W93 : enjeux et interrogations pour Londres et Washington
Observatoire de la dissuasion n°81
Emmanuelle Maitre,
décembre 2020
Le 22 octobre 2020, Matthew Harries a publié sur le blog War on the Rocks un article remarquéMatthew Harries, « Will America Help Britain Build a New Nuclear Warhead? », War on the Rocks, 22 octobre 2020. sur un sujet peu abordé mais pourtant potentiellement crucial pour la dissuasion britannique, à savoir la pérennisation de la coopération entre Londres et Washington en matière de conception d’armes nucléaires.
Ce sujet a en réalité émergé publiquement suite à l’envoi par le secrétaire à la Défense britannique Ben Wallace d’une lettre à l’intention des commissions de la Défense du Sénat et de la Chambre américains. Dans ce document, rendu public par The Guardian, le ministre britannique encourage les parlementaires américains à voter en faveur des crédits requis par l’administration Trump pour financer le programme d'arme nucléaire W93. Ce programme est en effet décrit comme essentiel pour le programme nucléaire britanniqueJulian Borger, « UK lobbies US to support controversial new nuclear warheads », The Guardian, 1er août 2020..
Effectivement, le Royaume-Uni utilise actuellement dans le cadre du système Trident (missile lui-même loué aux États-Unis) une arme nucléaire connue sous le nom de Holbrook qui semble très proche d’une des deux armes allouées aux SLBM américains, la W‑76. Le gouvernement semble avoir fait le choix de changer de modèle d’armes lorsque celles-ci auront épuisé leur durée de vie, vers 2035-2040. Pour ce faire, il souhaite s’engager dans la voie du co-développement avec les États-Unis, permettant en particulier de se procurer certains composants non-nucléaires outre-Atlantique, de faire des économies d’échelle et d’échanger sur les choix technologiques retenus. Il est donc important pour l’administration britannique de s’assurer que des programmes de conception de armes sont lancés sur un calendrier similaire dans les deux pays, afin de bénéficier des retombées attendues de la mutualisation.
Ce lancement en parallèle est loin d’être assuré à ce jour, en raison notamment de l’opposition de parlementaires démocrates à financer dès maintenant le programme W93 considéré comme redondant puisque les SLBM américains disposent actuellement de armes (W76 et W88) qui ont été récemment modernisées et pourront rester en service jusqu’à au moins 2040Julian Borger, op. cit.. De fait, la Chambre des représentants a refusé de voter ces crédits en juillet 2020« House Spending Bill Would Blank W93 Warhead, Continue Plutonium Pit Investment », Exchange Monitor, 13 juillet 2020..
Le programme W93 serait le premier programme de production d’une arme nucléaire depuis les années 1980. Sous le premier mandat du Président Obama, la stratégie de remplacement des armes avait privilégié une approche intégrée avec le projet de créer une arme interopérable pouvant être montée sur les ICBM et SLBM. Néanmoins, le Nuclear Weapon Council a abandonné cette stratégie et a annoncé réfléchir à la création d’armes distinctes pour les deux composantes à partir de l’année fiscale 2020National Nuclear Security Administration, Fiscal Year 2020 Stockpile Stewardship and Management Plan.. La NNSA a fait sa première requête budgétaire en ce sens dans le projet de loi de finance pour l’année fiscale 2021 (53 millions de dollars)National Nuclear Security Administration, FY 2021 Congressional Budget Request, Vol. 1,U.S. Department of Energy, February 2020, p. 102., en intitulant l’arme présentée l’année précédente comme « Next Navy Warhead » sous le nom de « W93 ». Le Nuclear Weapon Council a donc avalisé le développement de cette arme en parallèle de la production du nouveau véhicule de réentrée Mk7, pris en charge par le DoD.
Même si peu de choses ont été officiellement révélées sur ce programme, il semble que la NNSA prévoie de fabriquer des armes à la fois plus puissantes et plus légères, permettant d’envisager une portée plus importante pour les vecteurs. Ces caractéristiques ont été jugées indispensables pour s’adapter à l’environnement stratégique envisagé lors de leur entrée en service. Le critère de flexibilité a été également mis en avantJohn Donnelly, « Trump team’s case for new nuke cites risks in current arsenal », Roll Call, 29 juin 2020..
Le lancement de la W93 reste controversé aux États-Unis, avec plusieurs think-tankers soutenant ouvertement le programme, en particulier pour bénéficier d’une arme plus sûre et fiable, limiter les risques associés à la dépendance à des modèles anciens ou encore pour préserver la compétence des équipes en charge de créer de nouvelles armes. La nécessité d’aider le Royaume-Uni dans son programme de modernisation est également avancéPatty-Jane Gelle, « The W93/Mk7 Program: Ensuring the Future of U.S. Nuclear Deterrence », Issue Brief, The Heritage Foundation, n° 6003, 18 août 2020 ; Linton Brook, John Harvey et Franklin Miller, « Moving Forward With the W93 SLBM Warhead Strengthens U.S. and British Security », RealClearDefense, 12 mai 2020.. Les opposants dénoncent l’inutilité du programme ou tout du moins son caractère prématuré au vu de la situation actuelle et son effet négatif sur le bilan américain en termes de non-prolifération et de désarmementJulian Borger, op. cit..
Côté britannique, il a été noté le manque d’information sur le choix de mettre en place une nouvelle arme, et les risques associés à une dépendance marquée aux décisions américainesMatthew Harries, op. cit.. Pour les deux acteurs, des questions se posent sur la capacité des infrastructures et installations actuelles à mettre en place ce nouveau programme, ainsi que sur l’allocation de ressources financières permettant de les financer.
W93 : enjeux et interrogations pour Londres et Washington
Bulletin n°81, novembre 2020