L’insurrection djihadiste au Sinaï constitue l’engagement le plus important de l’armée égyptienne depuis la guerre d’octobre 1973 contre Israël. Depuis près de trois ans, quelques milliers de djihadistes résistent à l’armée la plus nombreuse du monde arabe.
Cette insurrection se concentre dans le nord-est de la péninsule. Trois villes sont principalement touchées : Rafah, la ville frontalière avec Gaza ; Sheikh Zuweid, l’un des foyers de l’insurrection ; El-Arish, la capitale du Nord-Sinaï.
Dans cette zone cohabitent principalement Bédouins Tarabin et Bédouins Sawarka, dont la rivalité est ancienne, Bédouins Rumeilat, des Egyptiens de la « vallée » – entendre, de la vallée du Nil et du Delta, où se concentrent 95% de la population égyptienne –, ainsi que des Egyptiens d’origine palestinienne, émigrés de 1948.
L’insurrection est d’abord dirigée contre Israël, l’ennemi premier, et les policiers égyptiens considérés comme des collaborateurs. L’armée égyptienne est épargnée, du fait de son image de libératrice du Sinaï et de sa faible présence dans le Nord-Est de la péninsule (accords de Camp David). Les objectifs de ces groupes évoluent à l’été 2013 avec l’arrivée au pouvoir du nouveau raïs, Abdel Fattah al-Sissi : l’entrée de l’armée égyptienne dans la région et son comportement lui font perdre son crédit, alors que dans le même temps les liens diminuent avec la bande de Gaza. L’action se tourne ainsi contre les forces armées égyptiennes. Elle se nourrit de la colère de la population locale, les Bédouins, qui se mêle peu à peu à la cause salafiste-djihadiste.
Elle est menée par le groupe Ansar Beit el-Maqdis, les « Partisans de Jérusalem ». Le 10 novembre 2014, le groupe rallie l’Etat islamique et se rebaptise Wilayat Sinaï, « Province du Sinaï ». C’est le premier groupe djihadiste indépendant à rejoindre l’Etat islamique en dehors de l’Irak et la Syrie.
Wilayat Sinaï (WS) est l’une des franchises les plus efficaces de l’Etat islamique. L’insurrection était, au départ, locale et limitée. Après trois ans, elle s’est transformée en guerre larvée. Cette guerre se déroule à huis clos : les observateurs indépendants sont interdits dans le Nord-Sinaï depuis l’été 2013. Depuis l’été 2015, il est interdit aux journalistes égyptiens, sous peine de lourdes sanctions, de publier des chiffres différents de ceux des bilans officiels communiqués par l’arméehttp://edition.cnn.com/2015/07/05/africa/egypt-terrorism-law-journalists/.
Si leurs capacités sont limitées, les djihadistes s’installent peu à peu dans le Nord-Sinaï. Avec le crash de l’avion russe Metrojet, le 31 octobre 2015, le groupe est devenu un acteur du djihad global. Rien ne laisse entrevoir une amélioration de la situation dans un avenir proche.
1 - Cadrage : le Sinaï, d’un espace-frontière à une zone-tampon
Le Sinaï, péninsule de 60 000 km2, est le seul point de passage terrestre entre l’Afrique et l’Asie. Longtemps espace-frontière à la souveraineté incertaine, le Sinaï est peuplé par des Bédouins, nomades qui vivaient du commerce et du transport des pèlerins à la Mecque. Une vingtaine de tribus se partagent la péninsule.
La frontière orientale actuelle, de Rafah à Taba, date de 1906. Elle a été dessinée par les Britanniques, aux dépens de l’Empire ottoman. La péninsule est rattachée à l’Egypte pendant 60 ans. Israël s’en empare dans sa totalité à la faveur de la guerre des Six jours de 1967. En 1973, les Egyptiens forcent les défenses d’Israël, qui contre-attaque. Washington et Moscou mettent fin aux hostilités. Suite à cette guerre sans vrai vainqueur, l’administration Carter tente de construire une paix solide. Le sort du Sinaï est scellé par les accords de Camp David, en 1978 : la province revient en totalité à l’Egypte. Elle est divisée en quatre zones. Dans les zones A – qui longe le Canal de Suez – et B, les Egyptiens peuvent déployer des troupes en nombre limité. Dans la zone C, le long de la frontière israélienne, l’armée égyptienne ne peut se déployer – seule la police peut opérer. Dans la zone D, côté Israël, l’armée israélienne est limitée en nombre et en moyens. Le tout est contrôlé par une force d’interposition ad hoc, Multinational Force and Observers.
Le 25 avril 1982, le Sinaï est restitué à l’Egypte dans sa totalité.
2 - Un développement inégal, des Bédouins marginalisés
L’ambition du Caire consiste à égyptianiser le Sinaï en développant la péninsule. Mais ce développement s’est fait sans, voire contre les Bédouins. Il existe une suspicion mutuelle entre les autorités égyptiennes, incarnant un Etat hyper centralisé, promoteur d’une égyptianité parfois intransigeante et souvent ignorante des réalités locales, et les Bédouins, méfiants vis-à-vis de toute autorité centrale, jaloux de leur indépendance, maîtres d’une terre où la dette de sang se fait valoir.
Le Sinaï est également une terre que les Bédouins ne peuvent posséder, soit parce qu’elle leur a été prise, soit parce qu’ils ne peuvent la prendre. La récente loi numéro 95 de 2015 dispose qu’un terrain ne peut appartenir qu’à un Egyptien, né de parents égyptiens. Cela est parfois difficile à prouver, pour des Bédouins nés dans un Sinaï à l’histoire tourmentée, appartenant à un moment à Israël. La propriété immobilière est strictement réglementée et doit notamment recevoir les autorisations des ministères de la Défense et de l’Intérieur, ainsi que du Service de renseignement général – le renseignement extérieur égyptien, en charge de la péninsule depuis 1982.
Cette suspicion a fait des Bédouins des citoyens de seconde zone. « Les Bédouins ne sont pas exemptés de service militaire, mais fortement découragés de le faire. Même chose pour entrer la police. Dans les deux cas, ils sont maintenus à des postes subalternes. »Entretien avec Mohannad Sabry (auteur d’un livre sur le Sinaï), juin 2016. Mêmes difficultés pour entrer dans l’administration, dans un pays qui compte 6 millions de fonctionnaires, soit un quart des actifs. En ce qui concerne la représentation politique, « il suffit de compter les chefs des municipalités et des villes au Sinaï : dans l’immense majorité des cas, il s’agit d’Egyptiens de la vallée »Entretien avec Mohannad Sabry (auteur d’un livre sur le Sinaï), juin 2016.. Chez les Bédouins, ce sentiment de non-appartenance se traduit par une expression très simple : quand les Bédouins doivent franchir le canal de Suez pour aller au Caire, ils disent : « Aller en Egypte ».
La discrimination est d’autant plus criante que les Egyptiens de la vallée sont, eux, encouragés à s’installer dans la péninsule – les fonctionnaires bénéficient même d’une prime d’éloignement.
Le Sinaï se transforme, malgré tout. Le sud se convertit au tourisme de masse. Le nord s’urbanise, la population augmente, les Bédouins se paupérisent. El-Arish devient la première ville du désert égyptien, c’est-à-dire située ni dans la vallée, ni dans le delta du Nil, et compte aujourd’hui 150 000 habitants.
3 - Le Sinaï des années 2000 : attentats au sud, répression au nord
Aux discriminations subies par les Bédouins, s’ajoute le tournant des attentats dans le Sud-Sinaï, en 2004 à Taba, puis 2005 et 2006 à Sharm el-Sheikh et Dahab. La police égyptienne se lance dans une vague d’arrestations massive, dirigée contre les Bédouins des environs d’El-Arish, là où se trouve aujourd’hui le foyer de l’insurrection. Des centaines, puis des milliers de personnes se retrouvent en prison. Trois mille, selon les estimations bassesCf. le rapport de Human Rights Watch, Egypt: Mass Arrests and Torture in Sinai, 2005 : https://www.hrw.org/sites/default/files/reports/egypt0205.pdf. A l’époque, le Sinaï comptait 200 000 habitants, dont une majorité de Bédouins. La police aurait donc arbitrairement emprisonné 1,5% de la population locale du Sinaï.
« Perpétrés par des natifs de la région, les attentats signent l’échec de l’intégration de ce territoire et de sa population, restée largement en marge du spectaculaire développement touristique du sud de la péninsule, et ont pu être interprétés, à l’instar des attentats qui touchèrent le sud de l’Egypte dans les années 90, comme une forme de « revanche régionale » contre la pauvreté et l’injusticeSanmartin Olivier, « La péninsule du Sinaï : « espace projet », territoire sous tensions », Confluences Méditerranée, 4/2010, n° 75, p. 107-119.. »
Le groupe responsable des attentats est al-Tawhid wal-Jihad, fondé par Khaled Moussaed, un Bédouin Sawarka sensibilisé aux thèses salafistes-djihadistes pendant ses études. Affilié à Al-Qaida, al-Tawhid wal-Jihad a trouvé refuge dans la bande de Gaza pour fuir la police égyptienne.
Les échanges entre Gaza et le Nord-Sinaï sont nombreux. L’économie des tunnels, à partir de 2007 et la prise de contrôle de la bande par le Hamas, est si florissante que la province, réputée l’une des plus pauvres, devient l’une des plus riches d’Egypte. Le savoir-faire industrieux des Gazaouis pousse à ce point le perfectionnement des tunnels qu’il est possible d’y faire passer des voitures entièresSymboliquement, ils se feraient ainsi livrer par le Kentucky Fried Chicken d’El-Arish. Cf. le reportage du New York times : http://www.nytimes.com/2013/05/16/world/middleeast/tunneling-kfc-to-gazans-craving-the-world-outside.html?_r=0.
Les marchandises passent, les hommes aussi. Le Hamas n’hésite pas à expulser les éléments les plus radicaux de la bande de Gaza, comme en 2009 : le 14 août, le prédicateur Abdellatif Mousa proclame un « Emirat islamique » de sa mosquée de Rafah, côté gazaoui. Le Hamas l’élimine le lendemain. Les fidèles du prédicateur fuient alors dans le Nord-Sinaï.
Ils n’arrivent pas en terrain hostile. Les premiers prédicateurs salafistes s’étaient installés dans le Nord-Sinaï en 1986. Leurs idées ont rapidement pris dans un nord marginalisé et en voie d’urbanisation accélérée, où les liens tribaux sont plus lâches et l’influence des sheikhs, moins grande. Le Sinaï, longtemps isolé, entre à sa façon dans la modernité.
4 - La révolution de 2011 : de la déstabilisation à l’insurrection
Le déclenchement de la révolution, le 25 janvier 2011, ébranle l’Etat policier patiemment mis en place par Hosni Moubarak. Alors que les manifestants font reculer les forces de sécurité place Tahrir, les prisons sont soit ouvertes, soit prises d’assaut, dont celle de Wadi Natroun, où était emprisonné un certain Mohamed Morsi, futur présidenthttp://www.reuters.com/article/us-egypt-interior-specialreport-idUSBRE99908D20131010. Le pouvoir militaire de transition laisse par la suite sortir un grand nombre de djihadisteshttp://www.madamasr.com/sections/politics/who-let-jihadis-out. Le Nord-Sinaï, éloigné d’une autorité centrale chancelante, devient le repaire de trafiquants, de hors-la-loi, et de tous les représentants de la galaxie des islamismes, qu’ils soient politiques, missionnaires ou terroristes.
Des armes convergent aussi vers le Nord-Sinaï. Avant la révolution, les Bédouins faisaient venir des armes iraniennes du Soudan. Une nouvelle filière apparaît avec la révolution libyenne : avec des réseaux de trafiquants déjà en place, le Sinaï devient une destination de choix pour les arsenaux de Kadhafi. Le marché de Masoura à Rafah, côté égyptien, est rebaptisé mi-2011 le marché de Misrata, en l’honneur de tous les produits libyens retrouvés de ce côté-ci, des 4x4 aux armesMohannad Sabry, op. cit..
Quel volcan plus éruptif pouvait-on imaginer ? Une population insoumise, qui se sensibilise peu à peu aux discours salafistes-djihadistes, vit dans une marge sous-développée. Grâce aux tunnels de Gaza, des fortunes s’amassent. Des réseaux clandestins s’installent et se complexifient. Quand le couvercle sécuritaire saute, un sanctuaire se constitue, dans lequel arrive en quelques mois un véritable arsenal.
Premières cibles : les intérêts israéliens dans le Sinaï. Avant tout, les pipelines d’alimentation en gaz. Ainsi, en avril 2012, après une quinzaine de dynamitages, l’Egypte interrompt la livraison de gaz à Israël. Par ailleurs, le 18 août 2011 a lieu le premier véritable assaut : des militants passent par le Sinaï pour attaquer des civils à Eilat, faisant 8 morts israéliens.
5- Ansar Beit el-Maqdis s’impose au Sinaï
Avec le retrait sécuritaire, se forment des groupes militants, qui s’agrègent autour de personnalités dont certaines ont des liens avec Al-Qaida, comme l’ancien médecin personnel d’Oussama Ben Laden, Ramzi Mawafi, et Mohamed Jamal, un militant de longue date, tous deux sortis des prisons égyptiennes en 2011Ramzi Mawafi s'est échappé dans les évasions des prisons égyptiennes pendant la révolution, le 28 janvier 2011. Mohamed Jamal a été libéré par les Egyptiens dans le courant de l'année 2011, comme un certain nombre de détenus salafistes. Il a été arrêté à nouveau, en novembre 2012..
Un groupe se distingue peu à peu. Né de la matrice de Tawhid wal-Jihad, à l’origine des attentats du Sinaï dans les années 2000, il s’appelle Ansar Beit el-Maqdis (ABM), les « Partisans de Jérusalem ». Une référence à la troisième ville sainte de l’islam, et non à une insurrection dirigée contre l’Etat égyptien, encore moins au djihad global. A l’origine de la formation, Tawfiq Mohamed Freij, disciple de Khaled Moussaed, l’un des fondateurs de Tawhid wal-Jihad, mort en 2005. Freij serait bédouin. ABM a affirmé dans une longue vidéo datant du 15 janvier 2013 – par ailleurs livrée via les canaux d’Al-Qaida, al-Fajr Media center – que le groupe était formé d’Egyptienshttp://www.longwarjournal.org/archives/2013/01/ansar_jerusalem_the.php, et se trouvait derrière les attaques d’Eilat et les dynamitages de pipelines.
ABM s’impose rapidement comme l’organisation la mieux coordonnée et la plus efficace. Tawhid wal-Jihad s’efface. ABM agrège les multiples groupuscules djihadistes nés après la révolution, jusqu’à intégrer des cellules secondaires au Caire et dans le Delta. La structure, très opaque, bénéficie de l’expérience des groupes armés palestiniens, rompus à la clandestinité. ABM accueille aussi des combattants expérimentés, comme l’ancien membre des forces spéciales égyptiennes, Hisham Ali Ashmawy, et des ingénieurs.
Selon un rapport de l’organisation Timephttp://timep.org/esw/profiles/terror-groups/wilayat-sinai/, le recrutement est sévère et minutieux – d’où des difficultés, pour le groupe, à reconstituer rapidement ses forces. Les volontaires doivent changer leurs noms, se débarrasser de leurs téléphones, éviter de prier dans les mosquées. Pas ou peu de volontaires occidentaux. L’organisation est compartimentée en petits groupes. La connaissance de l’identité des autres membres est limitée. Si une brèche survient dans le dispositif, elle est contenue. C’est aussi pour cela que le nombre de combattants est difficile à évaluer.
Jusqu’à l’été 2013, les attaques se concentrent principalement sur les cibles israéliennes. Les attaques contre l’armée étaient impopulaires auprès des Bédouins. L’institution militaire, quasi absente du Sinaï suite aux accords de Camp David, était en effet considérée comme la libératrice de la péninsule. Les forces de sécurité égyptiennes ne sont touchées – parfois durement – que par ricochet.
6 - De la zone-tampon à la guerre larvée
L’été 2013 marque un tournant. L’expérience des Frères musulmans au pouvoir échoue. Le général Abdel Fattah al-Sissi destitue le président islamiste Mohamed Morsi le 3 juillet 2013. Abdel Fattah al-Sissi, élu président en mai 2014, devient le nouveau raïs. Il considère que le développement de réseaux djihadistes dans le Nord-Sinaï, alimentés par un flux d’armes sans précédent, menace la sécurité nationale. Les djihadistes confirment ses craintes : suite au départ forcé de Mohamed Morsi et au massacre de ses partisans (1400 morts en juillet-août 2013) dans les rues du Caire, une vague de violence sans précédent s’empare du nord de la péninsule. Les militants tournent leurs forces contre un nouvel acteur qui fait une entrée marquante dans le Nord-Sinaï : l’armée égyptienne. ABM qualifie les militaires de « mécréants ». Une guerre larvée se met en place. Elle confronte l’armée aux djihadistes avec, prise entre deux feux, la population.
7 - Les forces armées égyptiennes : un acteur mal préparé à la contre-insurrection
Le 27 juillet 2013, l’armée pénètre, avec l’accord d’Israël, de façon massive dans la zone C. Tanks, hélicoptères d’attaque entrent en action. Les renforts sont toujours plus importants et les opérations se multiplient : Aigle I (août 2011), Sinaï (août 2012), Tempête du désert (27 juillet 2013), Droit des martyrs (depuis le 7 septembre 2015).
Bien que le président Sissi souhaite officiellement s’adapter à la guerre de quatrième génération et renouveler le logiciel stratégique de l’armée égyptienne, celle-ci reste marquée par l’héritage de ses formateurs soviétiques. Les différents corps d’armée communiquent peu entre eux et les décisions sont très centralisées. Au Sinaï, on envoie des conscrits, et non pas des forces spéciales, ou de façon ponctuelle, comme en octobre 2014http://english.ahram.org.eg/NewsContent/1/64/114099/Egypt/Politics-/Egypts-army-flies-special-forces-to-Sinai-to-fight.aspx.
L’armée a commencé par isoler le Nord-Sinaï de Gaza, en détruisant les tunnels – 1 200 en 2011. Elle impose une zone militaire d’un kilomètre de long à partir de la bande de Gaza, puis au moindre soupçon, détruit les habitations à l’intérieur de cette zone-tampon – plus de 3 200 habitations sont démolies entre juillet 2013 et juillet 2015, selon l’ONG Human Rights Watchhttps://www.hrw.org/report/2015/09/22/look-another-homeland/forced-evictions-egypts-rafah. La hantise du Caire, partagée par de nombreuses puissances occidentales : que Wilayat Sinaï tente un coup de force à Gaza et s’empare du pouvoir dans la zone la plus densément peuplée du Moyen-Orient.
L’armée tente toujours de s’appuyer sur le système des tribus, jouant par exemple les Tarabin contre les Sawarka, réveillant, consciemment ou non, de vieilles rancœurs, et en accentuant les rivalités. La présence militaire pèse très fortement sur la population locale : « Les Bédouins ont peur de l’armée comme d’un acteur arbitraire, erratique, qui tire avant de parler. Ils vivent la présence des militaires comme une occupation », explique un Bédouin du Nord-Sinaï, qui souhaite rester anonyme. Arrêts interminables aux check-points, perquisitions brutales, exactions courantes par de jeunes conscrits inquiets, peu au fait des réalités locales : les Bédouins ont tous des anecdotes sur les relations difficiles entretenues avec l’armée et un conflit qui n’en finit pas.
Depuis que l’armée est déployée de façon massive au Nord-Sinaï, elle a perdu tout crédit auprès d’une population qu’elle est non seulement incapable de protéger mais sur laquelle elle exerce des exactions. Ce crédit est aussi mis à mal par les excellentes relations que nouent les autorités égyptiennes et israéliennes – l’ennemi de toujours, pour les Bédouins du Nord-Sinaï.
8 - Wilayat Sinaï : l’installation d’une insurrection dans la durée
Par contraste, la présence de WS est moins pesante pour la population que celle de l’armée. Il est vrai qu’ils n’ont ni les moyens, ni les pratiques des militaires. Ils ne bombardent pas, ne détruisent pas les habitations, ne font pas de raids dans les maisons, au mépris des coutumes locales pour lesquelles le viol de la vie privée est une offense très grave.
Bien qu’ils aient constitué un véritable arsenal, l’arme favorite des djihadistes au Sinaï reste les engins explosifs improvisés (IED) lors d’opérations coups de poing qui ne visent que les militaires ou les forces de l’ordre. Les possibilités de déplacement sont limitées : les 4x4, véhicules préférés des djihadistes, sont interdits de circulation dans le Nord-Sinaï depuis juillet 2015http://www.egyptindependent.com/news/govt-bans-4x4-vehicles-sinai.
Pour un spécialiste du Sinaï basé au Caire « Ils font bien attention à épargner les civils, sans pour autant se mêler à la populationEntretien de juin 2016. ». Le processus de recrutement s’apparente à celui d’ABM : peu ou pas d’étrangers, des Egyptiens de la vallée. Ce même spécialiste est sceptique quant aux noms des chefs qui circulent : « Ils ont appris du Hamas, ou d’Al-Qaida. Ils ne veulent pas de figure identifiable que leurs adversaires seraient trop heureux d’éliminer. Quant aux cadres, ils sont en majorité bédouins. »
Depuis qu’ABM a prêté allégeance à l’Etat islamique, l’organisation s’est fait connaître par deux grands coups d’éclat : l’assaut sur Sheikh Zuweid, le 1er juillet 2015, et le crash de l’avion russe Metrojet, le 31 octobre 2015.
Sheikh Zuweid, l’un des centres de l’insurrection, lieu de recrutement des premiers djihadistes du Sinaï dans les années 2000, a été prise d’assaut par les djihadistes qui ont réussi à tenir la ville quelques heures, avant de reculer face aux bombardements de l’aviation.
WS n’a pas réussi à renouveler cet exploit, mais semble, d’après les témoignages, s’installer dans le paysage du Nord-Sinaï. Ses check-points temporaires deviennent durables. Ils étaient dans les campagnes, puis dans les villages, ils pénètrent aujourd’hui les quartiers périphériques des villes de Rafah – comme celui de Rasmhttp://www.madamasr.com/sections/politics/sinai%E2%80%99s-rafah-war-continues, à l’ouest de la ville – et Sheikh Zuweid. Désormais, les djihadistes semblent se rapprocher dangereusement d’El-Arish, hautement sécurisée, où des témoins affirment les avoir vus mener des opérations « à pied », pour la première fois, dans un quartier résidentiel de la ville.
9 - Les djihadistes imposent leur autorité
WS s’établit en véritable autorité alternative, notamment en éliminant les leaders locaux qui collaborent avec les autorités égyptiennes. ABM avait lancé une campagne d’assassinats en 2014, campagne que WS poursuit. Pour un Bédouin qui tient à garder l’anonymat, fils d’un sheikh assassiné en 2015 : « Plus l’armée commettait des crimes, plus les rangs des militants grossissaient. Les militants ont ensuite commencé à tuer les sheikhs. Un par un. Ils proposaient aux jeunes de prendre leur revanche. »
Le père de ce Bédouin collaborait avec l’armée. Il a été tué fin 2015. « Les djihadistes ont leurs propres check-points et leurs propres renseignements. Quand ils font un contrôle, ils vérifient les identités sur des tablettes tactiles. Au moindre soupçon, on est mis sur le côté pour une enquête plus poussée », poursuit le Bédouin.
Une campagne de l’armée, lancée fin 2015, qui visait à recruter des combattants bédouins, s’est avérée être un échec. L’opération n’a abouti au recrutement que de… 35 combattantshttp://www.reuters.com/article/us-egypt-sinai-insurgency-insight-idUSKCN0W41JO. Les militaires hésitent à donner des armes aux Bédouins. Et ceux-ci ont trop peur des représailles : « Les leaders locaux sont tués, l’armée n’arrive pas à les protéger, les autorités restent distantes : on ne sait plus vers qui se tourner », reprend le Bédouin, qui a fini par quitter le Nord-Sinaï.
« Tous les sheikhs ont fui le Nord-Sinaï. L’armée était incapable de les protéger. Ceci facilite grandement le travail de WS, qui était en guerre contre les leaders tribaux. L’organisation espère rallier le soutien des jeunes générations, plus sensibles aux thèses des djihadistes », explique un Bédouin SawarkaEntretien d’avril 2016..
10 - Le recul de l’autorité, l’ébranlement du système tribal traditionnel
Alors qu’on pourrait penser que cette campagne d’assassinats provoquerait la fureur des Bédouins, il semble qu’elle contribue plutôt à faire s’écrouler un système tribal déjà mis à mal par l’urbanisation et les politiques d’égyptianisation.
« WS joue un jeu très fin avec les tribus. Ils respectent leurs règles : quand ils doivent rencontrer le chef d’une famille, ils laissent leurs armes à l’entrée du foyer, ce que ne font pas les militaires, par exemple. Les djihadistes traitent à égalité avec la population locale. J’ai l’exemple d’un chauffeur bédouin insulté par un militant djihadiste à un check-point de WS. Le lendemain, le Bédouin est conduit au militant, dont les chefs lui proposent de se venger lui-même. En un mot, WS respecte le système des tribus, mais dessine une ligne rouge précise : ne pas collaborer avec l’armée. Ils y ont gagné un certain respect, auprès de la population.Entretien avec un spécialiste du Sinaï basé au Caire, juin 2016. »
Aucun des témoins ou spécialistes rencontrés ne fait référence à une stratégie d’entrisme dans les tribus et les familles, telle qu’elle est pratiquée par l’Etat islamique en Irak et en Syrie, où des cadres se marient au sein des clans locaux, liant par le sang l’organisation et la population. Au contraire : dans le Nord-Sinaï, les djihadistes connaissent le système tribal – devenu nettement plus lâche ces dernières décennies, ce phénomène s’accélérant ces dernières années – mais s’en tiennent à distance. Ceci s’explique en partie par le recrutement : principalement parmi une jeunesse révoltée non seulement, dans les années révolutionnaires (du 25 janvier 2011 au 3 juillet 2013), contre l’Etat, mais aussi, de façon plus discrète, contre une société traditionnelle dont le meilleur moyen de s’affranchir est pour eux l’adoption d’une vision radicale de l’islam. Ces dernières décennies, les premiers contempteurs des sheikhs, jugés inféodés au pouvoir et corrompus, étaient les prédicateurs salafistes. Leurs tribunaux islamiques, apparus notamment pendant la période révolutionnaire, visaient à concurrencer une justice tribale jugée brutale et hors d’âge.
Les Bédouins semblent adopter une position prudente, non seulement vis-à-vis de l’armée, un acteur qu’ils jugent arbitraire et brutal, et de WS, un acteur qu’ils jugent implacable et dangereux.
11 - Perspectives
Malgré trois ans d’une sévère occupation, l’armée n’arrive pas à reprendre le contrôle du Nord-Sinaï. Les djihadistes semblent plus que jamais prendre leurs marques sur un territoire qu’ils connaissent parfaitement et dont ils maîtrisent les singularités. A la fois discrets, mais présents, ils progressent : des villages, ils s’installent dans les villes, et semblent se rapprocher d’El-Arish, la capitale du Nord-Sinaï, 150 000 habitants.
Organisation opaque, sur un terrain inaccessible aux observateurs indépendants, Wilayat Sinaï ne semble avoir d’autre objectif que de durer et frapper les points faibles de forces armées aux abois. Le rapport de force semble malgré tout très inégal, les djihadistes se comptant en centaines, et non en milliers, face à l’armée la plus nombreuse du Moyen-Orient.
Néanmoins, les militaires n’arrivent pas à réduire les djihadistes, qui conservent l’initiative de l’action. Et la pression exercée sur la population ne laisse pas espérer un basculement de l’opinion envers les autorités, point essentiel de la pacification d’une zone marginalisée depuis son retour dans le giron égyptien.
Annexe 1 - Ansar Beit el-Maqdis / Wilayat Sinaï : Tableau récapitulatif
Nom |
Repères chronologiques |
Chefs |
Caractéristiques |
Ansar Beit el-Maqdis Les partisans de Jérusalem |
2011
2012
2013
2014
|
|
|
Wilayat Sinaï Province du Sinaï |
2014
2015
2016
|
|
|