Armes nucléaires et opinions publiques

Observatoire de la dissuasion n°99
juillet 2022

Deux articles récents se sont intéressés à la manière dont une frappe nucléaire serait perçue du côté des opinions publiques. Tout d’abord Doreen Horschig, chercheuse post-doctorante au MIT et bénéficiaire de la bourse Stanton sur la sécurité nucléaire, s’est penchée sur le cas d’IsraëlDoreen Horschig, Israeli Public Opinion on the Use of Nuclear Weapons: Lessons from Terror Management Theory, Journal of Global Security Studies, vol. 7, n°2, 2022.. Son travail s’appuie sur une revue de la littérature, qui permet de constater que si dans les années 1990-2000, de nombreux travaux ont mis en lumière l’existence d’un « tabou » ou d’une « tradition » de non-utilisation de l’arme nucléaire, des recherches plus récentes ont contesté cette analyse. Parmi les facteurs pouvant justifier, aux yeux du grand public, l’utilisation d’une arme nucléaire, figurent des raisonnements basés sur l’analyse des causes et des conséquences de nature rationnelle. Plus récemment, d’autres auteurs ont également exploré les considérations psychologiques pouvant influer sur la perception des personnes interrogées. C’est notamment le cas d’une étude comparative récente sur les publics français, britannique, américain et israélien ayant démontré un plus fort soutien des Israéliens pour un recours à l’arme nucléaire. L’auteur souhaite renouveler ce champ d’étude en utilisant le cadre théorique de la « théorie de la gestion de la peur »tirée de la psychologie sociale. Selon cette théorie, les humains ont une peur existentielle de la mort, qu’ils cherchent à atténuer en créant un univers culturel partagé. Si l’on rappelle à un public donné l’inévitabilité de sa propre mort, on stimule un instinct de survie qui tend à le conduire à vouloir protéger ou défendre son système de valeurs partagées, et en particulier contre les individus qui contestent ce système de valeurs. Selon l’hypothèse de Doreen Horschig, cela peut conduire à un plus fort soutien pour l’utilisation d’armes nucléaires en cas de sentiment de menace. En effet, ces armes radicales peuvent être perçues (à tort ou à raison) comme le moyen le plus rapide, puissant et direct de supprimer une menace existentielle.

Le sondage ayant conforté cette hypothèse a été réalisé sur un échantillon relativement représentatif d’environ 1000 Israéliens (juifs et arabes). Il a mis en lumière la pertinence de l’hypothèse basée sur la théorie de la terreur en montrant une plus grande propension du groupe ayant subi un rappel de sa condition mortelle au préalable à soutenir l’utilisation d’une arme nucléaire. L’étude montre que les personnes se décrivant comme conservatrices ont plus de chance de soutenir une frappe nucléaire. En revanche, l’analyse conséquentialiste sur les effets de la frappe ou sa moralité joue peu de rôle sur la décision prise. Doreen Horschig note la pertinence mais aussi la spécificité du cas d’Israël en raison de l’intérêt de la population pour les questions de politique étrangère et de sécurité, mais aussi du fait que l’acquisition par l’Iran d’une capacité nucléaire serait perçue par de nombreux Israéliens comme une menace existentielle.

Pour l’auteur, cette nouvelle approche illustre le fait que le tabou nucléaire puisse être plus fragile qu’escompté, et que le public israélien en particulier ne peut être considéré comme un rempart contre un usage inconsidéré de l’arme nucléaire.

La seconde étude porte sur l’Asie et s’intéresse aux potentielles réponses des États-Unis, de la Corée du Sud et du Japon à une crise nucléaire sur la péninsule coréenne avec des résultats plutôt inverses dans un contexte très différentDavid M. Allison, Stephen Herzog et Jiyoung Ko, « Under the Umbrella: Nuclear Crises, Extended Deterrence, and Public Opinion », Journal of Conflict Resolution, 2022.. Là-encore, les auteurs notent en introduction l’évolution de la littérature sur la question qui a remis en question la solidité du « tabou » mais soulignent que l’hypothèse d’une crise nucléaire sur la péninsule coréenne n’a pas encore été étudiée avec attention. À leurs yeux, le fait que Pyongyang réponde très probablement à une frappe nucléaire par une riposte nucléaire modifie largement l’équation, ce qui se traduit dans leur hypothèse par une moindre appétence des opinions publiques à soutenir une frappe nucléaire contre la Corée du Nord que ce soit en Corée du Sud, au Japon ou aux États-Unis. Cette hypothèse est notamment importante pour estimer la crédibilité de la dissuasion élargie américaine, avec des facteurs qui pourraient accroître le soutien du public pour une réponse nucléaire, comme la présence de victimes américaines (théorie du tripwire). L’objectif de l’étude est de voir dans quelle mesure certaines conditions liées à la crise peuvent accroître le soutien du public pour l’utilisation d’armes nucléaires. Le sondage servant de base à l’étude a été réalisé en août 2018 sur un panel de 6 623 Américains, Japonais et Sud-coréens considérés comme représentatifs. Les sondés ont reçu un message d’alerte les informant d’une attaque nord-coréenne, ayant, selon les groupes, eu lieu avec des missiles armés de têtes nucléaires ou conventionnelles, à Busan ou à Nagoya, et faisant des victimes américaines ou non. Enfin, certains groupes ont été informés du risque de riposte nucléaire nord-coréenne en cas de frappe nucléaire américaine. À partir de ces informations, les sondés pouvaient choisir et justifier plusieurs réponses possibles, parmi lesquelles ne rien faire, condamner verbalement Pyongyang, imposer des sanctions sur le pays, lancer une frappe conventionnelle sur la Corée du Nord, organiser une invasion du pays ou lancer une frappe nucléaire.

Le résultat du sondage permet de constater que dans l’ensemble des scénarios considérés, le soutien pour une frappe nucléaire est faible, compris entre 6.7% et 27.2%, alors que la plupart des sondés se prononcent en faveur d’une réponse de nature militaire conventionnelle. La principale motivation des sondés favorables à une réponse nucléaire est de supprimer l’arsenal nucléaire nord-coréen. Ces résultats montrent un soutien plus faible du public américain en particulier à une option nucléaire que les résultats trouvés par des études antérieures. Ceci s’explique pour les auteurs par le fait que les travaux antérieurs portaient sur un scénario de frappe nucléaire sur des cibles telles qu’un site de production d’ADM d’Al-Qaeda, avec un faible risque de représailles nucléaires. Parmi les hypothèses testées par le sondage, l’étude semble montrer que le public japonais est très réticent à soutenir une riposte militaire si l’attaque a eu lieu en Corée du Sud et vice-versa. Elle montre en revanche que le fait que l’attaque ait fait des victimes américaines n’augmente pas profondément le soutien américain pour une riposte nucléaire mais modifie les motivations fournies en texte libre avec notamment la notion de vengeance ou punition étant plus souvent mentionnée. Comme dans le cas d’Israël, des facteurs démographiques peuvent conduire à un soutien plus fréquent pour une frappe nucléaire, notamment le vote en faveur du parti Républicain aux États-Unis. Il est également intéressant de noter que la plupart des Américains et Sud-coréens refusent l’emploi d’armes nucléaires pour éviter une escalade nucléaire (60% et 59%) alors que les Japonais répondent en majorité (58%) qu’aucun État ne devrait jamais utiliser d’armes nucléaires.

Les auteurs notent en conclusion deux éléments à prendre en compte en matière de dissuasion élargie, à savoir les divergences entre les trois pays et en particulier ce qui peut être interprété comme un manque de solidarité entre le public japonais et sud-coréen en cas d’attaque sur le territoire de l’autre pays. Ils notent également la difficulté à établir l’efficacité de la logique du « tripwire », en tout cas dans les réponses suggérées par les répondants américains en cas d’attaque faisant des victimes américaines.

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Armes nucléaires et opinions publiques

Bulletin n°99, juin 2022



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