Suspension du Traité New Start

Le 21 février 2023, Vladimir Poutine a annoncé au cours d’un discours fleuve à l’Assemblée fédérale sa décision de suspendre la participation russe au Traité New StartPresidential Address to Federal Assembly, Kremlin.ru, 21 février 2023.. V. Poutine associe clairement cette suspension au contexte géopolitique et spécifiquement au soutien occidental à la guerre en Ukraine. Dans son discours, il ré-évoque les griefs russes contre la politique américaine qualifiée d’« hégémonique », avant de spécialement traiter du New Start. Son principal reproche porte sur les demandes américaines d’une reprise des inspections, qu’il qualifie d’« absurdes » dans le contexte actuel, estimant qu’il est impossible pour la Russie d’accueillir des inspecteurs américains dans ses installations stratégiques alors que Washington désire lui infliger une « défaite stratégique ». Reprenant les éléments de langage en vigueur depuis un an, il prétend que les inspecteurs russes ne peuvent se rendre aux États-Unis, et appelle les autres puissances nucléaires de l’OTAN à participer au Traité, condition même essentielle pour la reprise de la participation russe. En-dehors de ces points spécifiques, V. Poutine lie explicitement sa décision au contexte en Ukraine, décrivant comme le « comble de l’hypocrisie et du cynisme » la volonté américaine de dissocier le New Start des relations stratégiques actuelles.

Ces points ont été réarticulés de manière plus formelle quelques jours plus tard par le ministère des Affaires étrangères, avec six justifications principalesDéclaration du Ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie sur la suspension par la Fédération de Russie du Traité de réduction des armes stratégiques (New Start), Ministry of Foreign Affairs of the Russian Federation, 21 février 2023. :

  • L’« hostilité exorbitante » américaine, l’absence de sécurité partagée et de confiance puisque les États-Unis veulent infliger une défaite stratégique à la Russie ;
  • La politique américaine visant à porter atteinte à la sécurité nationale russe, à l’encontre du préambule de New Start, ce qui constitue un changement radical de circonstances par rapport à l’époque de la signature de New Start ;
  • La « consolidation » antirusse des pays occidentaux, via l’accent mis sur la dissuasion au sein de l’OTAN, et le rôle des arsenaux nucléaires français et britannique, qui constituent un autre changement de circonstances ;
  • La non-prise en compte des systèmes défensifs ;
  • Les violations quantitatives américaines, argument classique réitéré par Moscou sur son manque de vérification de la conversion américaine d’anciens bombardiers stratégiques ;
  • Le fait que la tenue d’inspections dans le contexte actuel sur les sites stratégiques serait utilisée par Washington pour collecter du renseignement militaire pour soutenir Kiev ;
  • L’impossibilité en parallèle pour les inspecteurs russes de mener leurs inspections normalement aux États-Unis.

Les États-Unis ont répondu point par point à ces accusations, en mettant en avant leurs efforts pour faire revivre le processus d’inspection réciproque depuis la fin de l’épidémie de COVID et le manque de bonne volonté russe« Russian Noncompliance with and Invalid Suspension of the New START Treaty », Factsheet, Office of the Spokesperson, U.S. Departement of State, 15 mars 2023.. En particulier, sont rappelées les démarches américaines pour organiser une rencontre de la commission consultative bilatérale au Caire en novembre 2022 dans l’optique d’évoquer les points de blocage techniques à la reprise des inspections, réunion annulée au dernier moment par Moscou pour des motifs politiquesShannon Bugos, « Russia Suspends New START », Arms Control Today, mars 2023.. Le refus russe de reprogrammer la réunion de la commission a conduit les États-Unis à signaler dans un rapport au Congrès le non-respect du Traité par la Russie en janvier 2023« En refusant d’autoriser les États-Unis à mener des activités d’inspection sur le territoire russe, sur la base d’une invocation invalide de la disposition d’« exemption temporaire », la Russie a manqué à son obligation de faciliter les activités d’inspection américaines et a privé les États-Unis de leur droit à mener de telles activités d’inspection ». Report to Congress on Implementation of the New START Treaty Pursuant to paragraph (a)(10) of the Senate’s Resolution of Advice and Consent to Ratification of the New START Treaty (Treaty Doc. 111-5) NEW START TREATY ANNUAL IMPLEMENTATION REPORT, 31 janvier 2023.. Au-delà de ces rappels sur l’histoire récente du Traité, Washington se défend dans la fiche technique mise en ligne de toute violation et montre qu’il existe un chemin relativement simple pour reprendre le fonctionnement normal du Traité. Dans le contexte actuel, le département d’État américain juge en tout cas la procédure russe « légalement invalide »« Russian Noncompliance with and Invalid Suspension of the New START Treaty », Factsheet, op. cit..

La « suspension » invoquée par le Kremlin est une manœuvre qui n’est pas juridiquement prévue par New Start. Néanmoins, la Russie estime qu’il lui est possible de suspendre l’application du Traité, sur deux fondements. Le premier est de nature interne et se base sur l’article 37 de la loi fédérale russe sur les Traités internationaux, qui permet selon les autorités au Président de mettre un terme ou suspendre la participation russe à un traité « si nécessaire ». Ce mécanisme avait déjà été invoqué en 2007 lors de la suspension du Traité FCERose Gottemoeller et Marshall Brown, « Legal aspects of Russia’s New START suspension provide opportunities for US policy makers », Bulletin of the Atomic Scientists, 2 mars 2023.. Il requiert la présentation d’une loi à la Douma, ce qui a été fait également dans le cas du New Start, loi qui a été ratifiée le 28 février 2023 et qui met en avant le non-respect de la procédure d’inspections par les États-UnisLaw suspending New START treaty, Kremlin.ru, 28 février 2023.. Le second fondement est de nature internationale et prend sa source dans la convention de Vienne sur le droit des Traités. Son article 62 admet le principe de la suspension, en cas de « changement fondamental de circonstances »Voir le dernier alinéa de l’article 62 : « Si une partie peut, conformément aux paragraphes qui précèdent, invoquer un changement fondamental de circonstances comme motif pour mettre fin à un traité ou pour s’en retirer, elle peut également ne l’invoquer que pour suspendre l’application du traité. ».

L’on peut se demander si ce « changement » invoqué est bien en lien avec ce que prévoit l’article 62, et notamment si les circonstances en question constituaient bien un élément essentiel du consentement des parties au moment de la signature du traité, ou si le changement dénature les obligations attendues des partiesRose Gottemoeller et Marshall Brown, op. cit.. Toujours concernant la forme, il est à noter que, selon l’article 72 de la convention de Vienne, « pendant la période de suspension, les parties doivent s’abstenir de tous actes tendant à faire obstacle à la reprise de l’application du Traité ». La Russie ayant déjà annoncé vouloir continuer à respecter les plafonds de New Start et envoyer des notificationsDéclaration du Ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie sur la suspension par la Fédération de Russie du Traité de réduction des armes stratégiques (New Start), Ministry of Foreign Affairs of the Russian Federation, 21 février 2023. « Ce faisant, afin de maintenir un degré suffisant de prévisibilité et de stabilité […], la Russie a l'intention d'adopter une approche responsable et continuera de respecter strictement les restrictions quantitatives sur les armements stratégiques offensifs prévues pendant la durée du traité. En outre, la partie russe continuera de participer à l'échange de notifications avec la partie américaine sur les lancements d'ICBM et de SLBM sur la base de l'accord pertinent entre l'URSS et les États-Unis de 1988. », il est possible que l’annonce de février 2023 ne modifie pas substantiellement le cadre stratégique jusqu’en 2026. Côté américain en effet, il est probable que le département d’État continue à publier les informations sur les arsenaux et à fournir les notifications requises. La suspension constitue en revanche une indication supplémentaire d’une disparition probable de tout cadre juridiquement contraignant après 2026.

Reste à comprendre ce qui a pu motiver cette décision politique russe. Certains notent qu’à court terme, Vladimir Poutine aurait pu espérer faire pression sur les États-Unis pour qu’ils réduisent leur soutien militaire à l’Ukraine. À long terme, la suspension pourrait signaler une volonté pour Moscou de davantage s’appuyer sur son arsenal stratégique. Au niveau diplomatique, la Russie pourrait souhaiter convaincre une partie de la communauté internationale que c’est l’Occident qui continue de se soustraire à ses engagements en matière de maîtrise des armements et se faire passer pour victime des manœuvres hégémoniques occidentalesHeather Williams, « Russia Suspends New START and Increases Nuclear Risks », Critical Questions, CSIS, 23 février 2023.. Dans les faits, il est difficile de ne pas considérer que cette annonce constituera rapidement un cadeau fait aux défenseurs, toujours plus nombreux à Washington, d’un abandon des cadres juridiques obsolètes de la Guerre froide et d’une adaptation de la posture nucléaire américaine à la hausse permettant de pleinement prendre en compte le développement de l’arsenal nucléaire chinois. Ainsi, certains n’hésitent pas à affirmer que New Start bénéficiait désormais plus à Moscou qu’à Washington, et que si son érosion conduit à une reprise de la compétition stratégique aux niveaux quantitatif et qualitatif, la Russie risque dans les moyen et long termes d’en être le grand perdantAlexander Gobuev, « Is Russia Shooting Itself in the Foot by Suspending the New START Treaty? », Carnegie Politika, 24 février 2023..

 

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