Actualités nucléaires iraniennes

Trois rapports récents ont nourri le débat sur le contentieux nucléaire avec l’Iran, lequel est entré dans une nouvelle phase critique au moins depuis l‘échec des négociations de Vienne sur la relance du Plan d’Action Global Conjoint (PAGC ou JCPOA). Cet échec fut avéré lorsque le 1er septembre 2022, les négociateurs iraniens demandèrent de mettre un terme aux enquêtes de l’AIEA sur les trois sites nucléaires non déclarés – Turquzabad (2019), Varamin (2020) et Marivan (2020) –, demandes naturellement irrecevablesVoir par exemple, Piotr Smolar, « Pour sauver l’accord sur le nucléaire iranien, trois ans de négociations complexes et erratiques », Le Monde, 15 septembre 2022.. Pour mémoire, l’Agence de Vienne était alors – et reste à ce jour – en attente d’explications « techniquement crédibles » quant à la présence de particules d’uranium d’origine anthropique en ces trois emplacements non déclarés. Le rapport de l’AIEA de septembre 2022 sur l’application de l’accord de garanties avec l’Iran déclarait à ce titre : « l’Agence ne peut confirmer l’exactitude et l’exhaustivité des déclarations de l’Iran au titre de son accord de garanties généralisées. Partant, l’Agence n’est pas en mesure de donner l’assurance que le programme nucléaire de l’Iran est exclusivement pacifique. »Conseil des Gouverneurs, Accord de garanties TNP avec la République islamique d’Iran, GOV/2022/42, AIEA, 13 septembre 2022, p. 3..

Selon le rapport annuel de la communauté américaine du renseignement publié le 6 février 2023, « l’Iran n’entreprend pas actuellement les activités principales de développement nécessaires pour produire un dispositif nucléaire prêt à l’essai »Office of the Director of National Intelligence, Annual Threat Assessment of the US Intelligence Community, 6 février 2023, p. 17.. Le document, qui avait fait le même constat l’année précédente, confirme néanmoins sous forme d’une mise en garde : « l’Iran a accéléré l'expansion de son programme nucléaire, a déclaré ne plus être contraint par les limites du PAGC et a entrepris des activités de recherche et de développement qui le rapprocheraient de la production des matières fissiles nécessaires à la fabrication d’un engin nucléaire s’il en prenait la décision. Si Téhéran ne bénéficie pas d’un allègement des sanctions, les responsables iraniens envisageront probablement de poursuivre l’enrichissement de l'uranium jusqu'à 90 % »Ibid..

Le dernier rapport de l’AIEA Vérification et surveillance en République islamique d’Iran à la lumière de la résolution 2231 (2015) du Conseil de sécurité des Nations unies publié le 28 février 2023 en langue anglaise mais ouvert à la diffusion le 8 marsConseil des Gouverneurs, Vérification et contrôle en République islamique d’Iran à la lumière de la résolution 2231 (2015) du Conseil de sécurité de l’ONU, GOV/2023/8, AIEA, 2 mars 2023 (« mis en distribution générale le 8 mars 2023 »). prolonge et précise de manière factuelle certaines de ces assertions, ainsi que le dernier rapport Accord de garanties TNP avec la République islamique d’Iran du 6 mars 2023Conseil des Gouverneurs, Accord de garanties TNP avec la République islamique d’Iran, GOV/2023/9, AIEA, 6 mars 2023.. D’après les informations fournies par l’Iran, l’Agence estime qu’au 12 février 2023, le stock total d’uranium enrichi de l’Iran était de 3 760,8 kg (dont 3 402,0 kg d’uranium sous forme d’UF6), soit 87,1 kg de plus d’uranium enrichi à 60 % qu’à la date du précédent rapport trimestriel, au mois de novembre 2022. Dans le détail, les 3 402,0 kg d’uranium sous forme d’UF6 comprenaient :

  • « 1 555,3 kg d’uranium enrichi jusqu’à 2 % en U-235 (–289,2 kg depuis le précédent rapport trimestriel) ;
  • 1 324,5 kg d’uranium enrichi jusqu’à 5 % en U-235 (+294,6 kg) ;
  • 434,7 kg d’uranium enrichi jusqu’à 20 % en U-235 (+48,3 kg) ;
  • 87,5 kg d’uranium enrichi jusqu’à 60 % en U-235 (+25,2 kg) »Ibid..

L'Agence signale également que l’Iran a reconfiguré en janvier les cascades de centrifugeuses de l’usine d’enrichissement de Fordo sans l’en avertir. En outre, des particules d'uranium enrichies à 84 % y ont été détectées, ce qui est bien supérieur au niveau déclaré de 60 %Kelsey Davenport, « Iran Agrees to Additional Transparency », Arms Control Now, Arms Control Association, 15 mars 2023.. L’Iran l’a expliqué par des « fluctuations involontaires » au cours du processus d’enrichissement à 60 % à Fordo en novembre.

Pour mémoire, la définition que donne l’AIEA d’une quantité significative (QS) de matières nucléaires est celle d’une « quantité approximative (…) pour laquelle, compte tenu de tout processus de conversion, la possibilité de fabriquer un engin explosif nucléaire ne peut être exclue »AIEA, « The Present Status of IAEA Safeguards on Nuclear Fuel Cycle Facilities », Bulletin de l’AIEA, vol. 22, N°3/4, août 1980 p. 5., ce qui est une définition très large fondée sur une approche prudentielle. Selon ce critère, l’Iran a aujourd’hui largement dépassé le seuil de QS, établi à 25 kilogrammes d’uranium enrichi pour contenir 20 % ou plus de l'isotope U‑235Le rapport trimestriel de l’AIEA de septembre 2022 établissait déjà qu’au 21 août 2022, l’Iran possédait plus de 13 QS d’uranium enrichi à plus de 20 % d’U-235. Voir Amnah Ibraheem, William Alberque, « Iran approaches the nuclear threshold », IISS Analysis, 10 novembre 2022.. L’on se souvient aussi que la question nucléaire iranienne a souvent été réduite au calcul du « break-out time », soit le temps nécessaire à l’Iran pour accumuler assez de matière fissile pour produire une charge nucléaire. Pour mémoire, l’analyse israélienne et une partie de l’analyse américaine indiquaient à la fin de l’année 2020 que le « break-out time » s’établissait alors entre 2,5 et 5 moisVoir Benjamin Hautecouverture, « Latence nucléaire, dissuasion « virtuelle » et notion de seuil : introduction au cas iranien (1/3) », Bulletin n°83, Observatoire de la dissuasion, janvier 2021.. À ce titre, outre les estimations quantitatives de l’AIEA en matière de quantités d’uranium enrichi, l’augmentation et la diversification des centrifugeuses installées en cascades permettent d’estimer que le « break-out time » peut désormais se compter en jours (il avait été établi environ à douze mois avec la mise en œuvre du PAGCOlli Heinonen, Iran's Nuclear Breakout Time: A Fact Sheet, Belfer Center for Science and International Affairs, 28 mars 2015.). Dès le 28 février, le sous-secrétaire américain à la Défense Colin Kahl déclarait ainsi avec une précision inhabituelle que l’Iran pourrait fabriquer assez de matière fissile pour une charge en « environ 12 jours »« Iran can make fissile material for a bomb 'in about 12 days' – U.S. official », Reuters, 28 février 2023..

Dans ce contexte, de la visite faite par le directeur général de l’AIEA Rafael Grossi à l’Organisation iranienne de l'énergie atomique (AEOI) les 3 et 4 mars 2023 l’on retiendra une promesse en demie teinte s’agissant des garanties en suspens aux trois sites non déclarés. L’Iran s’est en effet dit prêt à poursuivre sa coopération et à fournir des informations supplémentaires ainsi qu’un accès pour les traiter. Pour le reste, l'AIEA sera autorisée, « sur une base volontaire, (…) à mettre en œuvre d’autres activités appropriées de vérification et de contrôle (…), selon des modalités (…) convenues entre les deux parties au cours d’une réunion technique qui aura lieu prochainementNous soulignons. à Téhéran. »Déclaration conjointe de l'Organisation iranienne de l'énergie atomique (AEOI) et de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), Press Release, AIEA, 4 mars 2023.. L’on sait que depuis septembre 2022, le régime iranien présente la reprise de ses activités au-delà des limites agréées par le PAGC comme un comportement réversible à trois conditions : le retour des États-Unis au plein respect de leurs obligations au titre de l’accord, un allègement des sanctions et la fin des enquêtes de garanties de l’AIEA. La déclaration conjointe de l’AEOI et de l’AIEA à l’issue des rencontres des 3 et 4 mars peut faire espérer la suppression de la troisième condition à relativement brève échéance. Considérant l’approche iranienne des négociations nucléaires depuis vingt ans ainsi que les précautions de langage utilisées dans la déclaration conjointe, une autre manière de la lire est d’y voir une énième manœuvre dilatoire. Cela aurait du sens alors que se tenait une réunion du Conseil des Gouverneurs deux jours plus tard (les 6 et 7 mars). De fait, l’Iran échappa à l’adoption d’une nouvelle résolution de condamnation par l’organe de direction de l’Agence. L'ambassadrice américaine auprès de l’AIEA Laura Holgate accueillit la promesse iranienne avec prudence en signalant au Conseil des Gouverneurs le 7 mars qu’il faudra « bien sûr voir si ces mesures sont effectivement mises en œuvre. »

Selon R. Grossi, les mesures convenues dans la déclaration du 4 mars mettraient un « garrot sur l’hémorragie » des connaissances de l’Agence, même s’il reste un doute sur l’accès aux données stockées et retenues par Téhéran depuis février 2021 suite à l’adoption de la loi nucléaire de décembre 2020 (pour mémoire : suspension de mise en œuvre du protocole additionnel à l’accord de garanties et suspension des activités de surveillance spécifiques au PAGC)Kelsey Davenport, op. cit.. Du point de vue de l’Agence, il s’agira en première intention de rétablir les connaissances s’agissant de la production et du stock de centrifugeuses, de rotors et de soufflets, d’eau lourde et de concentré d’uraniumConseil des Gouverneurs, Accord de garanties TNP avec la République islamique d’Iran, op. cit.. Ces connaissances sont suspendues depuis la demande faite par l’Iran au mois de juin 2022 de retirer 27 caméras, le moniteur d’enrichissement en ligne placé à l’installation d’enrichissement de combustible de Natanz et le matériel de contrôle automatique du débit installé à l’usine de production d’eau lourde de KhondabConseil des Gouverneurs, Vérification et contrôle en République islamique d’Iran à la lumière de la résolution 2231 (2015) du Conseil de sécurité de l’ONU, op. cit..

Enfin, le porte-parole de l'AEOI Behrouz Kamalvandi a tempéré un enthousiasme déjà très relatif en prévenant que la loi de décembre 2020 reste en vigueur et qu’aucun nouvel équipement de surveillance ne sera installé. L’on peut donc d’ores et déjà se poser la question de la surveillance des installations introduites ou modifiées depuis l’installation du dispositif de surveillance précédent. De plus, les déclarations publiques de l’AIEA et de l’AEOI depuis le 4 mars illustrent une compréhension pour le moins différente des deux parties sur les engagements iraniens en plusieurs points de l’accord.

Les progrès récents réalisés par le régime dans le cadre de son programme de missiles ne peuvent que s’inscrire dans ce contexte nucléaire dégradé, précaire, toujours très fragile. Si une menace n’en est pas stricto sensu précisée, la perception d’une menace s’en trouve renforcée dans plusieurs États, y compris voisins. Cette perception continue de nourrir le sentiment d’instabilité stratégique qui émane du Moyen-Orient. Or, le rapport du renseignement américain précité se concentre sur les développements, y compris en matière de portées longues, et prévient : « les programmes de missiles balistiques de l’Iran, qui comprennent déjà le plus grand nombre de missiles balistiques de la région, continuent de représenter une menace pour les pays du Moyen-Orient. L’Iran a mis l'accent sur l'amélioration de la précision, de la létalité et de la fiabilité de ses missiles. Les travaux de l’Iran sur les lanceurs spatiaux (SLV) – y compris son Simorgh – raccourcissent le délai de mise au point d’un ICBM s’il décidait d’en développer un, car les SLV et les ICBM utilisent des technologies similaires »Office of the Director of National Intelligence, op. cit.. Naturellement, la question de la constitution d’une ogive nucléaire puis de sa vectorisation par l’Iran doit être très détaillée pour qualifier la menace nucléaire iranienne. Ce n’est pas l’objet de cet article mais il importe désormais de poser systématiquement la question nucléaire iranienne en termes de seuil.

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