Russian nuclear strategy and conventional inferiority
Observatoire de la dissuasion n°82
Emmanuelle Maitre,
janvier 2021
Dans cet article très développé, Kristin Ven Bruusgaard, de l’Université d’Oslo, s’intéresse aux liens entre les équilibres conventionnels et l’évolution de la posture nucléaire russe sur les vingt dernières années. Spécialiste reconnue de la Russie également affiliée à Stanford, elle cherche notamment à remettre en cause les analyses occidentales qui « plaquent » les théories en cours pendant la Guerre froide sur leur interprétation de la doctrine russe actuelle. En particulier, elle explique que les stratégistes russes se montrent aujourd’hui beaucoup plus sceptiques sur leur capacité à maîtriser l’escalade, n’envisagent aucunement d’emploi nucléaire dans le cadre d’un conflit limité, et ont largement révisé leurs analyses au vu de l’évolution des capacités conventionnelles de la Fédération de Russie depuis le début des années 2000.
D’un point de vue théorique, Kristin Ven Bruusgaard rappelle la pensée développée dès les années 1960, selon laquelle une « riposte flexible » et une capacité à s’engager dans un conflit nucléaire limité pourraient venir compenser une infériorité conventionnelle sur un théâtre donné. Cela dit, elle estime cette logique biaisée, puisque, selon elle, il n’est pas certain qu’un acteur en position d’infériorité conventionnelle fasse le choix de le demeurer et d’investir à la place dans le nucléaire : au contraire, divers facteurs peuvent convaincre l’État d’essayer d’inverser la balance conventionnelle. De plus, elle juge peu probable qu’un acteur s’estime suffisamment confiant dans sa capacité à maîtriser l’escalade pour ne pas privilégier une forme de dissuasion conventionnelle. Ainsi, elle estime que placées dans une situation d’infériorité conventionnelle, l’OTAN à la fin des années 1960, la Chine ou la Russie depuis 2000 ont fait le choix de renforcer leurs capacités conventionnelles. Seul le Pakistan préfèrerait à ce jour s’appuyer sur une compensation nucléaire avec une stratégie d’usage précoce assumée.
Pour conforter son analyse, Kristin Ven Bruusgaard s’intéresse à l’évolution concomitante de l’équilibre conventionnel entre la Russie et les États-Unis notamment, et l’évolution de la stratégie nucléaire. Cela lui permet de montrer qu’en 2000, période où le déséquilibre est le plus criant, la Russie a bien eu tendance à davantage s’appuyer sur ses forces nucléaires non-stratégiques. Mais en parallèle, responsables politiques et militaires ont appelé à une modernisation des forces conventionnelles pour pouvoir réduire cette dépendance au nucléaire. En 2010, malgré des craintes encore élevées vis-à-vis de la supériorité américaine, les théoriciens russes ont encore davantage pris conscience de l’incapacité des forces nucléaires à dissuader dans un nombre important de scénarios, et ont convaincu le gouvernement d’entamer un programme de modernisation des forces conventionnelles de premier plan. Tout en restant très dépendant d’un arsenal nucléaire pour compenser un déséquilibre toujours criant, la stratégie de 2010 a commencé à rehausser le seuil d’emploi en remplaçant la notion de menace à la « sécurité nationale » par celle de menace de « l’existence même de l’État ».
Depuis les années 2000, la Russie a largement rehaussé son potentiel conventionnel. Pour autant, la priorité donnée aux systèmes non-stratégiques n’a pas nécessairement été réduite, en particulier du fait de la production de nombreux systèmes à capacité duale, et de la profonde détérioration en parallèle des relations OTAN – Russie. En réalité, une stratégie d’intégration des options de réponse conventionnelles et nucléaires a été développée, avec un seuil d’usage du nucléaire officiellement élevé, mais une préservation du rôle des armes nucléaires comme outil de gestion de l’escalade en cas de conflit régional pouvant menacer la survie de l’État russe. Elle postule que les deux composantes renforcent leur crédibilité mutuelle et jouent chacune un rôle dans la stratégie de défense de la Russie. Pour autant, elle ne suppose pas, contrairement aux craintes de nombreux observateurs américains, un usage précoce dans un conflit comme outil de coercition permettant d’appuyer des politiques révisionnistes russes dans des pays voisins.
Russian nuclear strategy and conventional inferiority
Bulletin n°82, décembre 2020