Alerte avancée : des convergences entre les programmes russes et chinois ?
Observatoire de la dissuasion n°82
Emmanuelle Maitre,
janvier 2021
En octobre 2019, le Président russe Vladimir Poutine a annoncé que la Russie et la Chine menaient actuellement un programme de coopération bilatérale visant à aider la Chine à créer « un système d’alerte d’attaque de missiles »Vladimir Poutine, « Valdai Discussion Club session », Sochi, Kremlin, 3 octobre 2019.. L’existence de ce partenariat avait déjà été évoquée au printemps 2019, notamment par l’expert des questions militaires russe Evgeny BuzhinskyEvgeny Buzhinsky, « Annual International Conference “Russia and China” », RIAC, 3 juin 2019. et a depuis été largement commenté. En juin 2020, la Chine a confirmé ce travail en commun dans le journal Global Times« Chinese Missile Early Warning System-with Russian Help-May be Nearing Completion », Defense-World.net, 25 juin 2020..
La Russie fait partie des deux seuls pays disposant actuellement d’un système d’alerte avancée global, même si les capacités ont été largement amoindries et sont actuellement en recompositionEmmanuelle Maitre, « État des lieux des capacités satellitaires russes en matière d’alerte avancée », Bulletin n° 20, Observatoire de la Dissuasion, FRS, mai 2015.. Hérité de postures de lancement sur alerte de la Guerre froide, ce programme est constitué d’une composante terrestre (radars) et d’une composante spatiale (nouveaux satellites Toundra), formant le système EKS (Edinaïa kosmitcheskaïa sistema, Système spatial unifié).
De son côté, la Chine reste très discrète sur un éventuel programme de ce type. Des capacités auraient été développées dans les années 1980, mais l’essentiel du programme actuel serait né dans les années 2010 avec de nouvelles ambitions et plusieurs satellites d’alerte mis en orbite« Chinese Ballistic Missile Early Warning », Global.security.org, consulté le 7 décembre 2020.. En 2015, le Livre Blanc de la Défense nationale suggérait d’« améliorer les capacités d’alerte stratégique »« China’s Military Strategy », The State Council Information Office of the People’s Republic of China, mai 2015.. Un langage similaire a été retenu pour la mise à jour du texte en 2019« China’s National Defense in the New Era », State Council Information Office of the People’s Republic of China, 2019. The PLAAF is accelerating the transition of its tasks from territorial air defense to both offensive and defensive operations, and improving its capabilities for strategic early warning, air strikes, air and missile defense, information countermeasures, airborne operations, strategic projection, and integrated support, so as to build a strong and modernized air force.. En mars 2016, le journal Science and Technology Daily annonçait l’existence d’une série de satellites dédiés à l’alerte avancée intitulée « Outpost » et la possibilité de voir la constellation continuer à se développer« Chinese Ballistic Missile Early Warning », op. cit.. Au sein de l’armée, plusieurs figures ont fait référence à la nécessité d’adopter une posture de lancement sur alerteGregory Kulacki, The Chinese Military Updates China’s Nuclear Strategy, Union of Concerned Scientists, mars 2015., justifiant la nécessité de développer de telles infrastructures.
La coopération sino-russe dans ce domaine reste très peu connue. Un contrat a été mentionné par le ministère de la Défense russe, qui implique la société Vympel. Le contrat serait d’une valeur de 60 millions de dollars et impliquerait également des sous-traitants spécialisés dans les solutions de soutien et logiciellesВоенный союз Москвы и Пекина может превратиться из формального в реальный, Vedomosti.ru, 6 octobre 2019.. À l’automne 2020, le PDG de Vympel a confirmé que le contrat était bien en cours d’exécution, sans donner de détails« Russia achieves certain success in helping China set up its missile attack warning system », TASS, 24 août 2020.. De manière large, la Russie pourrait apporter un soutien de conseil mais aussi fournir du matériel pour la construction de radars ou de satellites. Au niveau politique, un partenariat plus développé pourrait conduire à un partage d’informations sur les données collectées par des radars situés sur le territoire de la Fédération du Russie. D’un point de vue géographique, Pékin pourrait en effet être intéressé par des données venues de l’ouest, car ces radars pourraient être sur certaines trajectoires de missiles. Rien n’indique cependant qu’un tel niveau de partenariat soit envisagé à ce jour par l’un ou l’autre de ces deux ÉtatsDmitry Stefanovich « Russia to Help China Develop an Early Warning System », The Diplomat, 25 octobre 2019..
Quelques experts des questions stratégiques des deux pays se sont exprimés sur ces programmes. Pour Dmitry Stefanovich, expert russe, cette coopération pourrait être bénéfique au niveau global, dans la mesure où l’établissement d’un système d’alerte avancée solide est selon lui plutôt un facteur contribuant à la stabilité stratégique. Par ailleurs, il souligne que la Russie possède une grande expérience et une multitude de données dans ce domaine, qui peuvent être utilisées à bon escient pour construire un système fiable côté chinois, instruire les algorithmes utilisés par le système, et former les personnels en charge de l’opérerDmitry Stefanovich op. cit.. Tong Zhao, du Carnegie–Tsinghua Center for Global Policy, s’inquiète de son côté de la difficulté de concilier ce développement capacitaire avec la posture traditionnelle chinoise de non-emploi en premier. En effet, si les deux ne sont pas irréconciliables, le glissement vers une posture de lancement sur alerte signifierait une compression importante du temps de réaction, ce qui comprend un certain nombre de risques. S’il note que le développement d’un système d’alerte avancée peut se justifier en particulier pour mieux prévoir l’évacuation d’urgence des armes stratégiques ou anticiper le développement d’un système de défense antimissile, il considère un tel développement potentiellement redondant avec une posture chinoise de riposte en second crédible et plus risqué que bénéfiqueTong Zhao, « Modernizing without Destabilizing: China’s Nuclear Posture in a New Era », Carnegie Tsinghua for Global Policy, 25 août 2020..
Alerte avancée : des convergences entre les programmes russes et chinois ?
Bulletin n°82, décembre 2020