La réduction des risques stratégiques au regard de la guerre en Ukraine
Observatoire de la dissuasion n°99
Benjamin Hautecouverture,
juillet 2022
Pour l’essentiel, l’examen de la réduction des risques stratégiques (RRS) se concentre sur les erreurs de perception et de calcul qui peuvent conduire à une escalade involontaire ou à une escalade accidentelle, en cas de crise régionale entre adversaires dotés de l’arme nucléaire. Le risque d’escalade involontaire peut notamment relever d’erreurs de perception ou d’erreurs de communication. Le risque d’escalade accidentelle peut relever d’une défaillance technique, telle qu’une erreur de ciblage, par exemple. Dans la plupart des cas en outre, les mesures préconisées pour réduire le risque stratégique sont normatives et se traduisent par une transparence accrue. Le « Nuclear Risk Reduction Package »« A Nuclear Risk Reduction Package, Working paper by the Stockholm Initiative, supported by Argentina, Belgium, Canada, Denmark, Ethiopia, Finland, Germany, Iceland, Indonesia, Japan, Jordan, Kazakhstan, Luxembourg, the Netherlands, New Zealand, Norway, South Korea, Spain, Sweden and Switzerland », 11 mai 2021. présenté en 2021 par l’Initiative de StockholmLancée en juin 2019 par la Suède, l’Initiative de Stockholm vise à impulser le désarmement nucléaire en s’attachant à des mesures jugées réalistes, à rapprocher les États dotés d’armes nucléaires (EDAN) et les États non dotés (ENDAN) au sens du TNP, à fournir des recommandations opératoires (les « stepping stones » adoptés à la rencontre de Berlin de février 2020), notamment en matière de réduction des risques nucléaires. Elle regroupe 16 ENDAN. Voir, par exemple, Emmanuelle Maitre, « L’Initiative de Stockholm : nouveau forum prééminent de réflexion en matière de désarmement ? », Bulletin n° 93, Observatoire de la dissuasion, FRS, décembre 2021. (et soutenu par 20 États) est emblématique de cette approche.
Or, la guerre en Ukraine a mis en lumière l’intentionnalité du risque pris comme l’intentionnalité de l’escalade orchestrée par le pouvoir russe. Théoriquement, l’escalade volontaire n’est pas oubliée par l’analyse, mais c’est le plus souvent un scénario étudié dans le cas singulier de la décision d’utiliser une arme nucléaire pour pousser l’adversaire à la désescalade, un risque perçu de la réflexion stratégique russe et débattu au cours de la décennie 2010Voir par exemple Ugne Komzaite, Anna Peczeli (lead author), Benjamin Silverstein, Skyler Stokes, Workshop Summary – Nuclear Risk Reduction in an Era of Major Power Rivalry, Center for Global Security Research Livermore, California, 19 mars 2020. aux États-Unis. Ajoutons que l’utilisation de la force de dissuasion nucléaire à des fins coercitives dans le conflit en Ukraine a remis en question l’intégrité comme la valeur des engagements pris par la Russie à Paris à l’issue de la présidence française du P5 en janvier 2022Déclaration conjointe des chefs d’État et de Gouvernement de la République populaire de Chine, des États-Unis d’Amérique, de la République française, du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et de la Fédération de Russie pour prévenir la guerre nucléaire et éviter les courses aux armements, 3 janvier 2022..
Est-il nécessaire de repenser la RRS ? Convient-il de développer de nouveaux outils qui prennent en compte le précédent ukrainien ? Cette question anime un débat entre experts depuis lorsVoir par exemple Heather Williams, « What we got wrong about nuclear risk reduction », The Hill, 23 mai 2022., même si ce débat est assez sommaire à ce jour. Il est souhaitable que la dixième conférence d’examen du TNP cet été 2022 à New York soit l’occasion d’échanges plus substantiels. Notamment, l’enjeu pour les autres pays membres du P5 n’est pas seulement de dépasser un embarras collectif en trouvant le moyen de progresser au plan diplomatique en dépit de l’encombrante partie russe du groupe, mais surtout de se poser la question du sens même de la discipline au moment où la Russie semble faire le choix d’augmenter le risque stratégique dans son rapport avec ses adversaires.
Naturellement, une partie de la réponse à cette question dépend de la définition de la RRS, qui est adoptée. L’on sait que c’est un enjeu politique de longue date, dans le cadre du cycle d’examen du TNP notamment, puisque la RRS a pu être et continue d’être considérée par certains États non dotés de l’arme nucléaire (ENDAN) comme un moyen de relancer une dynamique de désarmement entre États dotés (EDAN)« Les précédentes conférences d'examen du TNP ont convenu par consensus de divers éléments pertinents pour la réduction du risque nucléaire, par exemple dans le cadre du plan d'action en 64 points, dont l'action 5i, adopté lors de la conférence d'examen du TNP de 2010. La mise en œuvre de ces engagements doit bénéficier d'une plus grande priorité, d'autant plus que la réduction des risques fait partie du désarmement nucléaire et peut le faire progresser. » In A Nuclear Risk Reduction Package, op. cit. (traduction).. À cet égard, la conduite des hostilités russes contre l’Ukraine depuis février 2022 va probablement resserrer davantage encore la compréhension de la RRS sur un champ de solutions technico-opérationnelles visant à garantir la crédibilité de la dissuasion. Par exemple, l’idée souvent défendue selon laquelle réduire le rôle des armes nucléaires dans les relations entre États comme dans les doctrines militaires des États possesseurs est une mesure utile de réduction des risquesVoir par exemple, Petr Topychkanov, « Taking Forward the Dialogue on Nuclear Risk Reduction », Journal for peace and nuclear disarmament, 2021, Vol. 4, n° 51, pp. 157-162. devrait, au moins à court terme, perdre de sa pertinence dans le débat. Une chose est certaine : la nécessité d’une dissuasion élargie sans faille entre alliés en Europe sera la condition sine qua non de toute initiative en matière de RRS à l’avenir si l’on veut que la discipline continue d’intéresser comme méthode pour produire des effets réels aux plans politique et stratégique. Or, si une définition étroite de la RRS est privilégiéeAu sens le plus étroit du terme, la RRS désigne les mesures prises pour limiter le risque d’emploi d’armes nucléaires entre États possesseurs (EDAN + Israël, Inde, Pakistan, RPDC)., il peut être défendu que le déroulement de la guerre en Ukraine tient compte des risques majeurs d’escalade. Force est en effet de constater que ces risques ont été pour le moment à peu près prévenus. À ce titre, le cas ukrainien semble illustrer la validité d’une approche RRS orthodoxe, et non la nécessité d’en repenser le principe. Un paradoxe apparent de ce dernier est qu’une dissuasion fonctionnelle repose sur la menace d’emploi de l’arme nucléaire dont la crédibilité est inversement proportionnelle au risque nucléaire encouru.
Cela étant dit, il est possible que le conflit rompe l’élan imprimé depuis quelques années à l’approche RRS. Cette rupture doit aider à reconnaître que la RRS ne mobilise pas tous les pays, notamment ceux qui refusent par principe de s’empêcher de menacer des adversaires avérés ou potentiels, ou bien ceux qui perçoivent les mesures de transparence prises dans des environnements stratégiques instables comme autant de risques à venir pour leur sécurité. De plus, certains risques stratégiques sont le résultat d’une ambiguïté délibérée : l’instabilité en temps de crise, par exemple, peut-être un objectif recherché. Rappelons enfin que si la RRS semble être admise par les pays du P3 et une partie importante des démocraties libérales comme une modalité minimale mais utile, de l’arms control, l’ambition de réduire le risque n'est pas admise par principe en Russie. L’on y craint en particulier que trop de transparence et de prévisibilité ne détournent la dynamique compétitive vers d'autres domaines, le danger perçu étant qu’une telle dynamique reportée sur les capacités stratégiques conventionnelles ne rompe l'équilibre au désavantage de la partie russe. Plusieurs années durant, l’OTAN a tâché de promouvoir un ordre du jour ambitieux en matière de RRS au Conseil OTAN‑Russie sans obtenir de succès véritable.
À l’inverse, l’événement historique que constitue la guerre en Ukraine n’invalide pas toute la réflexion, ni tous les espoirs mis dans la RRS depuis plusieurs années. Par exemple, l’initiative consistant à créer un nouveau groupe de travail sur la gestion de crise et la RRS au sein du processus P5, qui avait notamment nourri les travaux de la Fondation pour la Recherche Stratégique et de l’European Leadership Network en 2021« Ce document de travail appelle à un processus de dialogue soutenu, ouvert et de haut niveau entre les P5 sur la réduction des risques stratégiques, sous la forme d'un groupe de travail. L'objectif de ce processus de dialogue est non seulement de parvenir à une compréhension commune des risques « stratégiques » par le P5, mais aussi d'adopter un programme de travail pour atténuer ces risques par des mesures substantielles au cours du onzième cycle d'examen du TNP. » In ELN, FRS, Working paper on strategic risk reduction, janvier 2022, p. 2 (traduction)., restera valable dès le lancement du prochain cycle d’examen quinquennal du TNP. Également utile reste par exemple la conduite unilatérale d’actions techniques visant à réduire les risques d’accidents et les risques qui pèsent sur les systèmes eux-mêmes : renforcement de la capacité de survie des moyens de commandement, contrôle et communication nucléaires (NC3), durcissement des systèmes de détection et d’alerte, préparation aux alertes erronées d’attaques imminentes, ou prévention des défauts de maintenance (sûreté nucléaire), par exemple.
Les enseignements du cas ukrainien en cours devront continuer d’être tirés dans les mois à venir. Une nécessité de nature méthodologique, se faisant : si les formats officiels de dialogue et de négociation continuent de se raréfier, ce qui est probable, le corollaire veut que la communication informelle entre communautés stratégiques s’accroisse en raison inverse. Multiplier les chances de partager des perceptions, approches, positions et décisions avec la clarté requise permettra de sélectionner ce qui, en matière de RRS, peut encore fonctionner et dans quelles conditions.
La réduction des risques stratégiques au regard de la guerre en Ukraine
Bulletin n°99, juin 2022