Nouvel ICBM nord-coréen : retour sur la parade militaire du 10 octobre 2020

Samedi 10 octobre 2020, la Corée du Nord fêtait le 75e anniversaire de la fondation du Parti des travailleurs de Corée. L’événement, qui dura un peu plus de deux heures, donna lieu à une parade militaire qui se tint la nuit, ce qui est plutôt inhabituel, sur la place centrale Kim Il-sung à Pyongyang, avant d’être rediffusée sur tout le territoire par la Télévision centrale (KCTV).

Dans un discours introductif long de près de trente minutes, le leader nord-coréen mentionna la politique de dissuasion du régime : « Nous continuerons à renforcer notre défense nationale et notre dissuasion » présentée comme une force d’autodéfense destinée à « contrôler et gérer toutes les tentatives dangereuses et les actes de menace, y compris les menaces nucléaires toujours croissantes, des forces hostiles »Traduction de l’Agence de presse Yonhap, « (2e LD) Discours de Kim Jong-un pour le 75e anniversaire de la fondation du Parti du travail », 10 octobre 2020., déclara-t-il en particulier, sans mentionner une seule fois les États-Unis. Il promit également que la puissance militaire du pays n’était pas destinée à être utilisée de manière « préemptive ».

Il est habituel que les dates anniversaires quinquennales donnent lieu à un événement particulier : provocation militaire, essai d’engin, présentation de nouveaux systèmes d’armes. L’on savait que la parade du 10 octobre serait l’occasion pour le leader nord-coréen de dévoiler de « nouvelles armes stratégiques », selon ses propres termes, en particulier un nouvel ICBM et/ou un nouvel SLBM, que Kim Jong-un s’était engagé à la fin de l’année 2019 à montrer dans un avenir proche. Alors, le leader nord-coréen avait également annoncé la fin du moratoire sur les essais nucléaires comme sur les essais de missiles balistiques intercontinentaux, auquel il s’était engagé après le sommet de Singapour avec Donald Trump : « Nous n’avons aucune raison de continuer à être liés unilatéralement par cet engagement », communiqua alors l’agence de presse KCNA en son nom. « Le monde va découvrir dans un proche avenir une nouvelle arme stratégique que détient la Corée du Nord », avait-il ajoutéVoir Le Monde avec AFP, « Corée du Nord : Kim Jong-un annonce la fin du moratoire sur les essais nucléaires et une nouvelle arme », 1er janvier 2020..

L’événement était en préparation depuis de nombreux mois, donnant lieu, comme chaque année, à des spéculations de la part des commentateurs. C’est après deux heures et neuf minutes qu’un nouveau missile balistique d’une taille plus importante que le précédent, celui-là clairement identifié comme un Hwasong‑15, fut dévoilé, en clôture de parade et sous les feux d’artifice. Par ailleurs, un nouvel SLBM fut également montré à cette occasion.

De très nombreuses autres nouveautés furent exhibées, tel qu’un nouveau système de défense anti-aérienne et de nouveaux tracteurs-érecteurs-lanceurs (TEL), notamment. En définitive, cette parade vit la plus grande gamme de nouveaux équipements jamais présentée lors d'un défilé militaire dans l'histoire de la Corée du Nord. De telles acquisitions et modernisations laissent décidément perplexes s’agissant de l’effet du régime international de sanctions sur l’économie de l’armement en Corée du Nord. Ces nouveaux équipements sont autant de risques proliférants à venir.

Hypothèses capacitaires et effets stratégiques

Point d’orgue de la manifestation, le nouvel ICBM qualifié de « monstre » fut exhibé sur un TEL à onze essieux. D’après la plupart des analystes, il s’agira de l'un des plus grands missiles balistiques intercontinentaux mobiles du monde s'il devient opérationnel. Les caractéristiques extérieures de l'engin indiquent un ICBM à deux étages, à nouveau à propulsion liquide. Sa longueur a été estimée à 25 mè­tres. Il possède un premier étage d'environ 2,4 mètres de diamètre. Dans ce cas, il s’agirait donc bien d’un engin plus volumineux que le Hwasong‑15.Joshua Pollack, « Peeking under the Shroud of North Korea’s Monster Missile », Arms Control Wonk, 5 novembre 2020.

Or, la portée du Hwasong‑15 étant déjà sensiblement supérieure à celle du Hwasong‑14, l’on peut douter d’une volonté de se doter d’un nouvel ICBM d’une portée elle-même encore accrue. L’on peut donc émettre l’hypothèse que le nouvel ICBM en cours de développement est destiné à emporter une charge elle-même plus volumineuse. Nombre d’analystes du programme balistique nord-coréen estiment depuis 2017 que la prochaine étape logique du programme nord-coréen sur ce segment de portée est la maîtrise de la technologie des têtes multiples contre les systèmes stratégiques défensifs. Il serait prématuré de comparer ici les divers concepts existants depuis le concept MIRV aux États-Unis au début des années 1960, mais un tel scénario doit sans doute désormais être retenu par la planification stratégique.

Ensuite, les TEL sur lesquels étaient véhiculés les quatre exemplaires du nouveau missile méritent une attention particulière. Jusqu’au défilé d’octobre dernier, l’analyse indépendante en sources ouvertes comptait six TEL opérationnels dans l’arsenal nord-coréen. Or, le défilé du 10 octobre en montra deux lots de quatre. En outre, ces modèles sont différents de ceux que le pays avait importés de Chine. En particulier, les huit TEL exhibés ont plus d’essieux que les anciennes versionsAlex Ward, « North Korea has unveiled new weapons, showing Trump failed to tame its nuclear program », Vox, 13 octobre 2020.. Il n’est certes pas possible d’affirmer que cette donnée indique une capacité nouvelle de production autochtone. Mais si c’est le cas, il n’est alors plus pertinent de compter que le nombre d’ICBM que peut produire le pays est freiné par sa limitation à acquérir des TEL pour les transporter et pour les lancer. Dans ce cas, le régime sera bientôt en mesure de disperser un nombre accru d’ICBM en temps de crise, réduisant par là-même la capacité de ses adversaires à les neutraliser avant leur lancement.

Perspectives politiques

Symboliquement, la parade du 10 octobre 2020 signe la fin d’une parenthèse ouverte avec le sommet bilatéral américano-nord-coréen de Singapour. Il est désormais évident que cet événement ne marqua non pas le début d’un reflux des programmes balistique et nucléaire de Pyongyang mais simplement une pause permise par l’avancée des programmes eux-mêmes à l’époque, pause sur laquelle le régime entreprit de capitaliser pour obtenir un gain politique et diplomatique supplémentaire tout en continuant le développement de nouveaux engins. En cela, l’événement de l’automne 2020 marque bien l’échec total de la stratégie de l’administration Trump à l’égard de la Corée du Nord.

S’en tenant à la lettre du moratoire de 2018, il peut être défendu que de fait, le régime nord-coréen n’a toujours pas procédé à un essai nucléaire ou à un essai d’ICBM, ce pourquoi le président américain n’aurait pas sur-réagi à l’annonce de la parade du 10 octobre dernier. En réalité, s’agissant au moins de cette seconde condition, il est peu probable que l’armée nord-coréenne déploie le nouveau système longue portée sans le tester au moins une fois. L’on peut donc s’attendre à un nouvel essai balistique dans les mois à venir, selon un calendrier soigneusement choisi par le régime. Ce sera le premier tir d’essai d’un engin intercontinental depuis 2017 (tir d’essai d’un premier missile balistique de portée intercontinentale Hwasong‑14 le 4 juillet, second tir d’essai le 28 juillet, premier tir d’essai d’un Hwasong‑15 le 28 novembre).

Pour mémoire, l’arsenal balistique nord-coréen ne comporte pas de missiles de longue portée certifiés opérationnels à ce jour. Quatre missiles de longue portée sont répertoriés : le KN‑08, le KN‑14, le Hwasong‑14, le Hwasong‑15, auxquels s’ajoute désormais le probable Hwsaong‑16, dont les caractéristiques restent à confirmer. Tous ces engins sont réputés être en cours de développementVoir « Missile Threat-CSIS Missile Defense Project », North Korea.. Le KN‑08 est un missile balistique à trois étages, mobile, d'une portée intercontinentale estimée entre 5 500 et 11 500 kilomètres. Il a été présenté pour la première fois lors d'un défilé le 15 avril 2012. Certaines sources estiment que l’engin est opérationnel depuis 2015« Department of Defense Press Briefing by Admiral Gortney in the Pentagon », Département de la défense, 7 avril 2015.. Dévoilé à l’occasion du 70e anniversaire de la fondation du parti des travailleurs de Corée le 10 octobre 2015, le KN‑14 semble être une variation, légèrement plus courte, du KN‑08. Sa portée estimée est de 8 000 à 10 000 kilomètres. Il a été testé en avril 2016. Le Hwasong‑14 (ou KN‑20 selon la dénomination américaine), missile à deux étages à propulsion liquide, est le premier engin intercontinental à avoir subi un tir d’essai (4 juillet 2017). Si l’on se base sur les performances réalisées lors du second tir d’essai du 28 juillet 2017, il semble que sa portée puisse être estimée à plus de 10 000 kilomètres. C’est le premier engin nord-coréen dont la portée théorique semble lui permettre d’atteindre le territoire américain continental. Enfin, le Hwasong‑15, techniquement proche de l’ICBM Hwasong‑14 et de l’IRBM Hwasong‑12, est un missile à deux étages à propulsion liquide. C’est jusqu’à présent le missile balistique avéré le plus puissant de l’arsenal. Le 28 novembre 2017, ce missile vola pendant 53 minutes, atteignant une altitude d'environ 4 500 kilomètres avant d'atterrir dans la zone économique exclusive du Japon après avoir parcouru une distance de 960 kilomètres depuis son point de lancement à 30 kilomètres au nord de Pyongyang. Selon les estimations, le Hwasong‑15 mesurerait environ 21,5 mètres de long pour un diamètre d'environ 2 mètres, ce qui en fait un engin sensiblement plus grand que le Hwasong‑14. Certains analystes ont également noté que la zone de charge utile est plus importante que celle de son prédécesseur. Cet espace pourrait potentiellement accueillir, à l’avenir, une ogive plus volumineuse, plusieurs ogives, ou encore des aides à la pénétration.

La nouvelle administration démocrate hérite d’un dossier nord-coréen, en particulier nucléaire et balistique, sensiblement aggravé depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Co-artisan de la politique de « patience stratégique » avec Pyongyang après l’échec du « leap day agreement » de février 2012, Joe Biden devra probablement réagir au prochain essai balistique de longue portée de Pyongyang, quand bien même la portée d’un tel essai serait limitée à 1 000 kilomètres pour ne pas survoler le Japon par exemple, en signe de retenue, ce qui est envisageable. En tout état de cause, l’on peut sans doute s’attendre au retour des États-Unis à une politique prudente, axée sur un isolement accru du régime nord-coréen et un engagement renouvelé à l’égard des alliés dans le nord-est asiatique. A l’évidence, une telle politique – qui posera à nouveau la question de l’effectivité des sanctions multilatérales – ne suffira pas à entamer le développement rapide du programme balistique et nucléaire nord-coréen depuis dix ans. Les résultats que suggèrent les exhibitions du 10 octobre 2020 à Pyongyang indiquent une sanctuarisation toujours accrue de la politique de dissuasion nucléaire du régime.

En attendant, dans un message de félicitations adressé à Kim Jong-un à l’occasion de ce 75e anniversaire, le président chinois Xi Jinping déclara qu'il avait l'intention de « défendre, consolider et développer » les liens de la Chine avec la Corée du Nord.

 

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