Stratégie militaire de l’espace extra-atmosphérique et développement des structures de C2 (Command & Control) de nouvelle génération

Si l’arsenalisation de l’espace a souvent représenté une arlésienne, en se cantonnant au catalogue des « armes » en développement, une dynamique de concrétisation semble s’imposer. Ainsi, à la logique de la militarisation s’ajoute progressivement une stratégie spatiale concrèteIl faut bien en effet distinguer l’arsenalisation de l’espace qui consiste à la conduite d’actions militaires dans l’espace et au déploiement d’armes dans l’espace, et la militarisation qui recouvre toute utilisation militaire de l’espace au besoin par des capacités civiles (renseignement, écoute, cartographie spatiale, etc.). Si la militarisation est aussi ancienne que l’utilisation de l’espace, l’arsenalisation n’est pas encore en œuvre, elle semble bien par le développement de stratégies spatiales devenir progressivement réalité. . L’espace comme milieu à part entière des opérations militaires, rencontrant une variété d’engagements, n’est plus un tabou mais bien un enjeu émergeant. La bascule provient alors de son intime liaison avec la mise en œuvre des moyens de commandement et de contrôle des opérations, à tout niveau, y compris liées à la dissuasion, dans les doctrines des grandes puissancesCes modèles de la guerre future présentent une variété de sigles selon les États, mais s’incarnent tous globalement dans le passage à des opérations dites multi-domaines, c’est-à-dire d’intégration des unités par le biais de la numérisation pour une synergie des effets et un tempo des opérations inégalés. Par volonté de simplification ces doctrines seront donc rassemblées sous l’acronyme français M2MC (Multi-Milieux/Multi-champs). .

Ainsi, si l’on se penche sur le cœur de ce qui constitue ce futur de la guerre, à savoir l’intégration des capacités et la supériorité opérationnelle par la transparence du champ de batailleElle repose sur la parfaite connaissance du dispositif ami (localisation en temps réel des diverses unités dans une zone d’opérations, processus numérique souvent résumé sous l’acronyme anglais Blue force tracking) et sur une couverture ISR (intelligence, surveillance, reconnaissance) complète de la zone d’engagement qui offre un aperçu sur le dispositif ennemi., ce futur repose en grande partie sur la capacité à développer une structure de C2 synergétique. Pour ce faire, la clé réside dans la construction d’une architecture de liaison des unités capable de connecter, traiter et distribuer l’information pour atteindre une parfaite intégration des actions, et dépasser la logique des systèmes d’armes pour produire des effets couplant les capacités de divers milieux et champs des opérationsA titre d’exemple : afin de produire une frappe dans la profondeur pour détruire un nœud logistique ennemi, le commandant d’un groupement tactique interarmes terrestre, ne va plus mobiliser seulement les moyens de son groupement, mais réaliser une demande d’effets (destruction du nœud logistique) à laquelle va répondre immédiatement le moyen le plus adéquat (par exemple une frappe aérienne ou drone, plutôt que l’artillerie dudit groupement). . Le C2 et ses architectures apparaissent de ce fait comme la clé de l’intégration et donc le vecteur de la réalisation des opérations Multi-Milieux/Multi-champs (M2MC), rendant ses composantes crucialesPhilippe Gros, Vincent Touret, Nicholas Mazzucchi, Thibault Fouillet, Paul Wohrer, Intégration multimilieux / multichamps : enjeux, opportunités et risques à horizon 2035, Fondation pour la Recherche Stratégique, 2022, p. 28.. Cette logique est par ailleurs appliquée à l’ensemble de la guerre, depuis les niveaux tactiques avec les projets de « combat collaboratif » jusqu’à la conduite stratégique des opérations, faisant des C2 de nouvelle génération le facteur déterminant de l’acquisition et du maintien de la supériorité opérationnelle.

Or, sur quoi se fonde le C2 de nouvelle génération ? En grande partie sur les capacités issues du spatialLe cyber étant le second pilier de ces capacités aux côtés du spatial mais qui n’est pas l’objet de cet article. . Ce secteur forme alors un prérequis indispensable du M2MC par une gamme variée de composantes et d’effetsTheresa Hitchens, « The Joint Warfighting Concept Failed, Until It Focused on Space and Cyber », Breaking Defense, 26 juillet 2021.  : liaisons et communications, fourniture de capacités de renseignement par la télédétection, traitement et diffusion des informations, localisation des unités et « mapping » du champ de bataille par capacités GNSS, etc. Cette logique s’exprime d’ailleurs dès à présent – même de manière éparse – à travers l’apport du spatial en Ukraine pour l’intégration des capacités, et en particulier la boucle reconnaissance-frappe des feux indirects. L’emploi de Starlink pour les frappes d’artillerie et la décentralisation du commandement en est l’archétype« Le rôle de Starlink dans la guerre en Ukraine », Le Grand Continent, 13 février 2023. Une dimension militaire d’ailleurs si visible qu’elle a conduit Elon Musk à en restreindre l’accès en février 2023 pour imposer au système ainsi fourni un usage uniquement civil..

L’espace comme cœur de l’intégration M2MC (Crédits : Space Defense Agency)

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La connectivité des systèmes et l’intégration des capacités dans une logique M2MC apparaissent ainsi par nature liées au spatial, qui voit par ailleurs affluer les projets dédiés. À titre d’exemple, en ce qui concerne le développement d’un internet militaire dédié à l’intégration des unités, émergent les projets de constellations pléthoriques interconnectées (OneWeb aux États-Unis dans le cadre de la mise en œuvre de l’Advanced Managment Battle System, ou encore Guowang en Chine et ses 13 000 mini-satellites)Philippe Gros, Vincent Touret, Nicholas Mazzucchi, Thibault Fouillet, Paul Wohrer, op. cit., p. 67. .

En conséquence, l’espace devient progressivement un réel milieu de la conflictualité et un enjeu de la guerre à venir. Il dépasse son statut historique d’appui aux opérations (moyens de localisation et de renseignement image) pour devenir le prérequis de l’action armée de type M2MC, et bascule par la même occasion en tant que lieu à part entière de l’engagement armé. Il n’est pas étonnant qu’émerge dans ce cadre une réelle stratégie militaire de l’espace sous le prisme de l’impératif du maintien des capacités de C2 amies et de la volonté de paralysie de celles de l’ennemi. L’espace se voit alors au plan doctrinal appliquer les dimensions traditionnelles de la stratégie militaire, avec le développement d’une course à la supériorité spatialeAux côtés des traditionnelles luttes pour la supériorité aérienne et informationnelle. .

Les opérations spatiales dans la doctrine américaine (Crédits : Space Defense Agency)Colonel Ryan Colburn, SDA Overview, Space Development Agency, 2020.

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Elle s’incarne de ce fait dans la dialectique de la destruction/résilience, à savoir la volonté de réduire la capacité adverse dans ce milieu et l’impératif de garantir la survie et l’emploi des capacités amies. Une myriade des projets offensifs ont pour objectif la destruction de systèmes spatiaux, depuis la guerre électronique contre les liaisons montantes et descendantes, jusqu’aux lasers terrestres et navals d’éblouissement, en passant par les actions ASAT et la guerre électronique en orbitePhilippe Gros, Vincent Touret, Nicholas Mazzucchi, Thibault Fouillet, Paul Wohrer, op. cit., p. 69. . En ce qui concerne la résilience, c’est l’impératif de masse (bien connu des stratèges) qui émerge avec la recherche de la survie des systèmes et la poursuite des effets dans la durée, soit par une capacité de remplacement immédiate, soit par la mise en service de constellations pléthoriques empêchant tout espoir de destruction et de paralysie des capacités – même momentanéesColonel Ryan Colburn, op. cit. . L’ensemble des dimensions des opérations apparaît désormais concerner l’espace, depuis l’application d’une tactique adaptée à ce milieuAmaury Dufay, « Tactique spatiale : manœuvres et interconnexions capacitaires », DSI, n°164, mars-avril 2023. jusqu’à une conduite stratégique dédiée.

Un point essentiel qui émerge également dans cette logique est l’absence de prise en compte de la variable nucléaire, pourtant structurante dans les capacités spatiales. L’on pense bien de ce fait l’espace, en tant que champ de la manœuvre conventionnelle sous parapluie nucléaire, une part essentielle de l’action M2MC qui est elle-même uniquement conventionnelle, et doit de ce fait impérativement décorréler l’action dans les divers milieux (comme l’espace) du prisme nucléaire.

En somme, l’espace par son rôle clé dans la mise en œuvre des C2 de nouvelle génération, eux-mêmes le pivot de la conduite d’opérations M2MC et donc d’atteinte de la supériorité opérationnelle dans la guerre future, devient un enjeu fondamental. La course à l’atteinte de la supériorité spatiale est un moyen de garantir l’action intégrée tout en privant l’ennemi de cet avantage. L’espace devient ainsi un théâtre de guerre à part entière, qui s’accompagne de l’émergence d’une pensée stratégique spécifique.

L’on retrouve in fine avec cette logique la conception américaine de l’espace du futur au profit des forces militaires, dénommé fort explicitement le « space power »United States Space Force, Space power: doctrine for space forces, Space Capstone Publications, 2020, 41 p.. Stratégiser l’espace ne semble plus un rêve mais bien une réalité, qu’il importe de s’approprier au plus tôt si l’on veut garantir le succès des opérations futures.

 

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Stratégie militaire de l’espace extra-atmosphérique et développement des structures de C2 (Command & Control) de nouvelle génération

Thibault Fouillet

Bulletin n°107, mars 2023



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