« Créer un environnement pour le désarmement nucléaire » : une initiative durable ?
Observatoire de la dissuasion n°82
Emmanuelle Maitre,
janvier 2021
Alors que l’administration Trump arrive à son terme, l’un de ses rares héritages dans le domaine de la maîtrise des armements et du désarmement sera l’initiative CEND (Creating the Environment for Nuclear Disarmament). Largement influencée au départ par son premier promoteur, Christopher Ford (secrétaire d'État adjoint aux États-Unis pour la sécurité internationale et la non-prolifération depuis 2018), CEND semble pouvoir survivre au départ probable de son celui qui a conduit à sa mise en place. En effet, le Département d’État a réussi le pari d’associer une quarantaine d’États au processus, avec plusieurs d’entre eux jouant des rôles de premier plan, ce qui devrait assurer la pérennité de l’initiative.
Pour rappel, CEND a été lancé fin 2018 (initialement sous le vocable CCND) dans l’optique de donner une orientation sécuritaire aux débats sur le désarmement et de permettre d’échanger sur les obstacles qui se posent aujourd’hui à davantage de progrès dans ce domaineEmmanuelle Maitre, « Créer les conditions pour le désarmement nucléaire », Bulletin n°60, Observatoire de la Dissuasion, FRS, décembre 2018.. Le coup d’envoi a été donné en juillet 2019 avec une réunion plénière tenue à Washington. 97 participants s’y sont rendus, représentants 42 ÉtatsLes cinq États du P5, l’Inde, le Pakistan, et Israël, 11 alliés américains (Allemagne, Australie, Canada, Corée du Sud, Espagne, Japon, Hongrie, Pays-Bas, Pologne, Roumanie, Turquie) et 19 autres pays (Algérie, Argentine, Autriche, Chili, Colombie, Costa Rica, Émirats Arabes Unis, Égypte, Finlande, Indonésie, Irlande, Jordanie, Kazakhstan, Malaisie, Mexique, Maroc, Suède, Suisse, Ukraine)..
La deuxième réunion a eu lieu du 20 au 22 novembre 2019, aux environs de Londres, avec 62 participants représentant 32 États chargés de mettre en place un programme de travail de deux ans et de créer trois sous-groupes. En 2020, ceux-ci ont commencé leurs travaux thématiques dans l’objectif de finaliser un rapport d’ici à 2023, avec un rythme de trois réunions annuelles. Le premier sous-groupe est présidé par les Pays-Bas et le Maroc, et vise à identifier et réduire les « incitations perçues pour les États de conserver, acquérir ou augmenter leur possession d’armes nucléaires » et à « accroître les incitations à éliminer les armes nucléaires ». Son travail à ce jour a notamment consisté à faire émerger les diverses perceptions de la menace des différents États représentés dans l’optique d’accroître la compréhension mutuelle. Un document non-public a en particulier recensé diverses déclarations publiques publiées dans différentes enceintes multilatérales sur les risques ou bénéfices escomptés des stratégies reposant sur la dissuasion nucléaire.
Le deuxième sous-groupe s’intéresse aux « mécanismes pour renforcer les efforts de non-prolifération, construire la confiance et progresser dans la voie du désarmement nucléaire » et est dirigé par les États-Unis et la Corée du Sud. Son mandat est d’examiner les régimes existants, d’identifier les meilleures pratiques liées à la mise en œuvre de normes de non-prolifération et de désarmement, de s’intéresser aux possibles options permettant de les améliorer, de s’intéresser aux facteurs d’efficacité des régimes multilatéraux ou encore d’identifier des opportunités pour renforcer les capacités institutionnelles de ces différents régimes.
Enfin, le dernier sous-groupe, mené par l’Allemagne et la Finlande, s’intitule « mesures intérimaires pour réduire les risques associés aux armes nucléaires ». Il se consacre en priorité à recenser l’ensemble des mesures de réduction des risques stratégiques mises en place à ce jour, évaluer leur utilité, leurs facteurs clés de succès et à chercher à comprendre quels sont les éléments qui contribuent à l’efficacité de telles mesures.
L’initiative CEND est vantée par ses initiateurs comme un forum unique, où un dialogue ouvert et créatif peut être mis en œuvre sans pression liée à l’adoption d’un document final (entendu que le rapport prévu rendra compte des différents échanges et travaux engagés, sans constituer pour autant un document de déclaration agréé). L’inclusion d’États non-membres du TNP rend son périmètre intéressant, alors que son caractère relativement informel est favorisé par l’absence d’objectif bien défini quant au rendu final et à la liberté donnée aux sous-groupes sur la mise en place de leur travail. De fait, certains États, initialement méfiants, semblent juger que le processus présente un intérêt, y compris dans la sphère des États très ambitieux en matière de désarmement (Mexique, Autriche), mais aussi du côté de la Russie ou de la Chine qui acceptent pour l’instant de participer à l’initiative. Ainsi, plusieurs observateurs de premier plan ont noté le caractère constructif des premiers échanges et la volonté de ces pays de « jouer le jeu »William Potter, « Taking the Pulse at the Inaugural Meeting of the CEND Initiative », James Martin Center for
Nonproliferation Studies, 15 juillet 2019..
Du côté de la sphère académique, les avis restent très partagés. Le lancement de CEND a notamment été critiqué initialement par des auteurs pour lesquels le désarmement ne peut être la conséquence mécanique d’une réduction des tensions internationales mais se construit, dans un processus de transparence, de vérification et de coopération. Pour cette école de pensée, le désarmement en lui-même favoriser l’amélioration des conditions de sécurité internationalesLydon Burford, Oliver Meier et Nick Ritchie, « Sidetrack or Kickstart? How to Respond to the US Proposal on Nuclear Disarmament », Bulletin of the Atomic Scientists, 19 avril 2019.. Une autre critique récurrente est la crainte que CEND soit une manière détournée d’enterrer le processus de désarmement étape-par-étape et de revenir pour les États-Unis et le P5 sur des engagements pris notamment dans le cadre de conférences d’examen passées. En particulier, en laissant entendre que le désarmement ne peut intervenir que lorsque l’environnement s’améliore, CEND viendrait saper le travail réalisé au sein du TNP depuis 1995 pour s’accorder sur des objectifs de court terme et des progrès tangibles en matière de désarmementPaul Meyer, Creating an Environment for Nuclear Disarmament: Striding Forward or Stepping Back?, Arms Control Today, avril 2018.. Cette critique est favorisée par certaines déclarations américaines récentes qui laisseraient entendre que Washington ne s’estime plus lié par certains engagements politiques précédemment formulés dans ce cadre« Defining U.S. Goals for the NPT: An Interview with U.S. Ambassador Jeffrey Eberhardt », Arms Control Today ̧ mars 2020 (« Previous commitments cast a pretty wide net [...]: decisions of review conferences, as embodied in final documents, are political commitments. They are taken in the context of the time in which they are achieved. »). Tariq Rauf, en particulier, s’est exprimé contre cette politique qu’il estime comme une remise en cause de l’acquis du TNPTariq Rauf, « CEND Is Creating the Condition to ‘Never Disarm’ », IDN‑InDepthNews, 5 août 2019.. Comme d’autres, il a caractérisé le CEND d’utopique dans la mesure où il estime que l’initiative laisse entendre que seule la résolution de tous les différends entre puissances, de manière durable, dans le cadre d’une sorte de « paix perpétuelle », pourrait conduire au désarmement nucléairePaul Meyer, « Bleak Prospects for the ‘Cornerstone’ Nuclear Non-Proliferation Treaty », Open Canada, 16 mai 2019.. Enfin, certains ont noté que CEND pouvait faire la liste des obstacles au désarmement mais difficilement proposer des moyens de les contournerLydon Burford, Oliver Meier et Nick Ritchie, op. cit..
À l’inverse, certains acteurs non-officiels, occasionnellement impliqués dans le processus, puisque CEND se met en place dans un cadre fermé mais en impliquant certains experts et en rendant compte de manière régulière des travaux réalisés, notamment dans le cadre de side-events, ont une vision plus positive de l’initiative. Certains saluent la connexion entre désarmement et sécurité, et estiment en effet que le désarmement ne peut intervenir dans n’importe quelles conditionsBrad Roberts, « On Creating the Conditions for Nuclear Disarmament: Past Lessons, Future Prospects », Washington Quarterly, vol. 41, n°2, été 2019.. Heather Williams, particulièrement investie dans le processus en tant que modératrice, estime que le format de CEND est plutôt adapté à un dialogue utile entre les différents États et s’inscrit de manière complémentaire avec d’autres efforts existant pour encourager le débat entre États ayant des perspectives opposéesHeather Williams, « CEND and a Changing Global Nuclear Order », European Leadership Network, 18 février 2020.. La possibilité de discuter de manière relativement informelle sur des obstacles sérieux en matière de désarmement est également jugée utileTomoko Kurokawa, « How to Overcome the Impasse on Nuclear Disarmament: An Interview with Thomas Countryman », Journal for Peace and Nuclear Disarmament, vol. 2, n°2, 2019.. Dans un contexte régional, notamment au Moyen-Orient, prioriser une approche centrée sur la sécurité a été perçu comme un changement positif, mais difficile à faire accepter à certains ÉtatsEmily B. Landau et Shimon Stein, « New US initiative: Creating an Environment for Nuclear Disarmament (CEND) », INSS Insight No. 1177, 13 juin 2019..
Sans surprise, CEND peut, jusqu’à maintenant, avoir souffert de son association avec l’administration Trump et de son lancement par des officiels dont il était légitimement permis de douter de leur engagement réel en faveur du désarmement étant donné des déclarations parallèles sur l’importance de la dissuasion nucléaireSharon Squassoni, Trump Appointee Wants ‘Arms Control for Adults.’ Experts Couldn’t Agree More, Bulletin of the Atomic Scientists, 2 mars 2020.. Il sera donc utile d’observer la manière dont l’administration Biden s’approprie cette initiative et dont l’ensemble des participants réussissent à insuffler suffisamment de substance pour conserver une forme de mobilisation et d’intérêt tout en évitant de reproduire les blocages politiques qui paralysent d’autres forums consacrés à ces thématiquesPauline Lévy, « TNP 2020. Comment analyser l’initiative américaine sur la « Création d’un Environnement pour le Désarmement Nucléaire » (CEND) ? », Note de recherche n° 93, IRSEM, 2020.. De ce point de vue, un certain degré de scepticisme semble prévaloir« The Trump administration and nuclear weapons », vol. 25, Strategic Comments n°15, IISS, mai 2019..
« Créer un environnement pour le désarmement nucléaire » : une initiative durable ?
Bulletin n°82, décembre 2020