Forces stratégiques russes terrestres : phase finale de la modernisation
Observatoire de la dissuasion n°99
Emmanuelle Maitre,
juillet 2022
Le 20 avril 2022, l’essai en vol de l’ICBM lourd RS‑28 Sarmat (SS‑X‑30 ou SS‑29 Satan 2) a été largement commenté dans la presse. Décrite comme une arme apocalyptique par les uns, par la démonstration de la capacité russe à surmonter tout type de défense par les autres, le Sarmat ne représente en réalité pas une évolution radicale. Il s’agit d’un modèle d’ICBM lourd mirvé à propulsion liquide qui remplacera le R‑36/RS‑20 Voyevoda (RS‑SS‑18 Satan) soviétique aux caractéristiques similaires. Ses caractéristiques devraient en accroître la performance à la marge. Vladimir Poutine a insisté sur la portée « quasi-illimitée » du missileVladimir Poutine, « Presidential Address to the Federal Assembly », Kremlin.ru, 1er mars 2018. « Sarmat will replace the Voevoda system made in the USSR. Its immense power was universally recognized. Our foreign colleagues even gave it a fairly threatening name. That said, the capabilities of the Sarmat missile are much higher. Weighing over 200 tonnes, it has a short boost phase, which makes it more difficult to intercept for missile defence systems. The range of the new heavy missile, the number and power of its combat blocs is bigger than Voevoda’s. Sarmat will be equipped with a broad range of powerful nuclear warheads, including hypersonic, and the most modern means of evading missile defence. The high degree of protection of missile launchers and significant energy capabilities the system offers will make it possible to use it in any conditions ». Vidéo et inforgraphie présentée le 1er mars concernant le Sarmat : youtube.gov, et sur sa capacité à éluder toute défense grâce à une phase de propulsion réduite et une capacité à faire le tour du globe par le pôle sud. Enfin, le Sarmat devrait être couplé au planeur hypersonique Avangard pour encore une fois augmenter les chances d’atteindre la cibleEmmanuelle Maitre, « Avangard : de nouvelles capacités pour la dissuasion stratégique russe ? », Bulletin n°62, Observatoire de la Dissuasion, février 2019..
Le programme Sarmat, régulièrement mentionné au plus haut niveau politique, a connu un certain retard avec les premiers essais d’éjection intervenus en décembre 2017 puis en mars et mai 2018, soit deux ans plus tard qu’annoncé initialementEmmanuelle Maitre, « Le Sarmat : vitrine du renouvellement des forces nucléaires russes », Bulletin n°53, Observatoire de la Dissuasion, avril 2018.. L’entrée en service, prévue en 2018, a été décalée à 2022-2023Mark Trevelyan, « Russia to deploy Sarmat missiles by autumn in 'historic' nuclear upgrade », Reuters, 23 avril 2022. au plus tôt avec le 302e régiment de missile de la base d’Uzhur a priori désigné pour recevoir le premier lot de missiles dans l’année qui vient. En effet, des travaux substantiels ont été repérés sur la base à partir d’analyse d’images satellitairesTimothy Wright, « Russia’s new strategic nuclear weapons: a technical analysis and assessment », Analysis, IISS, 16 juin 2022..
L’entrée en service prochaine du Sarmat marque un jalon de la modernisation des forces stratégiques terrestres russes. Depuis le début des années 2000, les forces stratégiques russes ont entamé ce processus de remplacement des ICBM datant de l’ère soviétique par des systèmes plus récents, en particulier le RS‑24 Yars (SS‑27 Mod 2), un ICBM mirvé à propulsion solide pouvant être déployé en silo ou sur TEL.
L’analyse des ICBM déployés par la Russie aujourd’hui sur ses différentes bases d’ICBM permet de constater que la plupart des régiments ont connu la modernisation de leur système d’armes sur ces dix dernières années, avec le déploiement du RS‑14 Yars (SS‑27 Mod 2) sur 21 bases pendant cette période. En conséquence, le RS‑12M Topol (SS‑25) est quasiment retiré du service, avec des systèmes qui pourraient aujourd’hui ne subsister que pour renforcer le système de transmissionHans Kristensen et Matt Korda, « Nuclear Notebook: How many nuclear weapons does Russia have in 2022? », Nuclear Notebook, Bulletin of the Atomic Scientists, 23 février 2022..
Localisations des régiments d’ICBM russes et systèmes associésHans Kristensen et Matt Korda.
Evolution du volume d’armes stratégiques russes – données New Start. Crédits : Département d’Etat, 2022 |
Il est intéressant de noter que la modernisation des armes nucléaires stratégiques terrestres russes reflète à la fois la mise en œuvre, parfois retardée, d’un programme de long terme, mais également des adaptations aux évolutions de l’environnement stratégique. Ainsi, le remplacement des ICBMs de l’ère soviétique se poursuit de manière régulière depuis 1997, avec comme conséquence le déploiement de systèmes pouvant potentiellement emporter moins de têtes, mais favorisant les systèmes mobiles. La première phase a consisté en l’introduction du RT‑2PM2 Topol-M, à tête unique, en version mobile et en silo, de 1997 à 2013. À partir de 2010, la version mirvée est déployée également, initialement sur la base de TeykovoHans Kristensen, « Russian ICBM Force Modernization: Arms Control Please! », Strategic Security, FAS, 7 mai 2014.. En revanche, on peut noter qu’alors que jusqu’en 2010, il était prévu que le retrait des ICBM anciens coïncide avec une rationalisation des bases d’ICBM et la fermeture de certains sites (Vypolzovo, Yoshkar-Ola et Barnaul à tout le moins), ces bases sont finalement restées ouvertes et ont vu leurs systèmes d’armes modernisés ce qui semble indiquer que la fermeture n’est plus à l’ordre du jourPavel Podvig, Liquidation of missile divisions, Russian strategic nuclear forces, 19 novembre 2008..
Dans ce contexte, il faut également noter que la modernisation des forces terrestres russes continue de se faire dans le cadre du Traité New Start, dont les plafonds resteront juridiquement contraignants jusqu’à 2026« New START Treaty Aggregate Numbers of Strategic Offensive Arms », Fact Sheet, State Department, 1er mars 2022.. Il est pour l’instant impossible d’anticiper dans quelle mesure la Russie pourrait entreprendre de dépasser ces plafonds via le déploiement de systèmes terrestres, étant donné le manque d’information sur le système de production dans son ensemble. Néanmoins, l’augmentation progressive du nombre de systèmes et de têtes déployées n’est pas à exclure, en particulier si les perspectives d’entrée en vigueur d’un traité successeur au New Start demeurent faibles dans le moyen terme.
ICBM terrestres en service en Russie en 2022
Forces stratégiques russes terrestres : phase finale de la modernisation
Bulletin n°99, juin 2022