en 1996 par Evgeniï Primakov, un orientaliste de formation, ce qui influença clairement le cours de la diplomatie russe dans le sens d’un alignement moins marqué sur les politiques occidentales et un souci de diversification des vecteurs, même si le manque de moyens continuait à peser sur les grandes dynamiques., selon des modalités conformes à la nouvelle tonalité de sa politique extérieure – affirmation d’approches russes propres sur les grands dossiers de sécurité internationaux, avec en arrière-plan une ferme volonté de marquer l’indépendance à l’égard de Washington (dont les Russes considèrent que l’image a été écornée par la guerre d’Irak et ses suites), promotion active de ses intérêts commerciaux (on parlera alors « d’économisation » de la politique extérieure russe), articulation d’une « diplomatie de l’énergie », soutien aux exportations d’armement comme vitrine technologique de la Russie... Si l’activisme russe est plus visible sur le front moyen-oriental, Moscou redéploie aussi ses intérêts dans le Maghreb. En tout état de cause, la Russie aborde le Maghreb et le Machrek dans une logique de continuum géographiqueAbdallah Saaf, La Russie et le Maghreb, Research Paper, OCP Policy Center, juin 2016, p. 7.. En 2005, elle obtient un statut d’observateur au sein de l’Organisation de la coopération islamique.
Les printemps arabes ont « bousculé » la teneur de ce réengagement russe dans la zone Afrique du Nord / Moyen-Orient, qui, pour être volontaire, n’en était pas moins très progressif (et sans réalisations spectaculaires). Moscou, plutôt réservée dans sa réaction aux révolutions, aura montré sa préférence pour le maintien du statu quo et des pouvoirs « légitimes » (indépendamment de la nature des régimes), considérant que là résidait la clef de la stabilité. Cette attitude s’inscrit dans la continuité du rejet par Moscou de ce qu’elle voit comme la propension des pays occidentaux à soutenir des changements de régime (Serbie 1999, Irak 2003, révolution des roses en Géorgie 2003, révolution orange en Ukraine 2004), en s’appuyant parfois sur la force. Cela explique la récurrence des appels des autorités russes à la non-ingérence extérieure dans les révolutions arabes. La réaction des Russes s’explique aussi par la crainte d’une expansion de l’instabilité politique moyen-orientale. Les autorités russes ont d’ailleurs d’emblée déclaré leur inquiétude quant à la possibilité que les révolutions puissent profiter principalement aux islamistes. La posture conservatrice de la Russie sur les printemps arabes aura été diversement accueillie à l’échelle régionale. Le régime algérien l’a appréciée, ce qui, selon certains experts, aurait contribué à faciliter le développement des projets de coopération Sonatrach-GazpromTobias Schumacher, Cristian Nitoiu, « Russia’s Foreign Policy Towards North Africa in the Wake of the Arab Spring », Mediterranean Politics, vol. 20, n° 1, 2015.
Voir aussi : http://www.gazprom-international.com/en/operations/country/algeria.. En revanche, le soutien de figures clefs du gouvernement russe à Mouammar Kadhafi sera long à faire oublier à Tripoli.
En tout état de cause, après l’érosion de ses positions en Irak du fait de la guerre de 2003, la Russie est déterminée à prévenir la répétition de scénarios de regime change dans deux autres pays qu’elle considère comme des points d’appui importants dans sa stratégie de retour au Moyen-Orient – la Libye et la Syrie. L’intervention de l’OTAN en Libye et l’élimination de Mouammar Kadhafi expliquent en grande partie l’obstruction de Moscou sur le dossier syrien par la suiteLa Russie, alors sous présidence Medvedev, avait fait le choix de s’abstenir lors du vote au Conseil de sécurité de la résolution 1973 du 17 mars 2011 autorisant une opération de l’OTAN. Le Premier ministre Poutine avait fait part de son désaccord avec cette décision.. Quand, en effet, plusieurs capitales occidentales avancent qu’il ne saurait y avoir de solution politique au conflit intra-syrien avec le président Assad, la Russie en déduit que la Syrie sera la prochaine sur la liste du regime change, ce qui menace de la priver de l’un de ses alliés – sinon le principal et en tout cas le plus stable – dans la région. Cela permet à des experts russes d’affirmer que le sauvetage du régime syrien l’emporte sur toutes les autres considérations qui sous-tendent la ligne du Kremlin sur la Syrie : quand Moscou justifie son intervention militaire en Syrie par des enjeux touchant à la stabilité dans la région, « c’est un mensonge. La Russie soutient Bashar Al-Assad avant tout ! »A. Malashenko, chercheur senior au Centre Carnegie de Moscou, cité in Manon-Nour Tannous, « Le projet de règlement russe en Syrie », table ronde n° 4, Observatoire Arc de crise DGRIS/FRS, 27 juillet 2016, p. 6. Lors de ce séminaire, un autre intervenant russe, Yury Barmin, explique qu’« en bombardant les rebelles modérés, Moscou veut montrer où sont ses priorités : si vous n’êtes pas prêts à parler avec Assad, vous êtes pour nous des extrémistes, même si vous êtes laïcs »..
Un autre paramètre d’analyse du jeu d’influence russe dans la zone réside dans un élément de contexte : Moscou estime que le monde assiste à l’effondrement de l’ancien ordre régional, et que cela constitue une des manifestations de ce qu’elle perçoit, à tort ou à raison, comme la fin du « moment occidental » dans les relations internationales. Pour le Kremlin, cette nouvelle configuration constitue une opportunité, permettant d’accélérer la réinsertion de la Russie dans la zone. Si cette entreprise comporte aussi des risques, compte tenu de la fragilité de la situation et de la volatilité des équilibres politiques, cette réinsertion est aussi conçue par Moscou comme une nécessité dans le contexte du conflit en Ukraine, car il lui faut démontrer tous azimuts que la Russie n’est pas si isolée que l’Occident le dit.