Ziad Majed
16 février 2017 Version PDf
Depuis la chute du premier gouvernement de Saad Hariri en janvier 2011, suite à la démission des ministres chiites et de leurs alliés chrétiens, et à la démonstration de force du Hezbollah dans les rues de Beyrouth, il est possible d’évoquer deux phases dans la politique saoudienne vis-à-vis du Liban.
La première, allant de février 2011 à janvier 2015, est caractérisée par une passivité et un évitement de toute escalade politique dans le pays.
La deuxième, qui a débuté en février 2015, a consisté à délaisser temporairement la scène libanaise pour d’autres priorités.
Cette phase risque néanmoins de prendre fin dans les mois qui viennent, si la politique du président américain Donald Trump envers l’Iran et le Moyen-Orient commence à se préciserLes Saoudiens misent sur une nouvelle politique américaine hostile aux Iraniens et opposée à l’expansion politique (et militaire) de Téhéran au Moyen-Orient..
1 – 2011-2015 : l’Arabie bousculée et inquiète opte pour un statu quo libanais
L’inquiétude du régime saoudien a été palpable depuis le début des révolutions arabes. L’intervention des forces « Bouclier de la Péninsule » à Bahreïn en soutien au régime des Khalifa (mars 2011), la recherche d’un compromis politique (entre les oppositions et le président Saleh) au Yémen (tout au long des années 2011 et 2012), et l’annonce de dépenses sociales et de nouvelles mesures anti-corruption à l’intérieur du royaume (mars 2011) ont été autant de signes caractéristiques d’une nervosité de Riyad face aux situations explosives dans la région.
Concernant le Liban, la chute du gouvernement de leur protégé Saad Hariri a surpris les responsables saoudiens. Elle s’est produite au moment où beaucoup de dossiers leur devenaient incontrôlables. Le fait que cette chute ait été suivie d’une modification dans les alliances (l’aval de Walid Joumblatt pour la formation d’un nouveau gouvernement présidé par Najib Mikati et excluant Hariri)Walid Joumblatt et son bloc se sont repositionnés sur l’échiquier politique libanais, privant Hariri et l’alliance du 14 mars de la majorité parlementaire qu’elle avait depuis 2009. a reflété une transformation des rapports des forces sur la scène libanaise. Ce changement sera absorbé par les Saoudiens, bien plus préoccupés par la suite des développements en Syrie et en Irak.
C’est ainsi que l’attitude saoudienne de délaissement, puis d’abandon, du Liban s’est précisée et échelonnée sur trois moments particuliers.
Le premier est celui qui a signifié une non-reconnaissance par les Saoudiens de la légitimité sunnite du nouveau Premier ministre Najib Mikati, sans pour autant le boycotter.
Le deuxième moment, suite à la démission de Mikati en mars 2013, a été l’approbation de la nomination du nouveau Premier ministre Tammam Salam, un proche de Riyad et de Hariri. Avec la perspective de fin de mandat du président de la république Michel Suleiman et l’impossibilité d’élire un nouveau président, Tammam Salam présentait les « garanties minimums » pour que le Liban ne se rallie pas totalement à la politique iranienne.
Entre-temps, les développements en Syrie avaient déjà déplacé des centaines de milliers de réfugiés syriens et palestiniens vers le Liban, tandis que le Hezbollah s’était enrôlé dans les combats pour le sauvetage d’Assad. Ainsi, tout en préservant une marge de manœuvre dans la politique étrangère qui tenait compte des considérations saoudiennes, l’État libanais s’est vu imposer les choix du Hezbollah dans le conflit syrien.
Le troisième moment qui se situe fin 2014, a marqué l’abandon effectif de l’arène libanaise par les Saoudiens. Cela a entériné une fragmentation de la scène politique sunnite en raison de l’affaiblissement de Saad Hariri, de son absence du pays, et de la montée en puissance d’Achraf Rifi (ancien proche de Hariri-même et chef des forces de sécurité interne)Les liens de Rifi avec les autorités saoudiennes ont toujours été chaleureux. Des observateurs ont évoqué un encouragement saoudien à Rifi durant sa défection du courant de Hariri. Il est difficile d’avoir des confirmations à ce sujet. et de groupes salafistes (à Tripoli comme dans des zones proches de la frontière syrienne)Ces groupes sont souvent financés par des réseaux salafistes non-gouvernementaux au Koweït. Ils tirent profit de la colère sunnite au Liban vis-à-vis du Hezbollah, et de la frustration de ne pas voir des chefs sunnites suffisamment « forts » pour lui tenir tête.. Cet affaiblissement de Hariri reflétait surtout un malaise dans ses relations au sein du royaume au moment où la succession du roi Abdallah se préparait, non sans difficultés. Entre-temps, l’ancien Premier ministre Fouad Siniora et la tante de Hariri, la députée Bahiya, tentaient tant bien que mal de faire face à cette situation pour préserver l’unité du « Courant du Futur » (le mouvement politique de Hariri) privé depuis des mois d’une large partie de ses ressources financières.
Par ailleurs, au Yémen, les Saoudiens étaient confrontés à un nouveau défi militaire consécutif à l’alliance des milices houthies avec le président déchu Ali Abdallah Saleh. Ces derniers avaient lancé une offensive d’envergure, leur permettant de contrôler une très grande partie du territoire yéménite (dont Aden au sud) et menacer la sécurité à l’entrée de la mer Rouge. Au vu des liens étroits entre le mouvement Houthi et Téhéran, Riyad avait considéré ce développement comme une menace iranienne directe contre son propre territoire.
2 – L’ère Salman : priorité à la guerre au Yémen et conflit avec le Hezbollah
L’accession du prince Salman au trône en janvier 2015, après le décès du roi Abdallah, a marqué le retour des SoudairiSept frères de la même mère constituent le clan des Soudairi dans la famille royale saoudienne. Parmi eux, l’ancien roi Fahed et l’actuel roi Salman. Plusieurs anciens princes héritiers ou hommes influents du royaume l’étaient également, comme Sultan et Nayef. au pouvoir. Dans la foulée, était également préparée la succession de Salman lui-même (né en 1935), qui serait pour la première fois verticale et au sein du clan SoudairiL’Arabie Saoudite passe à une succession verticale pour la première fois depuis le décès de son fondateur le roi Abdel-Aziz bin Saoud en 1953. Jusque-là toutes les successions étaient horizontales (entre frères)..
Dès les premières semaines, le roi et son fils Mohammad, deuxième prince héritier et ministre de la Défense, se sont montrés plus agressifs que leurs prédécesseurs dans la politique régionale face à l’Iran. Si le Liban et l’Irak restaient sur le banc de touche par manque d’options politiques (Liban) et d’alliés puissants (Iraq), en Syrie la nouvelle approche saoudienne s’est traduite par un fort soutien à l’opposition, qui lui a permis de remporter d’importants succès militaires au printemps et au début de l’été 2015.
Mais c’est surtout au Yémen que l’Arabie s’est investie militairement et financièrement en lançant l’opération « Tempête de fermeté » contre les Houthis et Saleh afin de les déloger des régions qu’ils occupaient. Cette opération n’est toutefois pas parvenue à mobiliser l’Égypte de Sissi ni la Ligue Arabe, comme le souhaitait Riyad (montrant les limites de son influence dans la région, y compris auprès du nouveau président égyptien qu’il a pourtant soutenu).
En parallèle, les autorités saoudiennes ont durci les mesures contre leurs opposants chiites et jihadistes sunnites. Le premier prince héritier (neveu du roi) et ministre de l’Intérieur, Mohamad bin Nayef, a ainsi essayé de s’imposer comme l’homme fort à l’intérieur du royaume.
De son côté, Saad Hariri semblait être déconnecté de cette nouvelle réalité saoudienne. Ses entrées dans le royaume étaient compromises et ses affaires en difficulté. Cela s’est traduit au Liban par une incapacité à régler les salaires d’un grand nombre d’employés de ses institutions médiatiques, par la fermeture de plusieurs des centres sociaux et médicaux de son mouvement politique et par une rumeur grandissante de sa perte de l’appui saoudien.
En septembre 2015, l’intervention russe en Syrie a changé la donne dans ce pays en faveur du régime Assad. Les pourparlers entre Russes et Américains ont graduellement éloigné les Saoudiens de la frontière syro-jordanienne (qui fermera ultérieurement) tandis que les progrès des pourparlers entre Américains, Occidentaux et Iraniens sur le dossier nucléaire n’ont pas fini d’inquiéter Riyad. En outre, la coopération indirecte entre l’armée de l’Air américaine, le gouvernement et les forces pro-iraniennes à Bagdad (contre Daech) abondait dans le même sens. L’expansionnisme iranien semblait bel et bien prendre des proportions plus menaçantes pour les Saoudiens en cette fin d’année.
En conséquence, Riyad a décidé de se montrer encore plus ferme dans son entourage géographique direct. Sa guerre au Yémen s’est accentuée malgré les difficultés. Sa volonté de souder le Conseil de Coopération du Golfe (CCG) s’est soldée par un rapprochement (temporaire) avec Doha. Seul le sultanat d’Oman a maintenu ses distances avec le royaume.
Sur la scène interne, les dirigeants ont été jusqu’à exécuter des opposants en janvier 2016, dont le cheikh chiite Nemr Al-Nemr. Cet acte a déclenché des émeutes à l’Est du pays et au Bahreïn voisin. Mais c’est surtout au Liban, que la campagne médiatique (satellitaire) du Hezbollah et ses alliés, dénonçant les politiques saoudiennes, a suscité la colère des Saoud.
Ces derniers ont riposté en imposant via le CCG une interdiction aux ressortissants des pays du Golfe de se rendre au Liban. Ils ont également renvoyé (de Riyad, Manama et Abou Dhabi) des dizaines de ressortissants libanais chiites. En février, les Saoudiens ont annulé un don de 3 milliards de dollars qui devait financer l’achat par Beyrouth d’armes françaises. L’escalade s’est poursuivie en mars avec les États membres du CCG (à l’exception d’Oman) qui ont qualifié le Hezbollah d’organisation terroriste.
Dans le même temps, les ennuis financiers de Hariri se sont poursuivis et la situation de sa compagnie opérant en Arabie « Oger Saudie » s’est aggravée, de même que celle de centaines d’employés de ses institutions au Liban. Par ailleurs, des affaires judiciaires l’ont rattrapé, ainsi que son cercle familial. Tout ceci s’est déroulé sur fond de rumeurs de détérioration des rapports entre Hariri et les deux princes héritiersS’agissant de Mohammad bin Nayef, les relations se sont dramatiquement dégradées depuis la fuite d’une vidéo de Hariri qui témoignait devant la commission internationale d’enquête sur l’assassinat de son père, dans laquelle il qualifie le prince saoudien de « brutal » et le compare au général syrien (beau-frère de Bachar Al-Assad) Assef Chawkat. Quant à Mohammad bin Salman, il fait partie d’une génération saoudienne qui considère qu’elle est plus légitime que Hariri (et les étrangers) pour gérer les grands projets et les affaires dans le royaume..
Le désengagement des Saoudiens de la scène politique libanaise s’est davantage fait sentir en juin 2016 lors des élections municipales qui ont montré un Saad Hariri encore plus affaibli. Il a perdu la municipalité de Tripoli (deuxième ville du pays) face à Achraf Rifi. Il a par contre péniblement gagné dans la capitale, face à une liste « citoyenne », malgré les alliances qu’il avait passées avec la majorité des forces politiques libanaises (y compris le courant aouniste chrétien et le mouvement Amal chiite).
L’élection d’un Président de la république fin octobre 2016, après plus de deux ans de vide présidentiel, n’a pas été le signe d’une volonté saoudienne de revenir au Liban. C’est plutôt l’absence d’intérêt qui a permis de trouver (suite aux médiations françaises et iraniennes) un compromis entre Hariri, Michel Aoun et le Hezbollah. Ce dernier, rassuré en Syrie du changement des rapports de force depuis l’intervention russe, ne craignait plus l’élection d’un président. Hariri, qui a compris que sa survie politique et économique dépendait de son retour au pouvoir à Beyrouth, a facilité la tenue de l’élection. Sa nomination comme Premier ministre en contrepartie de l’élection d’Aoun lui a garanti une meilleure posture pour pouvoir retisser les liens brisés en Arabie.
3 – Quelques scénarios
Malgré la visite du président Aoun en Arabie le 11 janvier 2017, la position saoudienne ne semble pas encore bouger. Si Aoun a souhaité rassurer les Saoudiens en choisissant Riyad comme première destination étrangère après son élection, il a également voulu se poser en partenaire libanais le plus crédible du royaume. Ceci n’était pas nécessairement de l’ordre de la concurrence avec Hariri (qui reste de toute façon en froid avec les Saoudiens). C’est avant tout une volonté de manifester la fin d’une présidence maronite affaiblie depuis l’accord de Taëf, et notamment par le « rayonnement » de feu le Premier ministre Rafic Hariri. Aoun a voulu acter le retour d’une présidence « forte », capable de diriger le pays à tous les niveaux.
Pour Riyad, le Yémen et la scène interne demeurent les plus grandes préoccupations et priorités. D’un côté, la guerre yéménite semble se prolonger sans succès définitif. De l’autre, la rivalité entre les deux princes héritiers (Mohammad bin Nayef et Mohammad bin Salman) et les centres de pouvoir s’accentue dans la course vers la première succession verticale.
Aujourd’hui, les Saoudiens dépourvus d’alliés en Irak savent pertinemment qu’ils n’y ont pas leur mot à dire. De même, la politique de l’administration Obama, qui a indirectement permis aux Russes et aux Iraniens de s’imposer en Syrie, les a d’emblée exclus de ce pays. Cette mise à l’écart s’est confirmée récemment par le patronage tripartite (des pourparlers entre opposants et régime) rassemblant Moscou, Téhéran et Ankara.
Par conséquent, les Saoudiens attendent impatiemment l’élaboration de la politique moyen-orientale de Donald Trump face à l’Iran.
Concernant le Liban, ils ont opté suite à la visite d’Aoun pour une « mise en attente » de nouvelles mesures punitives envers le pays. Ils ont obtenu en contrepartie un apaisement dans les médias du Hezbollah et de ses alliés. Ceci s’est récemment traduit par le calme qui a accompagné l’exécution d’opposants chiites à Bahreïn (mi-janvier 2017).
Pour le reste, les Saoudiens ne semblent pas être prêts à revoir leur décision du « boycott » touristique et économique du Liban. Et ils sont encore moins prêts à reconsidérer leur décision concernant le Hezbollah, surtout avec Trump à Washington.
Toutefois, ils devront bientôt trancher concernant leur relation avec Hariri.
À noter que ce dernier, qui a fait son « come-back » pour recouvrer sa base populaire, devra remporter les prochaines élections parlementaires (prévues en mai 2017) s’il veut s’imposer de nouveau en chef sunnite incontestable. Pour le moment, il est difficile de savoir si ces élections auront lieu ou si elles seront ajournées, vu les positions concernant la loi électoraleDeux positions s’affrontent concernant cette loi : le tandem Aoun-Hezbollah qui soutient un système proportionnel, et l’alliance de fortune entre Hariri, Joumblatt et l’actuel chef du Parlement Nabih Berri, qui souhaite préserver la loi (appelée de 1960) adoptée lors des dernières élections en 2009.. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’elles seront décisives pour Hariri et importantes pour les Saoudiens.
Au final, il est possible d’évoquer deux scénarios concernant les développements futurs :
Dans le premier, les Saoudiens se contentent d’observer de loin les élections, et façonnent leur politique à partir de leurs résultats et des rapports de force établis entre « notables » sunnites (et entre camps politiques dans le pays).
Dans le second, les Saoudiens décident de s’investir et d’aider Hariri à réunir le plus grand nombre de partenaires, pour sécuriser une majorité parlementaire permettant la constitution d’un nouveau gouvernement dominé par leurs alliés. Ils devront, dans ce cas, attirer de nouveau des forces politiques chrétiennes (« Forces libanaises », parti « Kataeb » et indépendants) et druzes (Joumblatt), et rallier tous leurs proches sunnites à Hariri. Cela impliquerait aussi une aide financière conséquente apportée à Hariri et une sortie de crise pour ses affaires en difficulté dans le royaume.
Quel que soit le scénario, on constate toutefois qu’un changement important a eu lieu au sein de la communauté sunnite libanaise et dans sa relation avec Riyad. Les pôles de cette communauté (y compris Hariri et ceux qui ont fait défection à son courant) considèrent à présent qu’il faut d’abord asseoir leur légitimité populaire et leur habileté politique pour s’imposer ensuite en tant qu’alliés ou « représentants » des Saoudiens au Liban. Il faut donc se montrer « fort » au Liban pour ouvrir des opportunités en Arabie. Il fût un temps où c’était le contraire, la légitimité cherchée à Riyad étant le préalable.